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| 12.06 - L'accusateur.
Baleinier, un moment déconcerté par la présence inattendue d’un magistrat et par l’attitude inexplicable de Rodin, reprit bientôt son sang-froid, et, s’adressant à son confrère de robe longue : – Si j’essayais de me faire entendre de vous par signes, c’est que, tout en désirant respecter le silence que monsieur gardait en entrant chez moi (le docteur indiqua d’un coup d’œil le magistrat), je voulais vous témoigner ma surprise d’une visite dont je ne savais pas devoir être honoré. – C’est à mademoiselle que j’expliquerai le motif de mon silence, monsieur, en la priant de vouloir bien l’excuser, répondit le magistrat, et il s’inclina profondément devant Adrienne, à laquelle il continua de s’adresser. Il vient de m’être fait à votre sujet une déclaration si grave, mademoiselle, que je n’ai pu m’empêcher de rester un moment muet et recueilli à votre aspect, tâchant de lire sur votre physionomie, dans votre attitude, si l’accusation que l’on avait déposée entre mes mains était fondée… et j’ai tout lieu de croire qu’elle l’est en effet. – Pourrais-je enfin savoir, monsieur, dit le docteur Baleinier d’un ton parfaitement poli, mais ferme, à qui j’ai l’honneur de parler ? – Monsieur, je suis juge d’instruction, et je viens éclairer ma religion sur un fait que l’on m’a signalé… – Veuillez, monsieur, me faire l’honneur de vous expliquer, dit le docteur en s’inclinant. – Monsieur, reprit le magistrat, nommé M. de Gernande, homme de cinquante ans environ, rempli de fermeté, de droiture, et sachant allier les austères devoirs de sa position avec une bienveillante politesse, monsieur, on vous reproche d’avoir commis une… erreur fort grave, pour ne pas employer une expression plus fâcheuse… Quant à l’espèce de cette erreur, j’aime mieux croire que vous, monsieur, un des princes de la science, vous avez pu vous tromper complètement dans l’appréciation d’un fait médical, que de vous soupçonner d’avoir oublié tout ce qu’il y avait de plus sacré dans l’exercice d’une profession qui est presque un sacerdoce. – Lorsque vous aurez spécifié les faits, monsieur, répondit le jésuite de robe courte avec une certaine hauteur, il me sera facile de prouver que ma conscience scientifique ainsi que ma conscience d’honnête homme est à l’abri de tout reproche. – Mademoiselle, dit M. de Gernande en s’adressant à Adrienne, est-il vrai que vous ayez été conduite dans cette maison par surprise ? – Monsieur, s’écria M. Baleinier, permettez-moi de vous faire observer que la manière dont vous posez cette question est outrageante pour moi. – Monsieur, c’est à mademoiselle que j’ai l’honneur d’adresser la parole, répondit sévèrement M. de Gernande, et je suis seul juge de la convenance de mes questions. Adrienne allait répondre affirmativement à la question du magistrat, lorsqu’un regard expressif du docteur Baleinier lui rappela qu’elle allait peut-être exposer Dagobert et son fils à de cruelles poursuites. Ce n’était pas un bas et vulgaire sentiment de vengeance qui animait Adrienne, mais une légitime indignation contre d’odieuses hypocrisies ; elle eût regardé comme une lâcheté de ne pas les démasquer ; mais, voulant essayer de tout concilier, elle dit au magistrat avec un accent rempli de douceur et de dignité : – Monsieur, permettez-moi de vous adresser à mon tour une question. – Parlez, mademoiselle. – La réponse que je vais vous faire sera-t-elle regardée par vous comme une dénonciation formelle ? – Je viens ici, mademoiselle, pour rechercher avant tout la vérité… aucune considération ne doit vous engager à la dissimuler. – Soit, monsieur, reprit Adrienne, mais, supposé qu’ayant de justes sujets de plainte, me sera-t-il ensuite permis de ne pas donner suite à la déclaration que je vous aurai faite ? – Vous pourrez, sans doute, arrêter toute poursuite, mademoiselle ; mais la justice reprendra votre cause