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| 13.03 - Révélations.
Mlle de Cardoville, très étonnée de la frayeur de Rodin lorsqu’elle lui avait demandé quelque explication sur le pouvoir si formidable, si étendu, dont disposait l’abbé d’Aigrigny, lui dit : – Mais, monsieur, qu’y a-t-il donc de si étrange dans la question que je viens de vous faire ? Rodin, après un moment de silence, jetant les yeux autour de lui avec une inquiétude parfaitement simulée, répondit à voix basse : – Encore une fois, mademoiselle, ne m’interrogez pas sur un sujet si redoutable : les murailles de cette maison ont des oreilles, ainsi qu’on dit vulgairement. Adrienne et Dagobert se regardèrent avec une surprise croissante. La Mayeux, par un instinct d’une persistance incroyable, continuait à éprouver un sentiment de défiance invincible contre Rodin ; quelquefois elle le regardait longtemps à la dérobée, tâchant de pénétrer sous le masque de cet homme, qui l’épouvantait. Un moment le jésuite rencontra le regard inquiet de la Mayeux obstinément attaché sur lui ; il lui fit aussitôt un petit signe de tête plein d’aménité ; la jeune fille, effrayée de se voir surprise, détourna les yeux en tressaillant. – Non, non, ma chère demoiselle, reprit Rodin, avec un soupir, en voyant que Mlle de Cardoville s’étonnait de son silence, ne m’interrogez pas sur la puissance de l’abbé d’Aigrigny. – Mais, encore une fois, monsieur, reprit Adrienne, pourquoi cette hésitation à me répondre ? Que craignez-vous ? – Ah ! ma chère demoiselle, dit Rodin en frissonnant, ces gens-là sont si puissants !… leur animosité est si terrible ! – Rassurez-vous, monsieur, je vous dois trop pour que mon appui vous manque jamais. – Eh ! ma chère demoiselle, reprit Rodin presque blessé, jugez-moi mieux, je vous en prie. Est-ce donc pour moi que je crains ?… Non, non, je suis trop obscur, trop inoffensif ; mais c’est vous, mais c’est M. le maréchal Simon, mais ce sont les autres personnes de votre famille, qui ont tout à redouter… Ah ! tenez, ma chère demoiselle, encore une fois, ne m’interrogez pas ; il est des secrets funestes à ceux qui les possèdent… – Mais enfin, monsieur, ne vaut-il pas mieux connaître les périls dont on est menacé ? – Quand on sait la manœuvre de son ennemi, on peut se défendre au moins, dit Dagobert. Vaut mieux une attaque en plein jour qu’une embuscade. – Puis, je vous l’assure, reprit Adrienne, le peu de mots que vous m’avez dits m’inspirent une vague inquiétude… – Allons, puisqu’il le faut… ma chère demoiselle, reprit le jésuite en paraissant faire un grand effort sur lui-même, puisque vous ne comprenez pas à demi-mot… je serai plus explicite… Mais rappelez-vous, ajouta-t-il d’un ton grave… rappelez-vous que votre insistance me force à vous apprendre ce qu’il vous vaudrait peut-être mieux ignorer. – Parlez, de grâce, monsieur, parlez, dit Adrienne. Rodin, rassemblant autour de lui Adrienne, Dagobert et la Mayeux, leur dit à voix basse d’un air mystérieux : – N’avez-vous donc jamais entendu parler d’une association puissante qui étend son réseau sur toute la terre, qui compte des affiliés, des séides, des fanatiques dans toutes les classes de la société… qui a eu et qui a encore souvent l’oreille des rois et des grands… association toute-puissante, qui d’un mot élève ses créatures aux positions les plus hautes, et d’un mot aussi les rejette dans le néant dont elle seule a pu les tirer ? – Mon Dieu ! monsieur, dit Adrienne, quelle est donc cette association formidable ? Jamais je n’en ai jusqu’ici entendu parler. – Je vous crois, et pourtant votre ignorance à ce sujet m’étonne au dernier point, ma chère demoiselle. – Et pourquoi cet étonnement ? – Parce que vous avez vécu longtemps avec madame votre tante, et vu souvent l’abbé d’Aigrigny. – J’ai vécu chez Mme de Saint-Dizier, mais non pas avec elle, car pour mille raisons elle m’inspirait une aversion légitime. – Mais en fait, ma chère demoiselle, ma remarque n’était pas juste ; c’est là plus qu’ailleurs que, devant vous surtout, on devait garder le silence sur cette