Le Juif Errant

| 10.05 - Les rencontres.

 

 

 

À la vue de Dagobert et d’Agricol, la Mayeux était restée stupéfaite à quelques pas de la porte du couvent.
 
Le soldat n’apercevait pas encore l’ouvrière ; il s’avançait rapidement, suivant Rabat-Joie, qui, bien que maigre, efflanqué, hérissé, crotté, semblait frétiller de plaisir, et tournait de temps à autre sa tête intelligente vers son maître, auprès duquel il était retourné après avoir caressé la Mayeux.
 
– Oui, oui, je t’entends, mon pauvre vieux, disait le soldat avec émotion ; tu es plus fidèle que moi… toi, tu ne les as pas abandonnées une minute, mes chères enfants ; tu les as suivies ; tu auras attendu jour et nuit, sans manger… à la porte de la maison où on les a conduites, et, à la fin, lassé de ne pas les voir sortir… tu es accouru au logis me chercher… Oui, pendant que je me désespérais comme un fou furieux… tu faisais ce que j’aurais dû faire… tu découvrais leur retraite… Qu’est-ce que cela prouve ? que les bêtes valent mieux que les hommes ! C’est connu… Enfin… je vais les revoir… Quand je pense que c’est demain le 13, et que sans toi, mon vieux Rabat-Joie… tout était perdu… j’en ai le frisson… Ah ça, arriverons-nous bientôt ?… Quel quartier désert !… et la nuit approche.
 
Dagobert avait tenu ce discours à Rabat-Joie tout en marchant et en tenant les yeux fixés sur son brave chien, qui marchait d’un bon pas… Tout à coup, voyant le fidèle animal le quitter en bondissant, il leva la tête et aperçut à quelques pas de lui Rabat-Joie faisant de nouveau fête à la Mayeux et à Agricol, qui venaient de se rejoindre à quelques pas de la porte du couvent.
 
– La Mayeux ! s’étaient écriés le père et le fils à la vue de la jeune ouvrière en s’approchant d’elle et la regardant avec une surprise profonde.
 
– Bon espoir ! monsieur Dagobert, dit-elle avec une joie impossible à rendre, Rose et Blanche sont retrouvées…
 
Puis se retournant vers le forgeron :
 
– Bon espoir, Agricol ! Mlle de Cardoville n’est pas folle… Je viens de la voir…
 
– Elle n’est pas folle ?… Quel bonheur ! dit le forgeron.
 
– Les enfants !!! s’écria Dagobert en prenant dans ses mains tremblantes d’émotion les mains de la Mayeux… vous les avez vues ?
 
– Oui, tout à l’heure… bien tristes… bien désolées… mais je n’ai pu leur parler.
 
– Ah ! dit Dagobert en s’arrêtant comme suffoqué par cette nouvelle, et portant ses deux mains à sa poitrine, je n’aurais jamais cru que mon vieux cœur pût battre si fort. Et pourtant… grâce à mon chien, je m’attendais presque à ce qui arrive… mais c’est égal… j’ai… comme un éblouissement de joie…
 
– Brave père, tu vois, la journée est bonne, dit Agricol en regardant l’ouvrière avec reconnaissance.
 
– Embrassez-moi, ma digne et chère fille, ajouta le soldat en serrant la Mayeux dans ses bras avec effusion.
 
Puis, dévoré d’impatience, il ajouta :
 
– Allons vite chercher les enfants.
 
– Ah ! ma bonne Mayeux, dit Agricol tout ému, tu rends le repos, peut-être la vie à mon père… Et Mlle de Cardoville… comment sais-tu ?…
 
– Un bien grand hasard… Et toi-même… comment te trouves-tu là ?
 
– Rabat-Joie s’arrête et il aboie !… s’écria Dagobert qui avait déjà fait quelques pas précipitamment.
 
En effet, le chien, aussi impatient que son maître de revoir les orphelines, mais mieux instruit que lui sur le lieu de leur retraite, était allé se poster à la porte du couvent, d’où il se mit à aboyer afin d’attirer l’attention de Dagobert. Celui-ci comprit son chien, et dit à la Mayeux, en lui faisant un geste indicatif :
 
– Les enfants sont là ?
 
– Oui, monsieur Dagobert.
 
– J’en étais sûr… Brave chien !… Oui ! oui, les bêtes valent mieux que les hommes ; sauf vous, ma bonne Mayeux, qui valez mieux que les hommes et les bêtes… Enfin… ces pauvres petites… je vais les voir… les avoir…
 
Ce disant, Dagobert, malgré son âge, se mit à courir pour rejoindre Rabat-Joie.
 
