Le Juif Errant

| 16.24 - L'entretien.

 

 

 

Après une minute d’hésitation, Rose-Pompon dit à Adrienne, dont le cœur battait vivement :
 
– Je vais, madame, vous dire tout de suite ce que j’ai sur le cœur ; je ne vous aurais pas cherchée ; puisque je vous trouve, il est bien naturel que je profite de la circonstance.
 
– Mais, mademoiselle, dit doucement Adrienne… pourrais-je du moins savoir le sujet de l’entretien que nous devons avoir ensemble ?
 
– Oui, madame, dit Rose-Pompon avec un redoublement de crânerie alors plus affectée que naturelle. D’abord, il ne faut pas croire que je me trouve malheureuse et que je veuille vous faire une scène de jalousie ou pousser des cris de délaissée… Ne vous flattez pas de ça… Dieu merci ! je n’ai pas à me plaindre du prince Charmant (c’est le petit nom que je lui ai donné) ; au contraire, il m’a rendue très heureuse ; si je l’ai quitté, c’est malgré lui, et parce que cela m’a plu.
 
Ce disant, Rose-Pompon qui, malgré ses airs dégagés, avait le cœur très gros, ne put retenir un soupir.
 
– Oui, madame, reprit-elle, je l’ai quitté parce que cela m’a plu, car il était fou de moi, madame… même que si j’avais voulu, il m’aurait épousée, oui, madame, épousée ; tant pis si ce que je vous dis là vous fait de la peine… Du reste, quand je dis tant pis, c’est vrai que je voulais vous en causer… de la peine… Oh ! bien sûr ; mais lorsque tout à l’heure, je vous ai vue si bonne pour la pauvre Mayeux, quoique j’étais bien certainement dans mon droit… j’ai éprouvé quelque chose… Enfin, ce qu’il y a de plus clair, c’est que je vous déteste, et que vous le méritez bien… ajouta Rose-Pompon en frappant du pied.
 
De tout ceci, même pour une personne beaucoup moins pénétrante qu’Adrienne et beaucoup moins intéressée qu’elle à démêler la vérité, il résultait évidemment que Mlle Rose-Pompon, malgré ses airs triomphants à l’endroit de celui qui perdait la tête pour elle et voulait l’épouser, il résultait que Mlle Rose-Pompon était complètement désappointée, qu’elle faisait un énorme mensonge, qu’on ne l’aimait pas, et qu’un violent dépit amoureux lui avait fait désirer de rencontrer Mlle de Cardoville, afin de lui faire, pour se venger, ce qu’en termes vulgaires on appelle une scène, regardant Adrienne (on saura tout à l’heure pourquoi) comme son heureuse rivale ; mais le bon naturel de Rose-Pompon ayant repris le dessus, elle se trouvait fort empêchée pour continuer sa scène. Adrienne, pour les raisons qu’on a dites, lui imposant de plus en plus.
 
Quoiqu’elle se fût attendue, sinon à la singulière sortie de la grisette, du moins à ce résultat : qu’il était impossible que le prince eût pour cette fille aucun attachement sérieux… Mlle de Cardoville, malgré la bizarrerie de cette rencontre, fut d’abord ravie de voir ainsi sa rivale confirmer une partie de ses prévisions ; mais tout à coup, à ces espérances devenues presque des réalités, succéda une appréhension cruelle… Expliquons-nous.
 
