Le Juif Errant

| 16.37 - La prière.

 

 

 

On se souvient sans doute que Rodin était allé, quoiqu’il fût alors inconnu à M. Hardy, le trouver à sa fabrique pour lui dévoiler l’indigne trahison de M. de Blessac, coup affreux qui n’avait précédé que de quelques moments un second malheur non moins horrible, car c’est en présence de Rodin que M. Hardy avait appris le départ inattendu de la femme qu’il adorait. D’après les scènes précédentes, l’on comprend combien devait lui être cruelle la présence inopinée de Rodin. Pourtant, grâce à la salutaire influence des conseils de Gabriel, il se rasséréna peu à peu. À la contraction de ses traits succéda un calme triste, et il dit à Rodin :
 
– Je ne m’attendais pas, en effet, monsieur, à vous rencontrer dans cette maison.
 
– Hélas ! mon Dieu, monsieur, répondit Rodin en soupirant, je ne croyais pas non plus devoir y venir probablement finir mes tristes jours, lorsque je suis allé, sans vous connaître, mais seulement dans le but de rendre service à un honnête homme… vous dévoiler une grande indignité.
 
– En effet, monsieur, vous m’avez alors rendu un véritable service… et peut-être, dans ce moment pénible, vous aurai-je mal exprimé ma gratitude… car, à l’instant même où vous veniez me révéler la trahison de M. de Blessac…
 
– Vous avez été accablé, par une nouvelle bien douloureuse pour vous, dit Rodin en interrompant M. Hardy ; je n’oublierai jamais la brusque arrivée de cette pauvre dame, pâle, effarée, qui, sans s’inquiéter de ma présence, est venue vous apprendre qu’une personne dont l’affection vous était bien chère venait tout à coup de quitter Paris.
 
– Oui, monsieur, et, sans songer à vous remercier, je suis parti précipitamment, reprit M. Hardy avec mélancolie.
 
– Savez-vous, monsieur, dit Rodin après un moment de silence, qu’il y a quelquefois des rapprochements étranges ?
 
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
 
– Pendant que je venais vous avertir qu’on vous trahissait d’une manière infâme… moi-même… je…
 
Rodin s’interrompit comme s’il eût été vaincu par une vive émotion, sa physionomie exprima une douleur si accablante que M. Hardy lui dit avec intérêt :
 
– Qu’avez-vous, monsieur ?…
 
– Pardon, reprit Rodin en souriant avec amertume. Grâce aux religieux conseils de l’angélique abbé Gabriel, je suis parvenu à comprendre la résignation ; pourtant, parfois encore, à de certains souvenirs, j’éprouve une douleur aiguë… Je vous disais donc, reprit Rodin d’une voix assurée, que le lendemain du jour où j’étais allé vous dire : « On vous trompe… » j’étais moi-même victime d’une horrible déception… Un fils adoptif, un malheureux enfant abandonné que j’avais recueilli…
 
Puis, s’interrompant encore, il passa sa main tremblante sur ses yeux et dit :
 
– Pardon, monsieur… de vous parler de peines qui vous sont indifférentes… Excusez l’indiscrète douleur d’un pauvre vieillard bien abattu…
 
– Monsieur, j’ai trop souffert pour qu’aucun chagrin me soit indifférent, répondit M. Hardy. D’ailleurs, vous n’êtes pas un étranger pour moi… vous m’avez rendu un véritable service… et nous ressentons tous deux une vénération commune pour un jeune prêtre…
 
– L’abbé Gabriel ! s’écria Rodin en interrompant M. Hardy ; ah ! monsieur, c’est mon sauveur… mon bienfaiteur… Si vous saviez ses soins, son dévouement pour moi pendant ma longue maladie, qu’une affreuse douleur avait causée… si vous saviez la douceur ineffable des conseils qu’il me donnait !…
 
– Si je le sais !… monsieur, s’écria M. Hardy, oh ! oui, je sais combien son influence est salutaire.
 
– N’est-ce pas, monsieur, que, dans sa bouche, les préceptes de la religion sont remplis de mansuétude ? reprit Rodin avec exaltation ; n’est-ce pas qu’ils consolent ? n’est-ce pas qu’ils font aimer, espérer, au lieu de craindre et trembler ?
 