– Agricol ! s’écria la Mayeux, empêche ton père de frapper à cette porte… il perdrait tout !
 
En deux bonds le forgeron atteignit son père. Celui-ci allait mettre la main sur le marteau de la porte.
 
– Mon père, ne frappe pas, s’écria le forgeron en saisissant le bras de Dagobert.
 
– Que diable me dis-tu là ?…
 
– La Mayeux dit qu’en frappant vous perdriez tout.
 
– Comment ?…
 
– Elle va vous expliquer.
 
En effet, la Mayeux, moins alerte qu’Agricol, arriva bientôt, et dit au soldat :
 
– Monsieur Dagobert, ne restons pas devant cette porte ; on pourrait l’ouvrir, nous voir ; cela donnerait des soupçons ; suivons plutôt le mur…
 
– Des soupçons ! dit le vétéran tout surpris, mais sans s’éloigner de la porte, quels soupçons ?
 
– Je vous en conjure… ne restez pas là… dit la Mayeux avec tant d’instance, qu’Agricol, se joignant à elle, dit à son père :
 
– Mon père… puisque la Mayeux dit cela… c’est qu’elle a ses raisons ; écoutons-la… Le boulevard de l’Hôpital est à deux pas, il n’y passe personne ; nous pourrons parler sans être interrompus.
 
– Que le diable m’emporte si je comprends un mot à tout ceci ! s’écria Dagobert, mais toujours sans quitter la porte. Ces enfants sont là, je les prends, je les emmène… c’est l’affaire de dix minutes.
 
– Oh ! ne croyez pas cela… monsieur Dagobert, dit la Mayeux, c’est bien plus difficile que vous ne pensez… Mais venez… venez. Entendez-vous ? on parle dans la cour.
 
En effet, on entendit un bruit de voix assez élevé.
 
– Viens… viens, mon père… dit Agricol en entraînant le soldat presque malgré lui.
 
Rabat-Joie, paraissant très surpris de ces hésitations, aboya deux ou trois fois, sans abandonner son poste, comme pour protester contre cette humiliante retraite ; mais, à un appel de Dagobert, il se hâta de rejoindre le corps d’armée.
 
Il était alors cinq heures du soir, il faisait grand vent ; d’épaisses nuées grises et pluvieuses couraient sur le ciel. Nous l’avons dit, le boulevard de l’Hôpital, qui limitait à cet endroit le jardin du couvent n’était presque pas fréquenté. Dagobert, Agricol et la Mayeux purent donc tenir solitairement conseil dans cet endroit écarté.
 
Le soldat ne dissimulait pas la violente impatience que lui causaient ces tempéraments : aussi, à peine l’angle de la rue fut-il tourné, qu’il dit à la Mayeux :
 
– Voyons, ma fille, expliquez-vous… je suis sur des charbons ardents.
 
– La maison où sont renfermées les filles du maréchal Simon… est un couvent… monsieur Dagobert.
 
– Un couvent ! s’écria le soldat, je devrais m’en douter.
 
Puis il ajouta :
 
– Eh bien, après ! j’irai les chercher dans un couvent comme ailleurs. Une fois n’est pas coutume.
 
– Mais, monsieur Dagobert, elles sont enfermées là contre leur gré, contre le vôtre ; on ne vous les rendra pas.
 
– On me les rendra pas ! ah ! mordieu, nous allons voir ça !…
 
Et il fit un pas vers la rue.
 
– Mon père, dit Agricol en le retenant, un moment de patience, écoutez la Mayeux.
 
– Je n’écoute rien… Comment ! ces enfants sont là… à deux pas de moi… je le sais… et je ne les aurais pas, de gré ou de force, à l’instant même ? ah ! pardieu ! ce serait curieux ! laissez-moi.
 
– Monsieur Dagobert, je vous en supplie, écoutez-moi, dit la Mayeux en prenant l’autre main de Dagobert, il y a un autre moyen d’avoir ces pauvres demoiselles, et cela, sans violence : Mlle de Cardoville me l’a bien dit, la violence perdrait tout…
 
– S’il y a un autre moyen… à la bonne heure… vite… voyons le moyen.
 
– Voici une bague que Mlle de Cardoville…
 
– Qu’est-ce que c’est que Mlle de Cardoville ?
 