association, et c’est pourtant grâce à elle que Mme de Saint-Dizier a joui d’une si redoutable influence dans le monde sous le dernier règne… Eh bien ! sachez-le donc : c’est le concours de cette association qui rend l’abbé d’Aigrigny un homme si dangereux ; par elle il a pu surveiller, poursuivre, atteindre différents membres de votre famille, ceux-ci en Sibérie, ceux-là au fond de l’Inde, d’autres enfin au milieu des montagnes de l’Amérique, car, je vous l’ai dit, c’est par hasard avant-hier, en compulsant les papiers de l’abbé d’Aigrigny, que j’ai été mis sur la trace, puis convaincu de son affiliation à cette compagnie, dont il est le chef le plus actif et le plus capable. – Mais, monsieur, le nom… le nom de cette compagnie, dit Adrienne. – Eh ! bien ! c’est… Et Rodin s’arrêta. – C’est… reprit Adrienne, aussi intéressée que Dagobert et la Mayeux, c’est… Rodin regarda autour de lui, ramena par un signe les autres acteurs de cette scène plus près de lui, et dit à voix basse, en accentuant lentement ses paroles : – C’est… la compagnie de Jésus. Et il tressaillit. – Les Jésuites ! s’écria Mlle de Cardoville, ne pouvant retenir un éclat de rire d’autant plus franc que, d’après les mystérieuses précautions oratoires de Rodin, elle s’attendait à une révélation selon elle beaucoup plus terrible ; les Jésuites ! reprit-elle en riant toujours, mais ils n’existent que dans les livres ; ce sont des personnages historiques très effrayants, je le crois ; mais pourquoi déguiser ainsi Mme de Saint-Dizier et M. d’Aigrigny ? Tels qu’ils sont, ne justifient-ils pas assez mon aversion et mon dédain ? Après avoir écouté silencieusement Mlle de Cardoville, Rodin reprit d’un air grave et pénétré : – Votre aveuglement m’effraye, ma chère demoiselle ; le passé aurait dû vous faire craindre pour l’avenir, car plus que personne, vous avez déjà subi la funeste action de cette compagnie dont vous regardez l’existence comme un rêve. – Moi, monsieur ? dit Adrienne en souriant, quoique un peu surprise. – Vous… – Et dans quelle circonstance ? – Vous me le demandez, ma chère demoiselle, vous me le demandez… et vous avez été enfermée ici comme folle ? N’est-ce donc pas vous dire que le maître de cette maison est un des membres laïques les plus dévoués de cette compagnie, et, comme tel, l’instrument aveugle de l’abbé d’Aigrigny ! – Ainsi, dit Adrienne, sans sourire cette fois, M. Baleinier… ? – Obéissait à l’abbé d’Aigrigny, le chef le plus redoutable de cette redoutable société… Il emploie son génie au mal ; mais, il faut l’avouer, c’est un homme de génie… aussi est-ce surtout sur lui qu’une fois hors d’ici, vous et les vôtres devrez concentrer toute votre surveillance, tous vos soupçons ; car, croyez-moi, je le connais, il ne regarde pas la partie comme perdue ; il faut vous attendre à de nouvelles attaques, sans doute d’un autre genre, mais, par cela même, peut-être plus dangereuses encore… – Heureusement, vous nous prévenez, mon brave, dit Dagobert, et vous serez avec nous. – Je puis bien peu, mon bon ami ; mais ce peu est au service des honnêtes gens, dit Rodin. – Maintenant, dit Adrienne d’un air pensif, complètement persuadée par l’air de conviction de Rodin, je m’explique l’inconcevable influence que ma tante exerçait sur le monde ; je l’attribuais seulement à ses relations avec des personnages puissants ; je croyais bien qu’elle était, ainsi que l’abbé d’Aigrigny, associée à de ténébreuses intrigues dont la religion était le voile, mais j’étais loin de croire à ce que vous m’apprenez. – Et combien de choses vous ignorez encore ! reprit Rodin. Si vous saviez, ma chère demoiselle, avec quel art ces gens-là vous environnent, à votre insu, d’agents qui leur sont dévoués ! Lorsqu’ils ont intérêt à en être instruits, aucun de vos pas ne leur échappe. Puis, peu à peu, ils agissent lentement, prudemment et dans l’ombre ; ils vous circonviennent par tous les moyens possibles, depuis la flatterie jusqu’à la terreur… vous séduisent ou vous effrayent, pour vous dominer ensuite sans que vous ayez conscience de leur autorité ; tel