Le Juif Errant

| 16.07 - Cognac à la rescousse !

 

 

 

Au bout de quelques secondes, le bruit singulier dont les convives avaient été si surpris retentit de nouveau, mais plus fort et plus continu.
 
– Garçon ! dit un convive, quel diable de bruit est-ce là ?
 
Le garçon, échangeant avec ses camarades des regards inquiets et effarés, répondit en balbutiant :
 
– Monsieur… c’est… c’est…
 
– Eh pardieu !… c’est quelque locataire malfaisant et bourru, quelque animal ennemi de la joie, qui cogne à son plancher pour nous dire de chanter moins haut, dit Nini-Moulin.
 
– Alors, règle générale, reprit sentencieusement l’élève du grand peintre, un locataire ou propriétaire quelconque demande-t-il du silence, la tradition veut qu’on lui réponde à l’instant par un charivari infernal, destiné, s’il se peut, à rendre immédiatement sourd le réclamant. Telles sont du moins, ajouta modestement le rapin, telles sont du moins les relations étrangères que j’ai toujours vu pratiquer entre puissances plafonitrophes.
 
Ce néologisme un peu risqué fut accueilli par des rires et des bravos universels.
 
Pendant ce tumulte, Morok interrogea un des garçons, reçut sa réponse et s’écria d’une voix perçante qui domina le tapage :
 
– Je demande la parole.
 
– Accordé ! cria-t-on gaiement.
 
Pendant le silence qui suivit l’allocution de Morok, le bruit s’entendit de nouveau : il était cette fois plus précipité.
 
– Le locataire est innocent, dit Morok avec un sourire sinistre ; il est incapable de s’opposer en rien aux élans de notre joie.
 
– Alors, pourquoi frappe-t-il comme un sourd ? dit Nini-Moulin en vidant son verre.
 
– Comme un sourd qui a perdu son bâton ? ajouta le rapin.
 
– Ce n’est pas le locataire qui frappe, dit Morok de sa voix tranchante et brève, c’est sa bière que l’on cloue…
 
Un brusque et morne silence suivit ces paroles.
 
– Sa bière… non… je me trompe, reprit Morok, c’est leur bière qu’il faut dire… car, le temps pressant, on a mis l’enfant avec la mère dans le même cercueil.
 
– Une femme !… s’écria la Folie en s’adressant au garçon… c’est une femme qui est morte ?
 
– Oui, madame, une pauvre jeune femme de vingt ans, répondit tristement le garçon ; sa petite fille, qu’elle nourrissait, est morte un peu après elle… tout cela en moins de deux heures… Le patron est bien fâché à cause du trouble que ça peut mettre dans votre repas… Mais il ne pouvait pas prévoir ce malheur, car hier matin cette jeune femme n’était pas du tout malade ; au contraire, elle chantait à pleine voix : il n’y avait personne de plus gai qu’elle.
 
À ces mots, on eût dit qu’un crêpe funèbre s’étendait tout à coup sur cette scène naguère si joyeuse ; toutes ces faces rubicondes et épanouies se contristèrent subitement ; personne n’eut le courage de plaisanter sur cette mère et son enfant que l’on clouait dans le même cercueil. Le silence devint si profond que l’on entendait quelques respirations oppressées par la terreur ; les derniers coups de marteau semblèrent douloureusement retentir dans tous les cœurs ; on eût dit que tant de sentiments tristes et pénibles, jusqu’alors refoulés, allaient remplacer cette animation, cette gaieté plus factice que sincère. Le moment était décisif. Il fallait à l’instant même frapper un grand coup, remonter l’esprit des convives, qui commençaient à se démoraliser ; car plusieurs jolies figures pâlissaient déjà, quelques oreilles écarlates devenaient subitement blanches : celles de Nini-Moulin étaient du nombre.
 
Couche-tout-nu, au contraire, redoublait d’audace et d’entrain ; redressant sa taille voûtée par l’épuisement, le visage légèrement coloré, il s’écria :
 
– Eh bien, garçon ! et ces bouteilles d’eau-de-vie, mordieu ! et ce punch ! Par le diable ! est-ce donc aux morts à faire trembler les vivants ?
 