au nom de la société, si elle a été lésée dans votre personne. – Le pardon me serait-il interdit, monsieur ? Un dédaigneux oubli du mal qu’on m’aurait fait ne me vengerait-il pas assez ? – Vous pourrez personnellement pardonner, oublier, mademoiselle ; mais, j’ai l’honneur de vous le répéter, la société ne peut montrer la même indulgence dans le cas où vous auriez été victime d’une coupable machination… et j’ai tout lieu de craindre qu’il n’en ait été ainsi… La manière dont vous vous exprimez, la générosité de vos sentiments, le calme, la dignité de votre attitude, tout me porte à croire que l’on m’a dit vrai. – J’espère, monsieur, dit le docteur Baleinier en reprenant son sang-froid, que vous me ferez du moins connaître la déclaration qui vous a été faite ? – Il m’a été affirmé, monsieur, dit le magistrat d’un ton sévère, que Mlle de Cardoville a été conduite ici par surprise… – Par surprise ? – Oui, monsieur. – Il est vrai, mademoiselle a été conduite ici par surprise, répondit le jésuite de robe courte, après un moment de silence. – Vous en convenez, demanda M. de Gernande. – Sans doute, monsieur, je conviens d’avoir eu recours à un moyen que l’on est malheureusement obligé d’employer lorsque les personnes qui ont besoin de nos soins n’ont pas conscience de leur fâcheux état… – Mais, monsieur, reprit le magistrat, l’on m’a déclaré que Mlle de Cardoville n’avait jamais eu besoin de vos soins. – Ceci est une question de médecine légale dont la justice n’est seule appelée à décider, monsieur, et qui doit être examinée, débattue contradictoirement, dit M. Baleinier reprenant toute son assurance. – Cette question sera, en effet, monsieur, d’autant plus sérieusement débattue, que l’on vous accuse d’avoir séquestré Mlle de Cardoville quoiqu’elle jouisse de toute sa raison. – Et puis-je vous demander dans quel but, dit M. Baleinier avec un léger haussement d’épaules et d’un ton ironique, dans quel intérêt j’aurais commis une indignité pareille, en admettant que ma réputation ne me mette pas au-dessus d’une accusation si odieuse et si absurde ? – Vous auriez agi, monsieur, dans le but de favoriser un complot de famille tramé contre Mlle de Cardoville dans un intérêt de cupidité. – Et qui a osé faire, monsieur, une dénonciation aussi calomnieuse ? s’écria le docteur Baleinier avec une indignation chaleureuse ; qui a eu l’audace d’accuser un homme respectable, et, j’ose le dire, respecté à tous égards, d’avoir été complice de cette infamie ? – C’est moi… moi… dit froidement Rodin. – Vous !… s’écria le docteur Baleinier. Et reculant de deux pas, il resta comme foudroyé… – C’est moi… qui vous accuse, reprit Rodin d’une voix nette et brève… – Oui, c’est monsieur qui, ce matin même, muni de preuves suffisantes, est venu réclamer mon intervention en faveur de Mlle de Cardoville, dit le magistrat en se reculant d’un pas, afin qu’Adrienne pût apercevoir son défenseur. Jusqu’alors, dans cette scène, le nom de Rodin n’avait pas encore été prononcé ; Mlle de Cardoville avait entendu souvent parler du secrétaire de l’Abbé d’Aigrigny, sous de fâcheux rapports ; mais ne l’ayant jamais vu, elle ignorait que son libérateur n’était autre que ce jésuite ; aussi jeta-t-elle aussitôt sur lui un regard mêlé de curiosité, d’intérêt, de surprise et de reconnaissance. La figure cadavéreuse de Rodin, sa laideur repoussante, ses vêtements sordides, eussent, quelques jours auparavant, causé à Adrienne un dégoût peut-être invincible ; mais la jeune fille, se rappelant que la Mayeux, pauvre, chétive, difforme, et vêtue presque de haillons, était douée, malgré ses dehors disgracieux, d’un des plus nobles cœurs que l’on pût admirer, ce ressouvenir fut singulièrement favorable au jésuite. Mlle de Cardoville oublia qu’il était laid et sordide pour songer qu’il était vieux, qu’il semblait pauvre et qu’il venait la secourir. Le docteur Baleinier, malgré sa ruse, malgré son audacieuse