est leur but, et, il faut l’avouer, ils l’atteignent souvent avec une détestable habileté. Rodin avait parlé avec tant de sincérité qu’Adrienne tressaillit ; puis, se reprochant cette crainte, elle reprit : – Et pourtant, non… non, jamais je ne pourrai croire à un pouvoir si infernal ; encore une fois, la puissance de ces prêtres ambitieux est d’un autre âge… Dieu soit loué ! ils ont disparu à tout jamais. – Oui, certes, ils ont disparu, car ils savent se disperser et disparaître dans certaines circonstances ; mais c’est surtout alors qu’ils sont le plus dangereux ; car la défiance qu’ils inspiraient s’évanouit, et ils veillent toujours, eux, dans les ténèbres. Ah ! ma chère demoiselle, si vous connaissiez leur effrayante habileté ! Dans ma haine contre tout ce qui est oppressif, lâche et hypocrite, j’avais étudié l’histoire de cette terrible compagnie avant de savoir que l’abbé d’Aigrigny en faisait partie. Ah ! c’est à épouvanter… Si vous saviez quels moyens ils emploient !… Quand je vous dirai que, grâce à leurs ruses diaboliques, les apparences les plus pures, les plus dévouées, cachent souvent les pièges les plus horribles… Et les regards de Rodin parurent s’arrêter par hasard sur la Mayeux ; mais voyant qu’Adrienne ne s’apercevait pas de cette insinuation, le jésuite reprit : – En un mot, êtes-vous en butte à leurs poursuites, ont-ils intérêt à vous capter ? oh ! de ce moment, défiez-vous de tout ce qui vous entoure, soupçonnez les attachements les plus nobles, les affections les plus tendres, car ces monstres parviennent quelquefois à corrompre vos meilleurs amis, et à s’en faire contre vous des auxiliaires d’autant plus terribles que votre confiance est plus aveugle. – Ah ! c’est impossible, s’écria Adrienne révoltée ; vous exagérez… Non, non, l’enfer n’aurait rien rêvé de plus horrible que de telles trahisons… – Hélas !… ma chère demoiselle… un de vos parents, M. Hardy, le cœur le plus loyal, le plus généreux, a été ainsi victime d’une trahison infâme… Enfin, savez-vous ce que la lecture du testament de votre aïeul nous a appris ? C’est qu’il est mort victime de la haine de ces gens-là, et qu’à cette heure, après cent cinquante ans d’intervalle, ses descendants sont encore en butte à la haine de cette indestructible compagnie. – Ah ! monsieur… cela épouvante, dit Adrienne en sentant son cœur se serrer. Mais il n’y a donc pas d’armes contre de telles attaques ?… – La prudence, ma chère demoiselle, la réserve la plus attentive, l’étude la plus incessamment défiante de tout ce qui vous approche. – Mais c’est une vie affreuse qu’une telle vie, monsieur ; mais c’est une torture que d’être ainsi en proie à des soupçons, à des doutes, à des craintes continuelles ! – Eh ! sans doute !… ils le savent bien, les misérables… C’est ce qui fait leur force… souvent ils trompent par l’excès même des précautions que l’on prend contre eux. Aussi, ma chère demoiselle, et vous, digne et brave soldat, au nom de ce qui vous est cher, défiez-vous, ne hasardez pas légèrement votre confiance ; prenez bien garde, vous avez failli être victime de ces gens-là ; vous les aurez toujours pour ennemis implacables… Et vous aussi, pauvre et intéressante enfant, ajouta le jésuite en s’adressant à la Mayeux, suivez mes conseils… craignez-les… ne dormez que d’un œil, comme dit le proverbe. – Moi, monsieur ? dit la Mayeux ; qu’ai-je fait ? qu’ai-je à craindre ? – Ce que vous avez fait ? Eh ! mon Dieu… n’aimez-vous pas tendrement cette chère demoiselle, votre protectrice ? n’avez-vous pas tenté de venir à son secours ? N’êtes-vous pas la sœur adoptive du fils de cet intrépide soldat, du brave Agricol ? Hélas ! pauvre enfant, ne voilà-t-il pas assez de titres à leur haine, malgré votre obscurité ? Ah ! ma chère demoiselle, ne croyez pas que j’exagère. Réfléchissez… réfléchissez… Songez à ce que je viens de rappeler au fidèle compagnon d’armes du maréchal Simon, relativement à son emprisonnement à Leipzig ; songez à ce qui vous est arrivé à vous-même, que l’on a osé conduire ici au mépris de toute loi, de toute justice, et