– Il a raison ; arrière la tristesse ; oui, oui, le punch ! crièrent plusieurs convives qui sentaient le besoin de se rassurer.
 
– En avant le punch !…
 
– Nargue le chagrin !…
 
– Vive la joie !
 
– Messieurs, voilà le punch, dit un garçon en ouvrant la porte.
 
À la vue du flamboyant breuvage qui devait ranimer les esprits affaiblis, des bravos frénétiques se firent entendre.
 
Le soleil venait de se coucher, le salon de cent couverts où se donnait le festin était profond, les fenêtres rares, étroites et à demi voilées de rideaux de cotonnade rouge. Et quoiqu’il ne fit pas encore nuit, la partie la plus reculée de cette vaste salle était presque plongée dans l’obscurité : deux garçons apportèrent le punch monstre au moyen d’une barre de fer passée dans l’anse d’une immense bassine de cuivre brillante comme de l’or, et couronnée de flammes aux couleurs changeantes. Le brûlant breuvage fut placé sur la table, à la grande joie des convives, qui commençaient à oublier leurs alarmes passées.
 
– Maintenant, dit Couche-tout-nu à Morok d’un ton de défi, en attendant que le punch ait brûlé… en avant notre duel ; la galerie jugera.
 
Puis, montrant à son adversaire les deux bouteilles d’eau-de-vie apportées par le garçon, Jacques ajouta :
 
– Choisis les armes.
 
– Choisis toi-même, répondit Morok.
 
– Eh bien !… voilà ta fiole… et ton verre… Nini-Moulin jugera les coups.
 
– Je ne refuse pas d’être juge du champ clos, répondit l’écrivain religieux ; seulement je dois vous prévenir que vous jouez gros jeu, mon camarade… et que, dans ce temps-ci, comme l’a dit un de ces messieurs, s’introduire le goulot d’une bouteille d’eau-de-vie entre les dents est peut-être encore plus dangereux que de s’y insinuer le canon d’un pistolet chargé, et…
 
– Commandez le feu, mon vieux, dit Jacques en interrompant Nini-Moulin, ou je le commande moi-même.
 
– Puisque vous le voulez… soit.
 
– Le premier qui renonce est vaincu, dit Jacques.
 
– C’est convenu, répondit Morok.
 
– Allons, messieurs, attention… et jugeons les coups, c’est le cas de le dire, reprit Nini-Moulin ; mais voyons d’abord si les bouteilles sont pareilles : avant tout, l’égalité des armes.
 
Pendant ces préparatifs, un profond silence régnait dans la salle. Le moral de la plupart des assistants, un moment remonté par l’arrivée du punch, retombait de nouveau sous le poids de tristes préoccupations ; on pressentait vaguement le danger du défi porté par Morok à Jacques. Cette impression, jointe aux sinistres pensées éveillées par l’incident du cercueil, assombrissait plus ou moins les physionomies. Cependant plusieurs convives faisaient encore bonne contenance ; mais leur gaieté paraissait forcée. Certaines circonstances données, les plus petites choses ont souvent des effets assez puissants. Nous l’avons dit : après le coucher du soleil, l’obscurité avait envahi une partie de cette grande salle ; aussi les convives placés à son extrémité la plus reculée ne furent bientôt plus éclairés que par la clarté du punch, qui flambait toujours. Cette flamme spiritueuse, on le sait, jette sur les visages une teinte livide… bleuâtre ; c’était donc un spectacle étrange, presque effrayant, que de voir, selon qu’ils étaient plus éloignés des fenêtres, un grand nombre de convives seulement éclairés par ces reflets fantastiques.
 
Le peintre, plus frappé que personne de cet effet de coloris, s’écria :
 
– Regardons-nous donc, nous autres du bout de la table, on dirait que nous festoyons entre cholériques, tant nous voilà verdelets et bleuets.
 