hypocrisie, malgré sa présence d’esprit, ne pouvait cacher à quel point la dénonciation de Rodin le bouleversait ; sa tête se perdait en pensant que, le lendemain même de la séquestration d’Adrienne dans cette maison, c’était l’implacable appel de Rodin, à travers le guichet de la chambre, qui l’avait empêché, lui, Baleinier, de céder à la pitié que lui inspirait la douleur désespérée de cette malheureuse fille amenée à douter presque de sa raison. Et c’était Rodin, lui si inexorable, lui l’âme damnée, le subalterne dévoué au père d’Aigrigny, qui dénonçait le docteur, et qui amenait un magistrat pour obtenir la mise en liberté d’Adrienne… alors que, la veille, le père d’Aigrigny avait encore ordonné de redoubler de sévérité envers elle !… Le jésuite de robe courte se persuada que Rodin trahissait d’une abominable façon le père d’Aigrigny, et que les amis de Mlle de Cardoville avaient corrompu et soudoyé ce misérable secrétaire ; aussi M. Baleinier, exaspéré par ce qu’il regardait comme une monstrueuse trahison, s’écria de nouveau avec indignation et d’une voix entrecoupée par la colère : – Et c’est vous, monsieur… vous qui avez le front de m’accuser… vous… qui… il y a peu de jours encore… Puis, réfléchissant qu’accuser Rodin de complicité, c’était s’accuser soi-même, il eut l’air de céder à une trop vive émotion, et reprit avec amertume : – Ah ! monsieur, monsieur, vous êtes la dernière personne que j’aurais crue capable d’une si odieuse dénonciation… c’est honteux !… – Et qui donc mieux que moi pouvait dénoncer cette indignité ? répondit Rodin d’un ton rude et cassant. N’étais-je pas en position d’apprendre, mais malheureusement trop tard, de quelle machination Mlle de Cardoville… et d’autres encore… étaient victimes ?… Alors, quel était mon devoir d’honnête homme ? Avertir M. le magistrat… lui prouver ce que j’avançais et l’accompagner ici. C’est ce que j’ai fait. – Ainsi, monsieur le magistrat, reprit le docteur Baleinier, ce n’est pas seulement moi que cet homme accuse, mais il ose accuser encore… – J’accuse M. l’abbé d’Aigrigny ! reprit Rodin d’une voix haute et tranchante, et interrompant le docteur, j’accuse Mme de Saint-Dizier, je vous accuse, vous, monsieur, d’avoir, par un vil intérêt, séquestré mademoiselle de Cardoville dans cette maison et les filles de M. le maréchal Simon dans le couvent. Est-ce clair ? – Hélas ! ce n’est que trop vrai, dit vivement Adrienne ; j’ai vu ces pauvres enfants bien éplorées me faire des signes de désespoir. L’accusation de Rodin, relative aux orphelines, fut un nouveau et formidable coup pour le docteur Baleinier. Il fut alors surabondamment prouvé que le traître avait complètement passé dans le camp ennemi… Ayant hâte de mettre un terme à cette scène si embarrassante, il dit au magistrat, en tâchant de faire bonne contenance, malgré sa vive émotion : – Je pourrais, monsieur, me borner à garder le silence et dédaigner de telles accusations, jusqu’à ce qu’une décision judiciaire leur eût donné une autorité quelconque… Mais, fort de ma conscience, je m’adresse à Mlle de Cardoville elle-même et je la supplie de dire si ce matin encore je ne lui annonçais pas que sa santé serait bientôt dans un état assez satisfaisant pour qu’elle pût quitter cette maison. J’adjure mademoiselle, au nom de sa loyauté bien connue, de me répondre si tel n’a pas été mon langage, et si, en le tenant, je ne me trouvais pas seul avec elle, et si… – Allons donc, monsieur ! dit Rodin en interrompant insolemment Baleinier, supposé que cette chère demoiselle avoue cela par pure générosité, qu’est-ce que cela prouve en votre faveur ? Rien du tout… – Comment, monsieur !… s’écria le docteur, vous vous permettez… – Je me permets de vous démasquer sans votre agrément ; c’est un inconvénient, il est vrai ; mais qu’est-ce que vous venez nous dire ? que, seul avec Mlle de Cardoville, vous lui avez parlé comme si elle était folle !