Ce que venait d’entendre Adrienne aurait dû la satisfaire complètement. Selon ce qu’on appelle les usages et les coutumes du monde, sûre désormais que le cœur de Djalma n’avait pas cessé de lui appartenir, il devait peu lui importer que le prince, dans toute l’effervescence d’une ardente jeunesse, eût ou non cédé à un caprice éphémère pour cette créature, après tout fort jolie et fort désirable, puisque, dans le cas même où il eût cédé à ce caprice, rougissant de cette erreur des sens, il se séparait de Rose-Pompon. Malgré de si bonnes raisons, cette erreur des sens ne pouvait être pardonnée par Adrienne. Elle ne comprenait pas cette séparation absolue du corps et de l’âme, qui fait que l’une ne partage pas la souillure de l’autre. Elle ne trouvait pas qu’il fût indifférent de se donner à celle-ci en pensant à celle-là ; son amour, jeune, chaste, passionné, était d’une exigence absolue, exigence aussi juste aux jeux de la nature et de Dieu que ridicule et niaise aux yeux des hommes. Par cela même qu’elle avait la religion des sens, par cela même qu’elle les raffinait, qu’elle les vénérait comme une manifestation adorable et divine, Adrienne avait, au sujet des sens, des scrupules, des délicatesses, des répugnances inouïes, invincibles, complètement inconnues de ces austères spiritualistes, de ces prudes ascétiques, qui, sous prétexte de la vitalité, de l’indignité de la matière, en regardent les écarts comme absolument sans conséquence et en font litière, pour lui bien prouver, à cette honteuse, à cette boueuse, tout le mépris qu’elles en font.
 
Mlle de Cardoville n’était pas de ces créatures farouches, pudibondes, qui mourraient de confusion plutôt que d’articuler nettement qu’elles veulent un mari jeune et beau, ardent et pur : aussi en épousent-elles de laids, de très blasés, de très corrompus, quitte à prendre, six mois après, deux ou trois amants. Non, Adrienne sentait instinctivement tout ce qu’il y a de fraîcheur virginale et céleste dans l’égale innocence de deux beaux êtres amoureux et passionnés, tout ce qu’il y a même de garanties pour l’avenir dans les tendres et ineffables souvenirs que l’homme conserve d’un premier amour qui est aussi sa première possession. Nous l’avons dit, Adrienne n’était donc qu’à moitié rassurée… bien qu’il lui fût confirmé par le dépit même de Rose-Pompon que Djalma n’avait pas eu pour la grisette le moindre attachement sérieux.
 
La grisette avait terminé sa péroraison par ce mot d’une hostilité flagrante et significative :
 
– Enfin, madame, je vous déteste !
 
– Et pourquoi me détestez-vous, mademoiselle ? dit doucement Adrienne.
 
– Oh ! mon Dieu ! madame, reprit Rose-Pompon, oubliant tout à fait son rôle de conquérante, et cédant à la sincérité naturelle de son caractère, faites donc comme si vous ne saviez pas à propos de qui et de quoi je vous déteste !… Avec cela… que l’on va ramasser des bouquets jusque dans la gueule d’une panthère pour des personnes qui ne vous sont rien du tout !… Et si ce n’était que cela encore ! ajouta Rose-Pompon, qui s’animait peu à peu, et dont la jolie figure, jusqu’alors contractée par une petite moue hargneuse, prit une expression de chagrin réel, pourtant quelquefois comique. Et si ce n’était que l’histoire du bouquet ! reprit-elle. Quoique mon sang n’ait fait qu’un tour en voyant le prince Charmant sauter comme un cabri sur le théâtre… je me serais dit : « Bah ! ces Indiens, ça a des politesses à eux ; ici… une femme laisse tomber son bouquet, un monsieur bien appris le ramasse et le tend, mais dans l’Inde, c’est pas ça : l’homme ramasse le bouquet, ne le rend pas à la femme et lui tue une panthère sous les yeux. Voilà le bon genre du pays, à ce qu’il paraît… Mais ce qui n’est bon genre nulle part, c’est de traiter une femme comme on m’a traitée… et cela, j’en suis sûre, grâce à vous, madame.
 
Ces plaintes de Rose-Pompon, à la fois amères et plaisantes, se conciliaient peu avec ce qu’elle avait dit précédemment du fol amour de Djalma pour elle, mais Adrienne se garda bien de lui faire remarquer ses contradictions, et lui dit doucement :
 
– Mademoiselle, vous vous trompez, je crois, en prétendant que je suis pour quelque chose dans vos chagrins ; mais, en tous cas, je regretterais sincèrement que vous ayez été maltraitée par qui que ce fût.
 