alors vous verrez qu’il n’y a rien d’exagéré dans ce tableau de la puissance occulte de cette compagnie… Soyez toujours sur vos gardes, et surtout, ma chère demoiselle, dans tous les cas douteux, ne craignez pas de vous adresser à moi. En trois jours j’ai assez appris par ma propre expérience, sur leur manière d’agir, pour pouvoir vous indiquer un piège, une ruse, un danger, et vous en défendre. – Dans une pareille circonstance, monsieur, répondit Mlle de Cardoville, à défaut de reconnaissance, mon intérêt ne vous désignerait-il pas comme mon meilleur conseiller ? Selon la tactique habituelle des fils de Loyola, qui tantôt nient eux-mêmes leur propre existence afin d’échapper à leurs adversaires, tantôt, au contraire, proclament avec audace la puissance vivace de leur organisation afin d’intimider les faibles, Rodin avait éclaté de rire au nez du régisseur de la terre de Cardoville, lorsque celui-ci avait parlé de l’existence des Jésuites, tandis qu’à ce moment, en retraçant ainsi leurs moyens d’action, il tâchait, et il avait réussi à jeter dans l’esprit de Mlle de Cardoville quelques germes de frayeur qui devaient peu à peu se développer par la réflexion, et servir plus tard les projets sinistres qu’il méditait. La Mayeux ressentait toujours une grande frayeur à l’endroit de Rodin ; pourtant, depuis qu’elle l’avait entendu dévoiler à Adrienne la sinistre puissance de l’ordre qu’il disait si redoutable, la jeune ouvrière, loin de soupçonner le jésuite d’avoir l’audace de parler ainsi d’une association dont il était membre, lui savait gré, presque malgré elle, des importants conseils qu’il venait de donner à Mlle de Cardoville. Le nouveau regard qu’elle jeta sur lui à la dérobée (et que Rodin surprit aussi, car il observait la jeune fille avec une attention soutenue) fut empreint d’une gratitude pour ainsi dire étonnée. Devinant cette impression, voulant l’améliorer encore, tâcher de détruire les fâcheuses préventions de la Mayeux, et aller surtout au-devant d’une révélation qui devait être faite tôt ou tard, le jésuite eut l’air d’avoir oublié quelque chose de très important et s’écria en se frappant le front : – À quoi pensé-je donc ? Puis, s’adressant à la Mayeux : – Savez-vous, ma chère fille, où est votre sœur ? Aussi interdite qu’attristée de cette question inattendue, la Mayeux répondit en rougissant beaucoup, car elle se rappelait sa dernière entrevue avec la brillante reine Bacchanal : – Il y a quelques jours que je n’ai vu ma sœur, monsieur. – Eh bien, ma chère fille, elle n’est pas heureuse, dit Rodin, j’ai promis à une de ses amies de lui envoyer un petit secours ; je me suis adressé à une personne charitable : voici ce que l’on m’a donné pour elle… Et il tira de sa poche un rouleau cacheté qu’il remit à la Mayeux, aussi surprise qu’attendrie. – Vous avez une sœur malheureuse… et je n’en sais rien, dit vivement Adrienne à l’ouvrière ; ah ! mon enfant, c’est mal ! – Ne la blâmez pas… dit Rodin. D’abord elle ignorait que sa sœur fût malheureuse, et puis elle ne pouvait pas vous demander, à vous, ma chère demoiselle, de vous y intéresser. Et comme Mlle de Cardoville regardait Rodin avec étonnement, il ajouta en s’adressant à la Mayeux : – N’est-il pas vrai, ma chère fille ? – Oui, monsieur, dit l’ouvrière en baissant les yeux et rougissant de nouveau. Puis elle ajouta vivement et avec anxiété : – Mais ma sœur, monsieur, où l’avez-vous vue ? où est-elle ? comment est-elle malheureuse ? – Tout ceci serait trop long à vous dire, ma chère fille ; allez le plus tôt possible rue Clovis, maison de la fruitière ; demandez à parler à votre sœur de la part de M. Charlemagne ou de M. Rodin, comme vous voudrez, car je suis connu dans ce pied-à-terre sous mon nom de baptême comme sous mon nom de famille, et vous saurez le reste… Dites seulement à votre sœur que si elle est sage, que si elle persiste dans ses bonnes résolutions, l’on continuera de s’occuper d’elle. La Mayeux, de plus en plus surprise, allait répondre à Rodin, lorsque la porte s’ouvrit, et M. de Gernande entra. La figure du