– Hélas ! monsieur, dans cette maison même, dit M. Hardy, j’ai pu faire cette comparaison…
 
– Moi, dit Rodin, j’ai été assez heureux pour avoir tout de suite l’angélique abbé Gabriel pour mon confesseur… ou plutôt pour confident…
 
– Oui… reprit M. Hardy, car il préfère la confiance… à la confession…
 
– Comme vous le connaissez bien ! fit Rodin avec un accent de bonhomie et de naïveté inexprimable ; et il reprit : Ce n’est pas un homme… c’est un ange ; sa parole pénétrante convertirait les plus endurcis. Tenez, moi, par exemple, je vous l’avoue, sans être impie, j’avais vécu dans des sentiments de religion prétendue naturelle ; mais l’angélique abbé Gabriel a peu à peu fixé mes vagues croyances, leur a donné un corps, une âme… enfin… il m’a donné la foi.
 
– Ah !… c’est que c’est un prêtre selon le Christ, lui, un prêtre tout amour et pardon ! s’écria M. Hardy.
 
– Ce que vous dites là est si vrai, reprit Rodin, que j’étais arrivé ici presque furieux de chagrin : tantôt, pensant à ce malheureux qui avait payé mes bontés paternelles par la plus monstrueuse ingratitude, je me livrais à tous les emportements du désespoir ; tantôt je tombais dans un anéantissement morne, glacé comme celui de la tombe… mais tout à coup l’abbé Gabriel paraît… les ténèbres disparaissent, et le jour luit pour moi.
 
– Vous avez raison, monsieur, il y a des rapprochements étranges, dit M. Hardy, cédant de plus en plus à la confiance et à la sympathie que faisaient naître nécessairement en lui tant de rapports entre sa position et la prétendue position de Rodin. Et, tenez, franchement, ajouta-t-il, je me félicite maintenant de vous avoir vu avant de quitter cette maison. Si j’avais été capable encore de retomber dans des accès de lâche faiblesse, votre exemple seul m’en empêcherait… Depuis que je vous entends, je me sens plus affermi dans la noble voie que m’a ouverte l’angélique abbé, comme vous le dites si bien…
 
– Le pauvre vieillard n’aura donc pas à regretter d’avoir écouté le premier mouvement de son cœur qui l’attirait vers vous, dit Rodin avec une expression touchante. Vous me garderez donc un souvenir dans ce monde où vous allez retourner ?
 
– Soyez-en certain, monsieur ; mais permettez-moi une question : Vous restez, m’a-t-on dit, dans cette maison ?
 
– Que voulez-vous ? on y jouit d’un calme si profond, on y est si peu distrait dans ses prières ! C’est que, voyez-vous, ajouta Rodin d’un ton rempli de mansuétude, on m’a fait tant de mal… on m’a fait tant souffrir… la conduite de l’infortuné qui m’a trompé a été si horrible, il s’est jeté dans de si graves désordres, que Dieu doit être bien irrité… contre lui ; je suis si vieux, que c’est à peine si, en passant dans de ferventes prières le peu de jours qui me restent, je puis espérer de désarmer le juste courroux du Seigneur. Oh ! la première, la prière… c’est l’abbé Gabriel qui m’en a révélé toute la puissance, toute la douceur… mais aussi les redoutables devoirs qu’elle impose.
 
– En effet… ces devoirs sont grands et sacrés… répondit M. Hardy d’un air pensif.
 
– Connaissez-vous la vie de Rancé ? dit tout à coup Rodin en jetant sur M. Hardy un regard d’une expression étrange.
 
– Le fondateur de l’abbaye de la Trappe ?… dit M. Hardy, surpris de la question de Rodin ; j’ai très vaguement, et il y a bien longtemps, entendu parler des motifs de sa conversion.
 
– C’est qu’il n’y a pas, voyez-vous, d’exemple plus saisissant de la toute-puissance de la prière… et de l’état d’extase presque divin où elle peut conduire les âmes religieuses… En quelques mots, voici cette instructive histoire : M. de Rancé… Mais, pardon… je crains d’abuser de vos moments.
 