Cette plaisanterie fut médiocrement goûtée. Heureusement, la voix retentissante de Nini-Moulin, qui réclamait l’attention, vint un moment distraire l’assemblée.
 
– Le champ clos est ouvert ! cria l’écrivain religieux, plus sincèrement inquiet et effrayé qu’il ne le laissait paraître. Êtes-vous prêts, braves champions ? ajouta-t-il.
 
– Nous sommes prêts, dirent Morok et Jacques.
 
– Joue… feu !… cria Nini-Moulin en frappant dans ses mains.
 
Les deux buveurs vidèrent chacun d’un trait un verre ordinaire rempli d’eau-de-vie. Morok ne sourcilla pas, sa face de marbre resta impassible ; il replaça d’une main ferme son verre sur la table. Mais Jacques, en déposant son verre, ne put cacher un léger tremblement convulsif causé par une souffrance intérieure.
 
– Voici qui est bravement bu… cria Nini-Moulin ; avaler d’un seul trait le quart d’une bouteille d’eau-de-vie, c’est triomphant !… Personne ici ne serait capable d’une telle prouesse… et si vous m’en croyez, dignes champions, vous en resterez là.
 
– Commandez le feu ! reprit intrépidement Couche-tout-nu.
 
Et de sa main fiévreuse et agitée, il saisit la bouteille… mais soudain, au lieu de verser dans son verre, il dit à Morok :
 
– Bah ! plus de verre… à la régalade… c’est plus crâne… oseras-tu !
 
Pour toute réponse, Morok porta le goulot de la bouteille à ses lèvres en haussant les épaules.
 
Jacques se hâta de l’imiter.
 
Le verre jaunâtre, mince et transparent des bouteilles permettait de parfaitement suivre la diminution progressive du liquide.
 
Le visage pétrifié de Morok et la pâle et maigre figure de Jacques, déjà sillonnée de grosses gouttes d’eau froide, étaient alors, ainsi que les traits des autres convives, éclairés par la lueur bleuâtre du punch ; tous les yeux étaient attachés sur Morok et sur Jacques avec cette curiosité barbare qu’inspirent involontairement les spectacles cruels.
 
Jacques buvait en tenant la bouteille de sa main gauche ; soudain il ferma et serra les doigts de la main droite par un mouvement de crispation involontaire, ses cheveux se collèrent à son front glacé, et pendant une seconde, sa physionomie révéla une douleur aiguë : pourtant il continua de boire ; seulement, ayant toujours ses lèvres attachées au goulot de la bouteille, il l’abaissa un instant comme s’il eût voulu reprendre haleine. Jacques rencontra le regard sardonique de Morok, qui continuait de boire avec son impassibilité accoutumée. Croyant lire l’expression d’un triomphe insultant dans le coup d’œil de Morok, Jacques releva brusquement le coude et but encore quelques gorgées… Ses forces étaient à bout, un feu inextinguible lui dévorait la poitrine, la souffrance était atroce… il ne put résister… sa tête se renversa… ses mâchoires se serrèrent convulsivement, il brisa le goulot entre ses dents, son cou se roidit… des soubresauts spasmodiques tordirent ses membres, et il perdit presque connaissance.
 
– Jacques… mon garçon… ce n’est rien ! s’écria Morok, dont le regard féroce étincelait d’une joie diabolique.
 
Puis, remettant sa bouteille sur la table, il se leva pour venir en aide à Nini-Moulin, qui tâchait en vain de retenir Couche-tout-nu.
 
Cette crise subite n’offrait aucun symptôme de choléra, cependant une terreur panique s’empara des assistants ; une des femmes eut une violente attaque de nerfs, une autre s’évanouit en poussant des cris perçants.
 
Nini-Moulin, laissant Jacques aux mains de Morok, courait à la porte pour demander du secours, lorsque cette porte s’ouvrit soudainement. L’écrivain religieux recula stupéfait à la vue du personnage inattendu qui s’offrait à ses yeux.