– Mon père, c’est une jeune personne remplie de générosité qui voulait être ma caution… et à qui j’ai des choses si importantes à dire…
 
– Bon, bon, reprit Dagobert, tout à l’heure nous parlerons de cela… Eh bien, ma bonne Mayeux, cette bague ?
 
– Vous allez la prendre, monsieur Dagobert, vous irez trouver M. le comte de Montbron, place Vendôme, numéro 7. C’est un homme, à ce qu’il paraît, très puissant ; il est ami de Mlle de Cardoville, cette bague lui prouvera que vous venez de sa part. Vous lui direz qu’elle est retenue comme folle dans une maison de santé voisine de ce couvent, et que dans ce couvent sont renfermées, contre leur gré, les filles du maréchal Simon.
 
– Bien… ensuite… ensuite ?
 
– Alors M. le comte de Montbron fera, auprès des personnes haut placées, les démarches nécessaires pour faire rendre la liberté à Mlle de Cardoville et aux filles du général Simon, et peut-être… demain ou après-demain…
 
– Demain ou après-demain ! s’écria Dagobert, peut-être !! mais c’est aujourd’hui, à l’instant, qu’il me les faut… Après-demain… et peut-être encore… il serait bien temps… Merci toujours, ma bonne Mayeux ; mais gardez votre bague… J’aime mieux faire mes affaires moi-même… Attends-moi là, mon garçon.
 
– Mon père… que voulez-vous faire ?… s’écria Agricol en retenant encore le soldat, c’est un couvent… pensez donc !
 
– Tu n’es qu’un conscrit ; je connais ma théorie du couvent sur le bout de mon doigt. En Espagne, je l’ai pratiquée cent fois… Voilà ce qui va arriver… je frappe, une tourière ouvre ; elle me demande ce que je veux, je ne réponds pas ; elle veut m’arrêter, je passe : une fois dans le couvent, j’appelle mes enfants de toutes mes forces, en le parcourant du haut en bas.
 
– Mais, monsieur Dagobert, les religieuses ! dit la Mayeux en tâchant de retenir Dagobert.
 
– Les religieuses se mettent à mes trousses et me poursuivent en criant comme des pies dénichées ; je connais ça. À Séville, j’ai été repêcher de la sorte une Andalouse que des béguines retenaient de force. Je les laisse crier, je parcours donc le couvent en appelant Rose et Blanche… Elles m’entendent, me répondent ; elles sont enfermées, je prends la première chose venue et j’enfonce leur porte.
 
– Mais, monsieur Dagobert, les religieuses… les religieuses !
 
– Les religieuses avec leurs cris ne m’empêchent pas d’enfoncer la porte, de prendre mes enfants dans mes bras et de filer : si on a refermé la porte du dehors, second enfoncement… Ainsi, ajouta Dagobert en se dégageant des mains de la Mayeux, attendez-moi là ; dans dix minutes je suis ici… Va toujours chercher un fiacre, mon garçon.
 
Plus calme que Dagobert, et surtout plus instruit que lui en matière de Code pénal, Agricol fut effrayé des conséquences que pouvait avoir l’étrange façon de procéder du vétéran. Aussi, se jetant au-devant de lui, il s’écria :
 
– Je t’en supplie, un mot encore…
 
– Mordieu, voyons, dépêche-toi.
 
– Si tu veux pénétrer de force dans le couvent, tu perds tout !
 
– Comment ?
 
– D’abord, monsieur Dagobert, dit la Mayeux, il y a des hommes dans le couvent… En sortant, tout à l’heure, j’ai vu le portier qui chargeait son fusil, le jardinier parlait d’une faux aiguisée et de rondes qu’ils faisaient la nuit…
 
– Je me moque pas mal d’un fusil de portier et de la faux d’un jardinier !
 
– Soit, mon père ; mais, je t’en conjure, écoute-moi un moment encore : tu frappes, n’est-ce pas ? la porte s’ouvre, le portier te demande ce que tu veux…
 
– Je dis que je veux parler à la supérieure… et je file dans le couvent.
 
– Mais, mon Dieu ! monsieur Dagobert, dit la Mayeux, une fois la cour traversée, on arrive à une seconde porte fermée par un guichet ; là une religieuse vient voir qui sonne, et n’ouvre que lorsqu’on lui a dit l’objet de la visite qu’on veut faire.
 
– Je lui répondrai : je veux voir la supérieure.
 
– Alors, mon père, comme tu n’es pas un habitué du couvent, on ira prévenir la supérieure.
 
– Bon, après ?
 
– Après…
 
– Elle vous demandera ce que vous voulez, monsieur Dagobert.
 