– Non… non… reprit vivement M. Hardy ; vous ne sauriez croire, au contraire, combien tout ce que vous me dites m’intéresse… Mon entretien avec l’abbé Gabriel a été brusquement interrompu, et en vous écoutant il me semble entendre continuer le développement de ses pensées… Parlez donc, je vous en conjure.
 
– De tout mon cœur ; car je voudrais que l’enseignement que j’ai puisé, grâce à notre angélique abbé, dans la conversion de M. Rancé vous fût aussi profitable qu’il me l’a été.
 
– C’est aussi l’abbé Gabriel…
 
– Qui, à l’appui de ses exhortations, m’a cité cette espèce de parabole, répondit Rodin. Eh ! mon Dieu, monsieur, tout ce qui a retrempé, raffermi, rassuré mon pauvre vieux cœur à moitié brisé… n’est-ce pas à la consolante parole de ce jeune prêtre que je le dois ?
 
– Alors je vous écoute avec un double intérêt.
 
– M. de Rancé était un homme du monde, reprit Rodin en observant attentivement M. Hardy, un homme d’épée, jeune, ardent et beau ; il aimait une jeune fille de haute condition. Quels empêchements s’opposaient à leur union, je l’ignore ; mais cet amour était demeuré caché et il était heureux : chaque soir, par un escalier dérobé, M. de Rancé se rendait auprès de sa maîtresse. C’était, dit-on, un de ces amours passionnés que l’on éprouve une seule fois dans la vie. Le mystère, le sacrifice même que faisait la malheureuse jeune fille en oubliant tous ses devoirs, semblaient donner à cette passion coupable un charme de plus. Ainsi, tapis dans l’ombre et le silence du secret, les deux amants passèrent deux années dans un délire de cœur, dans une ivresse de volupté qui tenait de l’extase.
 
À ces mots, M. Hardy tressaillit… pour la première fois depuis bien longtemps, son front se couvrit d’une rougeur brûlante ; son cœur battit avec force malgré lui ; il se souvenait que naguère encore il avait connu l’ardente ivresse d’un amour coupable et mystérieux.
 
Quoique le jour baissât de plus en plus, Rodin, jetant un coup d’œil oblique et pénétrant sur M. Hardy, s’aperçut de l’impression qu’il lui causait, et continua :
 
– Quelquefois, pourtant, songeant aux dangers que courait sa maîtresse, si leur liaison était découverte, M. de Rancé voulait rompre ces liens si chers ; mais la jeune fille, enivrée d’amour, se jetait au cou de son amant, le menaçait, dans le langage le plus passionné, de tout révéler, de tout braver, s’il pensait encore la quitter… Trop faible, trop amoureux pour résister aux prières de sa maîtresse… M. de Rancé cédait encore, et tous deux, s’abandonnant au torrent de délice qui les entraînait, enivrés d’amour, oubliaient le monde et jusqu’à Dieu même.
 
M. Hardy écoutait Rodin avec une avidité fiévreuse, dévorante. L’insistance du jésuite à s’appesantir à dessein sur la peinture presque sensuelle d’un amour ardent et caché ravivait de plus en plus dans l’âme de M. Hardy de brûlants souvenirs jusqu’alors noyés dans les larmes ; au calme bienfaisant où les suaves paroles de Gabriel avaient laissé M. Hardy succédait une agitation sourde, profonde, qui, se combinant avec la réaction des secousses de cette journée, commençait à jeter son esprit dans un trouble étrange.
 
Rodin, ayant atteint le but qu’il poursuivit, continua de la sorte :
 
– Un jour fatal arriva : M. de Rancé, obligé d’aller à la guerre, quitte cette jeune fille ; mais après une courte campagne, il revient plus passionné que jamais. Il avait écrit secrètement qu’il arriverait presque en même temps que sa lettre ; il arrive en effet ; c’était la nuit ; il monte, selon l’habitude, l’escalier dérobé qui conduisait à la chambre de sa maîtresse, entre, le cœur palpitant de désir et d’espoir… Sa maîtresse… était morte depuis le matin.
 