… Parbleu ! voilà qui est bien concluant ! – Mais, monsieur… dit le docteur. – Mais, monsieur, reprit Rodin sans laisser continuer, il est évident que dans la prévision de ce qui arrive aujourd’hui, afin de vous ménager une échappatoire, vous avez feint d’être persuadé de votre exécrable mensonge, même aux yeux de cette pauvre demoiselle, afin d’invoquer plus tard le bénéfice de votre conviction prétendue… Allons donc ! ce n’est pas à des gens de bon sens, de cœur droit, que l’on fait de ces contes-là. – Ah çà ! monsieur !… s’écria Baleinier courroucé… – Ah çà ! monsieur, reprit Rodin d’une voix plus haute et dominant toujours celle du docteur, est-il vrai, oui ou non, que vous vous réservez le faux-fuyant de rejeter cette odieuse séquestration sur une erreur scientifique ? Moi, je dis oui… et j’ajoute que vous vous croyez hors d’affaire parce que vous dites maintenant : « Grâce à mes soins, mademoiselle a recouvré sa raison, que veut-on de plus ? » – Je dis cela, monsieur, et je le soutiens. – Vous soutenez une fausseté, car il est prouvé que jamais la raison de mademoiselle n’a été un instant égarée. – Et moi, monsieur, je maintiens qu’elle l’a été. – Et moi, monsieur, je prouverai le contraire, dit Rodin. – Vous ! et comment cela ? s’écria le docteur. – C’est ce que je me garderai de vous dire quant à présent… comme vous le pensez bien… répondit Rodin avec un sourire ironique. Puis il ajouta avec indignation : – Mais, tenez, monsieur, vous devriez mourir de honte, d’oser soulever une question semblable devant mademoiselle ; épargnez-lui au moins une telle discussion. – Monsieur… – Allons donc ! Fi ! monsieur… vous dis-je, fi !… cela est odieux à soutenir devant mademoiselle ; odieux si vous dites vrai, odieux si vous mentez, reprit Rodin avec dégoût. – Mais c’est un acharnement inconcevable ! s’écria le jésuite de robe courte exaspéré, et il me semble que monsieur le magistrat fait preuve de partialité en laissant accumuler contre moi de si grossières calomnies ! – Monsieur, répondit sévèrement M. de Gernande, j’ai le droit non seulement d’entendre, mais de provoquer tout entretien contradictoire dès qu’il peut éclairer ma religion ; de tout ceci, il résulte, même à votre avis, monsieur le docteur, que l’état de santé de Mlle de Cardoville est assez satisfaisant pour qu’elle puisse rentrer dans sa famille aujourd’hui même. – Je n’y vois pas du moins de très grave inconvénient, monsieur, dit le docteur ; seulement je maintiens que la guérison n’est pas aussi complète qu’elle aurait pu l’être, et je décline, à ce sujet, toute responsabilité pour l’avenir. – Vous le pouvez d’autant mieux, dit Rodin, qu’il est douteux que mademoiselle s’adresse désormais à vos honnêtes lumières. – Il est donc utile d’user de mon initiative pour vous demander d’ouvrir à l’instant les portes de cette maison à Mlle de Cardoville, dit le magistrat au directeur. – Mademoiselle est libre, dit Baleinier, parfaitement libre. – Quant à la question de savoir si vous avez séquestré mademoiselle à l’aide d’une supposition de folie, la justice en est saisie, monsieur ; vous serez entendu. – Je suis tranquille, monsieur, répondit M. Baleinier en faisant bonne contenance, ma conscience ne me reproche rien. – Je le désire, monsieur, dit M. de Gernande. Si graves que soient les apparences, et surtout lorsqu’il s’agit de personnes dans une position telle que la vôtre, monsieur, nous désirons toujours trouver des innocents. Puis, s’adressant à Adrienne : – Je comprends, mademoiselle, tout ce que cette scène a de pénible, a de blessant pour votre délicatesse et pour votre générosité. Il dépendra de vous plus tard ou de vous porter partie civile contre M. Baleinier ou de laisser la justice suivre son cours. Un mot encore… l’homme de cœur et de loyauté (le magistrat montra Rodin) qui a pris votre défense d’une manière si franche, si désintéressée, m’a dit qu’il croyait savoir que vous voudriez peut-être