– Ce que je veux… mordieu… mes enfants !
 
– Encore une minute de patience, mon père… Tu ne peux douter, d’après les précautions que l’on a prises, que l’on ne veuille retenir là Mlles Simon malgré elles, malgré toi.
 
– Je n’en doute pas… j’en suis sûr… c’est pour arriver là qu’ils ont tourné la tête de ma pauvre femme…
 
– Alors, mon père, la supérieure te répondra qu’elle ne sait pas ce que tu veux dire et que Mlles Simon ne sont pas au couvent.
 
– Et je lui dirai moi, qu’elles y sont ; témoin la Mayeux, témoin Rabat-Joie.
 
– La supérieure te dira qu’elle ne te connaît pas, qu’elle n’a pas d’explications à te donner… et elle refermera le guichet.
 
– Alors, j’enfonce la porte… tu vois bien qu’il faut toujours en arriver là… Laissez-moi… mordieu ! laissez-moi…
 
– Et le portier, à ce bruit, à cette violence, court chercher la garde, on arrive et l’on commence par t’arrêter.
 
– Et vos pauvres enfants… que deviennent-elles alors, monsieur Dagobert ? dit la Mayeux.
 
Le père d’Agricol avait trop de bon sens pour ne pas sentir toute la justesse des observations de son fils et de la Mayeux ; mais il savait bien qu’il fallait qu’à tout prix les orphelines fussent libres avant le lendemain. Cette alternative était terrible, si terrible que, portant ses deux mains à son front brûlant, Dagobert tomba assis sur un banc de pierre, comme anéanti par l’inexorable fatalité de sa position.
 
Agricol et la Mayeux, profondément touchés de ce muet désespoir, échangèrent un triste regard. Le forgeron, s’asseyant à côté du soldat, lui dit :
 
– Mais, mon père, rassure-toi donc… songe à ce que la Mayeux vient de dire… En allant avec cette bague de Mlle de Cardoville chez ce monsieur qui est très influent, tu le vois, ces demoiselles peuvent être libres demain… suppose même, au pis aller, qu’elles ne te soient rendues qu’après-demain…
 
– Tonnerre et sang ! vous voulez donc me rendre fou ? s’écria Dagobert en bondissant sur son banc et en regardant son fils et la Mayeux avec une expression si sauvage, si désespérée, qu’Agricol et l’ouvrière en reculèrent avec autant de surprise que d’inquiétude. Pardon, mes enfants, dit Dagobert en revenant à lui après un long silence, j’ai tort de m’emporter, car nous ne pouvons nous entendre… Ce que vous dites est juste… et pourtant, moi, j’ai raison de parler comme je parle… Écoutez-moi… tu es un honnête homme, Agricol ; vous, une honnête fille, la Mayeux… Ce que je vais dire est pour vous seuls… J’ai amené ces enfants du fond de la Sibérie, savez-vous pourquoi ? Pour qu’elles se trouvent demain matin rue Saint-François… Si elles ne s’y trouvent pas, j’ai trahi le dernier vœu de leur mère mourante.
 
– Rue Saint-François, no 3 ? s’écria Agricol en interrompant son père.
 
– Oui… comment sais-tu ce numéro ? dit Dagobert.
 
– Cette date ne se trouve-t-elle pas sur une médaille en bronze ?
 
– Oui… reprit Dagobert de plus en plus étonné. Qui t’a dit cela ?
 
– Mon père… un instant… s’écria Agricol. Laissez-moi réfléchir… je crois deviner… oui… et toi, ma bonne Mayeux, tu m’as dit que Mlle de Cardoville n’était pas folle…
 
– Non… on la retient malgré elle… dans cette maison, sans la laisser communiquer avec personne… elle a ajouté qu’elle se croyait, ainsi que les filles du maréchal Simon, victime d’une odieuse machination.
 
– Plus de doute ! s’écria le forgeron, je comprends tout maintenant… Mlle de Cardoville a le même intérêt que Mlles Simon à se trouver demain rue Saint-François… et elle l’ignore peut-être.
 
– Comment ?
 
– Encore un mot, ma bonne Mayeux… Mlle de Cardoville t’a-t-elle dit qu’elle avait un intérêt puissant à être libre demain ?
 
– Non… car, en me donnant cette bague pour le comte de Montbron, elle m’a dit : « Grâce à lui, demain ou après-demain, moi et les filles du maréchal Simon nous serons libres… »
 
– Mais explique-toi donc ? dit Dagobert à son fils avec impatience.
 