– Ah !… s’écria M. Hardy en cachant son visage dans ses mains avec terreur.
 
– Elle était morte, reprit Rodin. Deux cierges brûlaient auprès de sa couche funèbre ; M. de Rancé ne croit pas, ne veut pas croire, lui, qu’elle est morte ; il se jette à genoux auprès du lit ; dans son délire, il prend cette jeune tête si belle, si chérie, si adorée, pour la couvrir de baisers… Cette tête charmante se détache du cou… et lui reste entre les mains… Oui, reprit Rodin en voyant M. Hardy reculer pâle et muet de terreur… oui, la jeune fille avait succombé à un mal si rapide, si extraordinaire, qu’elle n’avait pu recevoir les derniers sacrements. Après sa mort, les médecins, pour tâcher de découvrir la cause de ce mal inconnu, avaient dépecé ce beau corps…
 
À ce moment du récit de Rodin, le jour tirait à sa fin ; il ne régnait plus dans cette chambre silencieuse qu’une faible clarté crépusculaire au milieu de laquelle se détachait vaguement la sinistre et pâle figure de Rodin, vêtu de sa longue robe noire ; ses yeux semblaient étinceler d’un feu diabolique.
 
M. Hardy, sous le coup des violentes émotions dont le frappait ce récit, si étrangement mélangé de pensées de mort, de volupté, d’amour et d’horreur, restait atterré, immobile, attendant la parole de Rodin avec un inexprimable mélange de curiosité, d’angoisse et d’effroi.
 
– Et M. de Rancé ? dit-il enfin d’une voix altérée en essuyant son front inondé d’une sueur froide.
 
– Après deux jours d’un délire insensé, reprit Rodin, il renonçait au monde, il s’enfermait dans une solitude impénétrable… Les premiers temps de sa retraite furent affreux… dans son désespoir il poussait des cris de douleur et de rage qu’on entendait au loin… deux fois il tenta de se tuer pour échapper à de terribles visions…
 
– Il avait des visions ? dit M. Hardy avec un redoublement de curiosité pleine d’angoisse.
 
– Oui, reprit Rodin d’une voix solennelle, il avait des visions effrayantes… Cette jeune fille, morte pour lui en état de péché mortel, il la voyait plongée au milieu des flammes éternelles ! Sur son beau visage, défiguré par les tortures infernales, éclatait le rire désespéré des damnés… Ses dents grinçaient de rage ; ses bras se tordaient de douleur. Elle pleurait du sang, et d’une voix agonisante et vengeresse elle criait à son séducteur : « Toi qui m’as perdue, sois maudit… maudit… maudit !… »
 
En prononçant ces trois derniers mots, Rodin s’avança de trois pas vers M. Hardy, accompagnant chaque pas d’un geste menaçant. Si l’on songe à l’état d’affaissement, de trouble, d’épouvante, où se trouvait M. Hardy ; si l’on songe que le jésuite venait de remuer et d’agiter au fond de l’âme de cet infortuné tous les ferments sensuels et spirituels d’un amour refroidi par les larmes, mais non pas éteint ; si l’on songe, enfin, que M. Hardy se reprochait aussi d’avoir séduit une femme que l’oubli de ses devoirs pouvait, selon la religion des catholiques, condamner aux flammes éternelles, on comprendra l’effet terrifiant de cette fantasmagorie évoquée dans cette silencieuse solitude, à la tombée du jour, par ce prêtre à figure sinistre. Aussi cet effet fut-il pour M. Hardy saisissant, profond, et d’autant plus dangereux que le jésuite, avec une astuce diabolique, ne faisait que développer, pour ainsi dire, quoiqu’à un autre point de vue, les idées de Gabriel.
 
Le jeune prêtre n’avait-il pas convaincu M. Hardy que rien n’était plus doux, plus ineffable que de demander à Dieu le pardon de ceux qui nous ont fait du mal ou que nous avons égarés ?… Or, le pardon implique l’idée du châtiment, et c’est ce châtiment que Rodin s’efforçait de peindre à sa victime sous de si terribles couleurs.
 