magistrat était grave et triste. – Et les filles du maréchal Simon ? s’écria Mlle de Cardoville. – Malheureusement je ne vous les amène pas, répondit le juge. – Et où sont-elles, monsieur ? qu’en a-t-on fait ? Avant-hier encore elles étaient dans ce couvent ! s’écria Dagobert bouleversé de ce complet renversement de ses espérances. À peine le soldat eut-il prononcé ces mots, que, profitant du mouvement qui groupait les acteurs de cette scène autour du magistrat, Rodin se recula de quelques pas, gagna discrètement la porte, et disparut sans que personne se fût aperçu de son absence. Pendant que le soldat, ainsi rejeté tout à coup au plus profond de son désespoir, regardait M. de Gernande, attendant sa réponse avec angoisse, Adrienne dit au magistrat : – Mais, mon Dieu ! monsieur, lorsque vous vous êtes présenté dans le couvent, que vous a répondu la supérieure au sujet de ces jeunes filles ? – La supérieure a refusé de s’expliquer, mademoiselle. « – Vous prétendez, monsieur, m’a-t-elle dit, que les jeunes personnes dont vous parlez sont retenues ici contre leur gré… puisque la loi vous donne cette fois le droit de pénétrer dans cette maison, visitez-la… « – Mais, madame, veuillez me répondre positivement, ai-je dit à la supérieure : affirmez-vous être complètement étrangère à la séquestration des jeunes filles que je viens réclamer ? « – Je n’ai rien à dire à ce sujet, monsieur ; vous vous dites autorisé à faire des perquisitions : faites-les. » – Ne pouvant obtenir d’autres explications, ajouta le magistrat, j’ai parcouru le couvent dans toutes ses parties, je me suis fait ouvrir toutes les chambres… mais malheureusement je n’ai trouvé aucune trace de ces jeunes filles… – Ils les auront envoyées dans un autre endroit ! s’écria Dagobert, et qui sait ?… bien malades peut-être… ils les tueront, mon Dieu ! ils les tueront ! s’écria-t-il avec un accent déchirant. – Après un tel refus, que faire, mon Dieu ! quel parti prendre ? Ah ! de grâce, éclairez-nous, monsieur, vous notre conseil, vous notre providence, dit Adrienne en se retournant pour parler à Rodin qu’elle croyait derrière elle : quelle serait votre… ? Puis s’apercevant que le jésuite avait tout à coup disparu, elle dit à la Mayeux avec inquiétude : – Et M. Rodin, où est-il donc ? – Je ne sais pas, mademoiselle, répondit la Mayeux en regardant autour d’elle ; il n’est plus là. – Cela est étrange, dit Adrienne, disparaître si brusquement. – Quand je vous disais que c’était un traître ! s’écria Dagobert en frappant du pied avec rage ; ils s’entendent tous… – Non, non, dit Mlle de Cardoville, ne croyez pas cela ; mais l’absence de M. Rodin n’en est pas moins regrettable, car, dans cette circonstance difficile, grâce à la position que M. Rodin a occupée auprès de M. d’Aigrigny, il aurait pu peut-être donner d’utiles renseignements. – Je vous avouerai, mademoiselle, que j’y comptais presque, dit M. de Gernande, et j’étais revenu ici autant pour vous apprendre le fâcheux résultat de mes recherches que pour demander à cet homme de cœur et de droiture, qui a si courageusement dévoilé d’odieuses machinations, de nous éclairer de ses conseils dans cette circonstance. Chose assez étrange ! depuis quelques instants Dagobert, profondément absorbé, n’apportait plus aucune attention aux paroles du magistrat, si importantes pour lui. Il ne s’aperçut même pas du départ de M. de Gernande, qui se retira après avoir promis à Adrienne de ne rien négliger pour arriver à connaître la vérité au sujet de la disparition des orphelines. Inquiète de ce silence, voulant quitter à l’instant la maison et engager Dagobert à l’accompagner, Adrienne après un coup d’œil d’intelligence échangé avec la Mayeux, s’approchait du soldat, lorsqu’on entendit au dehors de la chambre des pas précipités et une voix mâle s’écriant avec impatience : – Où est-il ? où est-il ? À cette voix, Dagobert eut l’air de s’éveiller en sursaut, fit un bond, poussa un cri et se précipita vers la porte. Elle s’ouvrit… Le maréchal Simon y parut.
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