bien vous charger momentanément des filles de M. le maréchal Simon… je vais de ce pas les réclamer au couvent où elles ont été conduites aussi par surprise. – En effet, monsieur, répondit Adrienne, aussitôt que j’ai appris l’arrivée des filles de M. le maréchal Simon à Paris, mon intention a été de leur offrir un appartement chez moi. Mlles Simon sont mes proches parentes. C’est à la fois pour moi un devoir et un plaisir de les traiter en sœurs. Je vous serai donc, monsieur, doublement reconnaissante, si vous voulez bien me les confier… – Je crois ne pouvoir mieux agir dans leur intérêt, reprit M. de Gernande. Puis, s’adressant à M. Baleinier : – Consentirez-vous, monsieur, à ce que j’amène ici tout à l’heure Mlles Simon ? j’irai les chercher pendant que Mlle de Cardoville fera ses préparatifs de départ ; elles pourront ainsi quitter cette maison avec leur parente. – Je prie Mlle de Cardoville de disposer de cette maison comme de la sienne en attendant le moment de son départ, répondit M. Baleinier. Ma voiture sera à ses ordres pour la conduire. – Mademoiselle, dit le magistrat en s’approchant d’Adrienne, sans préjuger la question qui sera prochainement portée devant la justice, je puis du moins regretter de n’avoir pas été appelé plus tôt auprès de vous ; j’aurais pu vous épargner quelques jours de cruelle souffrance… car votre position a dû être bien cruelle. – Il me restera du moins, au milieu de ces tristes jours, monsieur, dit Adrienne avec une dignité charmante, un bon et touchant souvenir, celui de l’intérêt que vous m’avez témoigné, et j’espère que vous voudrez bien me mettre à même de vous remercier chez moi… non de la justice que vous m’avez accordée, mais de la manière si bienveillante et j’oserai dire si paternelle avec laquelle vous me l’avez rendue… Et puis enfin, monsieur, ajouta Mlle de Cardoville en souriant avec grâce, je tiens à vous prouver que ce qu’on appelle ma guérison est bien réel. M. de Gernande s’inclina respectueusement devant Mlle de Cardoville. Pendant le court entretien du magistrat et d’Adrienne, tous deux avaient tourné entièrement le dos à M. Baleinier et à Rodin. Ce dernier, profitant de ce moment, mit vivement dans la main du docteur un billet qu’il venait d’écrire au crayon dans le fond de son chapeau. Baleinier, ébahi, stupéfait, regarda Rodin. Celui-ci fit un signe particulier en portant son pouce à son front, qu’il sillonna deux fois verticalement, puis demeura impassible. Ceci s’était passé si rapidement que, lorsque M. de Gernande se retourna, Rodin, éloigné de quelques pas du docteur Baleinier, regardait Mlle de Cardoville avec un respectueux intérêt. – Permettez-moi de vous accompagner, monsieur, dit le docteur en précédant le magistrat, auquel Mlle de Cardoville fit un salut plein d’affabilité. Tous deux sortirent, Rodin resta seul avec Mlle de Cardoville. Après avoir conduit M. de Gernande jusqu’à la porte extérieure de sa maison, M. Baleinier se hâta de lire le billet écrit par Rodin ; il était conçu en ces termes : « Le magistrat se rend au couvent par la rue, courez-y par le jardin ; dites à la supérieure d’obéir à l’ordre que j’ai donné au sujet des deux jeunes filles ; cela est de la dernière importance. » Le signe particulier que Rodin lui avait fait et la teneur de ce billet prouvèrent au docteur Baleinier, marchant ce jour-là d’étonnements en ébahissements, que le secrétaire du révérend père, loin de trahir, agissait toujours pour la plus grande gloire du Seigneur. Seulement tout en obéissant, M. Baleinier cherchait en vain à comprendre le motif de l’inexplicable conduite de Rodin, qui venait de saisir la justice d’une affaire qu’on devait d’abord étouffer, et qui pouvait avoir les suites les plus fâcheuses pour le père d’Aigrigny, pour Mme de Saint-Dizier et pour lui, Baleinier. Mais revenons à Rodin, resté seul avec Mlle de Cardoville.
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