M. Hardy, les mains jointes, la prunelle fixe et dilatée par l’effroi, tressaillant de tous ses membres, semblait écouter encore Rodin, quoique celui-ci eût cessé de parler… et répétait machinalement : Maudit !… maudit !… maudit !…
 
Puis, tout à coup, il s’écria dans une sorte d’égarement :
 
– Et moi aussi… je serai maudit ! Cette femme à qui j’ai fait oublier des devoirs sacrés aux yeux des hommes, que j’ai rendue mortellement coupable aux yeux de Dieu… cette femme, un jour aussi plongée dans les flammes éternelles, les bras tordus par le désespoir… pleurant du sang… me criera du fond de l’abîme : Maudit !… maudit !… maudit !… Un jour, ajouta-t-il avec un redoublement de terreur, un jour… et qui sait ? à cette heure peut-être, elle me maudit… car ce voyage à travers l’Océan… s’il lui avait été fatal !!! si un naufrage !!! Ô ! mon Dieu !… elle aussi… morte en péché mortel… à jamais damnée !!! Oh ! pitié… pour elle… mon Dieu !… accablez-moi de votre courroux ; mais pitié pour elle… je suis le seul coupable !…
 
Et le malheureux, presque en délire, tomba à genoux les mains jointes.
 
– Monsieur, s’écria Rodin d’une voix affectueuse et pénétrée, en s’empressant de le relever, mon cher monsieur, mon cher ami… calmez-vous… rassurez-vous ; je serais désolé de vous désespérer… Hélas ! mon intention est toute contraire…
 
– Maudit ! maudit !… Elle me maudira aussi… elle que j’ai tant aimée !… Livrée aux flammes de l’enfer… murmura M. Hardy en frémissant et ne paraissant pas entendre Rodin.
 
– Mais, mon cher monsieur, écoutez-moi donc, je vous en supplie, reprit celui-ci ; laissez-moi finir cette parabole, et alors vous la trouverez aussi consolante qu’elle vous paraît effrayante… Au nom du ciel, rappelez-vous donc les adorables paroles de notre angélique abbé Gabriel sur la douceur de la prière…
 
Au doux nom de Gabriel, M. Hardy revint à lui, et s’écria navré :
 
– Ah ! ses paroles étaient douces et bienfaisantes !… où sont-elles ? Oh ! par pitié… répétez-les-moi, ces saintes paroles.
 
– Notre angélique abbé Gabriel, reprit Rodin, parlait de la douceur de la prière…
 
– Oh ! oui… la prière…
 
– Eh bien, mon bon monsieur, écoutez-moi, et vous allez voir que c’est la prière qui a sauvé M. de Rancé… qui en a fait un saint. Oui, ces tourments affreux que je viens de vous dépeindre, ces visions menaçantes… c’est la prière qui les a conjurés, qui les a changés en célestes délices.
 
– Je vous en supplie, dit M. Hardy d’une voix accablée, parlez-moi de Gabriel… parlez-moi du ciel… oh ! mais plus de ces flammes… de cet enfer… où des femmes coupables pleurent du sang…
 
– Non, non, ajouta Rodin ; et autant, dans la peinture de l’enfer, son accent avait été dur et menaçant, autant il devint tendre et chaleureux en prononçant les paroles suivantes : Non, plus de ces images du désespoir… car, je vous l’ai dit, après avoir souffert des tortures infernales, grâce à la prière, comme vous disait l’abbé Gabriel, M. de Rancé a goûté les joies du paradis.
 
– Les joies du paradis ! répéta M. Hardy en écoutant avec avidité.
 