– Tantôt, reprit le forgeron, lorsque tu es venu me chercher à la prison, mon père, je t’ai dit que j’avais un devoir sacré à remplir et que je te rejoindrais à la maison…
 
– Oui… et j’ai été de mon côté tenter de nouvelles démarches dont je vous parlerai tout à l’heure.
 
– J’ai couru tout de suite au pavillon de la rue de Babylone, ignorant que Mlle de Cardoville fût folle, ou du moins passât pour folle… Un domestique m’ouvre et me dit que cette demoiselle a éprouvé un soudain accès de folie… Tu conçois, mon père, quel coup cela porte… je demande où elle est, et on me répond qu’on n’en sait rien ; je demande si je peux parler à quelqu’un de ses parents. Comme ma blouse n’inspirait pas grande confiance, on me répond qu’il n’y a ici personne de sa famille… J’étais désolé ; une idée me vient… je me dis : elle est folle, son médecin doit savoir où l’on l’a conduite ; si elle est en état de m’entendre, il me conduira auprès d’elle ; sinon à défaut de parents, je parlerai au médecin ; souvent, un médecin, c’est un ami… Je demande donc à ce domestique s’il pourrait m’indiquer le médecin de Mlle de Cardoville. On me donne son adresse sans difficultés : M. le docteur Baleinier, rue Taranne, 12. J’y cours, il était sorti ; mais on me dit chez lui que sur les cinq heures je le trouverais sans doute à sa maison de santé : cette maison est voisine du couvent… voilà pourquoi nous nous sommes rencontrés.
 
– Mais cette médaille… cette médaille, dit Dagobert impatiemment, où l’as-tu vue ?
 
– C’est à propos de cela, et d’autres choses encore, que j’avais écrites à la Mayeux, que je désirerais faire à Mlle de Cardoville des révélations importantes.
 
– Et ces révélations ?
 
– Voici mon père : j’étais allé chez elle le jour de votre départ, pour la prier de me fournir une caution : on m’avait suivi ; elle l’apprend par une de ses femmes de chambre ; pour me mettre à l’abri de l’arrestation, elle me fait conduire dans une cachette de son pavillon ; c’était une sorte de petite pièce voûtée qui ne recevait de jour que par un conduit fait comme une cheminée ; au bout de quelques instants j’y voyais très clair. N’ayant rien de mieux à faire qu’à regarder autour de moi, je regarde ; les murs étaient recouverts de boiseries ; l’entrée de cette cachette se composait d’un panneau glissant sur des coulisses de fer, au moyen de contrepoids et d’engrenages compliqués admirablement travaillés ; c’est mon état, ça m’intéressait : je me mets à examiner ces ressorts avec curiosité malgré mes inquiétudes ; je me rendais bien compte de leur jeu, mais il y avait un bouton de cuivre dont je ne pouvais trouver l’emploi : j’avais beau le tirer à moi, à droite, à gauche, rien dans les ressorts ne fonctionnait. Je me dis : ce bouton appartient sans doute à un autre mécanisme, alors l’idée me vient, au lieu de le tirer à moi, de le pousser fortement ; aussitôt j’entends un petit grincement, et je vois tout à coup, au-dessus de l’entrée de la cachette, un panneau de deux pieds carrés s’abaisser de la boiserie comme la tablette d’un secrétaire ; ce panneau était façonné en sorte de boîte ; comme j’avais sans doute poussé le ressort trop brusquement, la secousse fit tomber par terre une petite médaille en bronze avec sa chaîne.
 
– Où tu as vu l’adresse… de la rue Saint-François ! s’écria Dagobert.
 
– Oui, mon père, et, avec cette médaille, était tombée par terre une grande enveloppe cachetée… En la ramassant, j’ai lu pour ainsi dire malgré moi, en grosses lettres : Pour Mlle de Cardoville. Elle doit prendre connaissance de ces papiers à l’instant même où ils lui seront remis. Puis, au-dessous de ces mots, je vois les initiales R. et C., accompagnées d’un parafe et de cette date : Paris, 12 novembre 1830. Je retourne l’enveloppe, je vois, sur deux cachets qui la scellaient, les mêmes initiales R. et C., surmontées d’une couronne.
 
– Et ces cachets étaient intacts ! demanda la Mayeux.
 
– Parfaitement intacts.
 
– Plus de doute, alors ; Mlle de Cardoville ignorait l’existence de ces papiers, dit l’ouvrière.
 