– Un jour, au plus fort de sa douleur, un prêtre… un bon prêtre… un abbé Gabriel, parvient jusqu’à M. de Rancé. Ô bonheur !… ô Providence !… en peu de jours, il initie cet infortuné aux saints mystères de la prière… de cette pieuse intercession de la créature vers le Créateur en faveur d’une âme exposée au courroux céleste. Alors M. de Rancé semble transformé… ses douleurs s’apaisent, il prie, et plus il prie, plus sa ferveur, plus son espoir augmentent… il sent que Dieu l’écoute… Au lieu d’oublier cette femme si chérie, il passe les heures à songer à elle, en priant pour son salut à elle… Oui, renfermé avec bonheur au fond de sa cellule obscure, seul à seul avec ce souvenir adoré, il passe les jours, les nuits, à prier pour elle… dans une extase ineffable, brûlante, je dirais presque… amoureuse.
 
Il est impossible de rendre l’accent d’une énergie presque sensuelle avec lequel Rodin prononça ce mot : amoureuse.
 
M. Hardy tressaillit d’un frisson à la fois ardent et glacé ; pour la première fois, son esprit, affaibli, fut frappé de l’idée des funestes voluptés de l’ascétisme, de l’extase, cette déplorable catalepsie, souvent érotique, de sainte Thérèse, de sainte Aubierge, etc.
 
Rodin, pénétrant la pensée de M. Hardy, continua :
 
– Oh ! ce n’est pas M. de Rancé qui se serait contenté, lui, d’une prière vague, distraite, faite çà et là au milieu des agitations mondaines qui l’absorbent et l’empêchent d’arriver à l’oreille du Seigneur… Non… non… au plus profond même de sa solitude, il cherche encore à rendre sa prière plus efficace, tant il désire ardemment le salut éternel de cette maîtresse d’au delà du tombeau !
 
– Que fait-il encore ?… oh ! que fait-il donc encore dans sa solitude ? s’écrie M. Hardy, dès lors livré sans défense à l’obsession du jésuite.
 
– D’abord, dit Rodin en accentuant lentement ses paroles, il se fait… religieux…
 
– Religieux !… répéta M. Hardy d’un air pensif.
 
– Oui, reprit Rodin, il se fait religieux, parce qu’ainsi sa prière est bien plus favorablement accueillie du ciel… et puis… comme, au milieu de la plus profonde solitude, sa pensée est encore quelquefois distraite par la matière, il jeûne, il se mortifie, il dompte, il macère tout ce qu’il y a de charnel en lui, afin de devenir tout esprit, et que la prière sorte de son sein brillante, pure comme une flamme, et monte vers le Seigneur ainsi que le parfum de l’encens…
 
– Oh !… quel rêve enivrant ! s’écria M. Hardy, de plus en plus sous le charme ; afin de prier plus efficacement pour une femme adorée… devenir esprit… parfum… lumière !…
 
– Oui, esprit, parfum, lumière… dit Rodin en appuyant sur ces mots ; mais ce n’est pas un rêve… Que de religieux, que de moines reclus sont, comme M. de Rancé, arrivés à une divine extase à force de prières, d’austérités, de macérations ! Et si vous connaissiez les célestes voluptés de ces extases !… Ainsi aux visions enchanteresses… Que de fois, après une journée de jeûne et une nuit passée en prières et en macérations, il tomba épuisé, évanoui, sur les dalles de sa cellule !… Alors, à l’anéantissement de la matière succédait l’essor des esprits… Un bien-être inexprimable s’emparait de ses sens… de divins concerts arrivaient à son oreille ravie… une lueur à la fois éblouissante et douce, qui n’est pas de ce monde, pénétrait à travers ses paupières fermées ; puis, aux vibrations harmonieuses des harpes d’or des séraphins, au milieu d’une auréole de lumière auprès de laquelle le soleil est pâle, le religieux voyait apparaître cette femme si adorée.
 
– Cette femme que, par ses prières, il avait enfin arrachée aux flammes éternelles, dit M. Hardy d’une voix palpitante.
 
– Oui, elle-même, reprit Rodin avec une véritable et suave éloquence ; car ce monstre parlait tous les langages. Et alors, grâce aux prières de son amant, que le Seigneur avait exaucées, cette femme ne pleurait plus du sang… elle ne tordait plus ses beaux bras dans des convulsions infernales. Non, non… toujours belle… oh ! mille fois plus belle encore qu’elle ne l’était sur la terre… belle de l’éternelle beauté des anges… elle souriait à son amant avec une ardeur ineffable ; et, ses yeux rayonnant d’une flamme humide, elle lui disait d’une voix tendre et passionnée : « Gloire au Seigneur, gloire à toi, ô mon amant bien-aimé !… Tes prières ineffables, tes austérités m’ont sauvée ; le Seigneur m’a placée parmi ses élus… Gloire à toi, mon amant bien-aimé… » Alors, radieuse dans sa félicité, elle se baissait et effleurait de ses lèvres parfumées d’immortalité les lèvres du religieux en extase… et bientôt leur âme s’exhalait dans un baiser d’une volupté brûlante comme l’amour, chaste comme la grâce, immense comme l’éternité[1].
 
– Oh !… s’écria M. Hardy en proie à un complet égarement… oh ! toute une vie de prières… de jeûnes, de tortures, pour un pareil moment avec celle que je pleure, avec celle que j’ai damnée peut-être…
 
– Que dites-vous, un pareil moment ! s’écria Rodin, dont le crâne jaune était baigné de sueur comme celui d’un magnétiseur.
 
Et prenant M. Hardy par la main afin de lui parler de plus près encore, comme s’il eût voulu lui insuffler le délire brûlant où il voulait le plonger :
 
– Ce n’est pas une fois dans sa vie religieuse… mais presque chaque jour, que M. de Rancé, plongé dans l’extase d’un divin ascétisme, goûtait ces voluptés profondes, ineffables, inouïes, surhumaines, qui sont aux voluptés terrestres… ce que l’éternité est à la vie humaine.
 
Voyant sans doute M. Hardy au point où il le voulait, et la nuit étant d’ailleurs presque entièrement venue, le révérend père toussa deux ou trois fois d’une manière significative en regardant du côté de la porte. À ce moment, M. Hardy, au comble de l’égarement, s’écria d’une voix suppliante, insensée :
 
– Une cellule… une tombe… et l’extase avec elle !… La porte de la chambre s’ouvrit, et le père d’Aigrigny entra portant un manteau sur son bras. Un domestique le suivait portant une lumière à la main.
 
* * * * *
 
Environ dix minutes après cette scène, une douzaine d’hommes robustes, à figure franche et ouverte, et conduits par Agricol, entraient dans la rue de Vaugirard et se dirigeaient d’un pas joyeux vers la porte des révérends pères. C’était une députation des anciens ouvriers de M. Hardy ; ils venaient le chercher et le remercier de son prochain retour parmi eux. Agricol marchait à leur tête. Tout à coup il vit de loin une voiture de poste sortir de la maison de retraite ; les chevaux, lancés et vivement fouettés par le postillon, arrivaient au grand trot. Hasard ou instinct, plus cette voiture s’approchait du groupe dont il faisait partie, plus le cœur d’Agricol se serrait… Cette impression devint si vive, qu’elle se changea bientôt en une prévision terrible ; et au moment où ce coupé, dont tous les stores étaient baissés, allait passer devant lui, le forgeron obéissant à un pressentiment insurmontable, s’écria en s’élançant à la tête des chevaux :
 
– Amis… à moi !
 
– Postillon !… dix louis !… au galop !… écrase-le sous tes roues ! cria, derrière le store, la voix militaire du père d’Aigrigny.
 
On était en plein choléra ; le postillon avait entendu parler des massacres des empoisonneurs ; déjà fort effrayé de la brusque agression d’Agricol, il lui asséna sur la tête un vigoureux coup de manche de fouet, qui étourdit et renversa le forgeron ; puis, piquant son porteur à l’éventrer, le postillon mit ses trois chevaux au triple galop, et la voiture disparut rapidement, pendant que les compagnons d’Agricol, qui n’avaient compris ni son action ni le sens de ces paroles, s’empressaient autour du forgeron et tâchaient de le ranimer.
 


[1] Il nous serait impossible, à l’appui de ceci, de citer, même en les gazant, les élucubrations du délire érotique de sœur Thérèse, à propos de son amour extatique pour le Christ. Ces maladies ne peuvent trouver place que dans le Dictionnaire des sciences médicales ou dans le Compendium.