– Ç’a été ma première idée, puisqu’il lui était recommandé d’ouvrir tout de suite cette enveloppe, et que, malgré cette recommandation, qui datait de près de deux ans, les cachets étaient restés intacts.
 
– C’est évident, dit Dagobert ; et alors qu’as-tu fait !
 
– J’ai replacé le tout dans le secret, me promettant d’en prévenir Mlle de Cardoville ; mais, quelques instants après, on est entré dans la cachette, qui avait été découverte ; je n’ai plus revu Mlle de Cardoville : j’ai seulement pu dire à une de ses femmes de chambre quelques mots à double entente sur ma trouvaille, espérant que cela donnerait l’éveil à sa maîtresse… Enfin, aussitôt qu’il m’a été possible de t’écrire, ma bonne Mayeux, je l’ai fait pour te prier d’aller trouver Mlle de Cardoville…
 
– Mais cette médaille… dit Dagobert, est pareille à celle que les filles du général Simon possèdent ; comment cela se fait-il !
 
– Rien de plus simple, mon père… je me le rappelle maintenant, Mlle de Cardoville est leur parente, elle me l’a dit.
 
– Elle… parente de Rose et Blanche !
 
– Oui, sans doute, ajouta la Mayeux ; elle me l’a dit aussi tout à l’heure.
 
– Eh bien, reprit Dagobert en regardant son fils avec angoisse, comprends-tu que je veuille avoir mes enfants aujourd’hui même ! Comprends-tu, ainsi que me l’a dit leur pauvre mère en mourant, qu’un jour de retard peut tout perdre ! Comprends-tu enfin que je ne peux pas me contenter d’un peut-être demain… quand je viens du fond de la Sibérie avec ces enfants… pour les conduire demain rue Saint-François !… Comprends-tu enfin qu’il me les faut aujourd’hui, quand je devrais mettre le feu au couvent !
 
– Mais, mon père, encore une fois, la violence…
 
– Mais, mordieu ! sais-tu ce que le commissaire de police m’a répondu ce matin, quand j’ai été lui renouveler ma plainte contre le confesseur de ta pauvre mère ! « Qu’il n’y a aucune preuve ; que l’on ne pouvait rien faire. »
 
– Mais maintenant il y a des preuves, mon père, ou du moins on sait où sont les jeunes filles… Avec cette certitude on est fort… Sois tranquille. La loi est plus puissante que toutes les supérieures de couvent du monde.
 
– Et le comte de Montbron, à qui Mlle de Cardoville vous prie de vous adresser, dit la Mayeux, n’est-il pas un homme puissant ! Vous lui direz pour quelles raisons il est important que ces demoiselles soient en liberté ce soir, ainsi que Mlle de Cardoville… qui, vous le voyez, a aussi un grand intérêt à être libre demain… Alors, certainement, le comte de Montbron hâtera les démarches de la justice, et ce soir… vos enfants vous seront rendues.
 
– La Mayeux a raison, mon père… Va chez le comte ; moi je cours chez le commissaire lui dire que l’on sait maintenant où sont retenues ces jeunes filles. Toi, ma bonne Mayeux, retourne à la maison nous attendre, n’est-ce pas, mon père ?… Donnons-nous rendez-vous chez nous.
 
Dagobert était resté pensif, tout à coup il dit à Agricol :
 
– Soit… Je suivrai vos conseils… Mais suppose que le commissaire dise : « On ne peut pas agir avant demain. » Suppose que le comte de Montbron me dise la même chose… Crois-tu que je resterai les bras croisés jusqu’à demain matin ?
 
– Mon père…
 
– Il suffit, reprit le soldat d’une voix brève, je m’entends… Toi, mon garçon, cours chez le commissaire… Vous, ma bonne Mayeux, allez nous attendre ; moi, je vais chez le comte… Donnez-moi la bague. Maintenant l’adresse ?
 
– Place Vendôme, 7, le comte de Montbron… vous venez de la part de Mlle de Cardoville, dit la Mayeux.
 
– J’ai bonne mémoire, dit le soldat ; ainsi le plus tôt possible à la rue Brise-Miche.
 
– Oui, mon père ; bon courage… Tu verras que la loi défend et protège les honnêtes gens…
 
– Tant mieux, dit le soldat, parce que sans cela les honnêtes gens seraient obligés de se protéger et de se défendre eux-mêmes. Ainsi, mes enfants, à bientôt, rue Brise-Miche.
 
* * * *
 
Lorsque Dagobert, Agricol et la Mayeux se séparèrent, la nuit était complètement venue.