– Si vous croyez qu’on m’a battue… vous faites erreur, s’écria Rose-Pompon. Ah bien ! par exemple !… Non, ce n’est pas cela… mais enfin… je suis sûre que, sans vous, le prince Charmant aurait fini par m’aimer un peu ; j’en vaux bien la peine, après tout. Et puis, enfin… il y a aimer… et aimer… je ne suis pas exigeante, moi ; mais pas seulement ça !… et Rose-Pompon mordit l’ongle rose de son pouce. Ah ! quand Nini-Moulin est venu me chercher ici, en m’apportant des bijoux, des dentelles pour me décider à le suivre, il avait raison de me dire qu’il ne m’exposerait à rien… que de très honnête…
 
– Nini-Moulin ? demanda Mlle de Cardoville, de plus en plus intéressée ; qu’est-ce que Nini-Moulin, mademoiselle ?
 
– Un écrivain religieux, répondit Rose-Pompon d’un ton boudeur, l’âme damnée d’un tas de vieux sacristains dont il empoche l’argent, soi-disant pour écrire sur la morale et sur la religion. Elle est gentille, sa morale !
 
À ces mots d’écrivain religieux, de sacristains, Adrienne se vit sur la voie d’une nouvelle trame de Rodin ou du père d’Aigrigny, trame dont elle et Djalma avaient encore failli être les victimes ; elle commença d’entrevoir vaguement la vérité et reprit :
 
– Mais, mademoiselle, sous quel prétexte cet homme vous a-t-il emmenée d’ici ?
 
– Il est venu me chercher en me disant qu’il n’y avait rien à craindre pour ma vertu, qu’il ne s’agissait que de me faire bien gentille ; alors, moi je me suis dit : « Philémon est à son pays, je m’ennuie toute seule, ça m’a l’air drôle, qu’est-ce que je risque ?… » Oh ! non, je ne savais pas ce que je risquais, ajouta Rose-Pompon en soupirant. Enfin, Nini-Moulin m’emmène dans une jolie voiture ; nous nous arrêtons sur la place du Palais-Royal ; un homme à l’air sournois et au teint jaune monte avec moi à la place de Nini-Moulin, et me conduit chez le prince Charmant, où l’on m’établit. Quand je l’ai vu, dame ! il est si beau, mais si beau, que j’en suis d’abord restée toute éblouie ; avec ça l’air si doux, si bon… Aussi, je me suis dit tout de suite : « C’est pour le coup que ça serait joliment bien à moi de rester sage… » Je ne croyais pas si bien dire… Je suis restée sage… hélas ! plus que sage…
 
– Comment, mademoiselle, vous regrettez de vous être montrée si vertueuse ?…
 
– Tiens… je regrette de n’avoir pas eu au moins l’agrément de refuser quelque chose… Mais refusez donc quand on ne vous demande rien… mais rien de rien ; quand on vous méprise assez pour ne pas vous dire un pauvre petit mot d’amour.
 
– Mais, mademoiselle… permettez-moi de vous faire observer que l’indifférence qu’on vous a témoignée ne vous a pas empêchée de faire, ce me semble, un assez long séjour dans la maison dont vous me parlez.
 
– Est-ce que je sais pourquoi le prince Charmant me gardait auprès de lui ; pourquoi il me promenait en voiture et au spectacle ? Que voulez-vous ! c’est peut-être aussi bon ton, dans son pays de sauvages, d’avoir auprès de soi une petite fille bien gentille, à cette fin de n’y pas faire attention du tout, du tout…
 
– Mais alors pourquoi restiez-vous dans cette maison, mademoiselle ?
 
– Eh ! mon Dieu ! je restais, dit Rose-Pompon en frappant du pied avec dépit, je restais parce que, sans savoir comment cela s’est fait, malgré moi, je me suis mise à aimer le prince Charmant ; et, ce qu’il y a de drôle, c’est que moi, qui suis gaie comme un pinson… je l’aimais parce qu’il était triste, preuve que je l’aimais sérieusement. Enfin, un jour, je n’y ai pas tenu… j’ai dit : « Tant pis ! il arrivera ce qui pourra ; Philémon doit me faire des traits dans son pays, j’en suis sûre ; » ça m’encourage, et un matin je m’arrange à ma manière, si gentiment, si coquettement, qu’après m’être regardée dans ma glace, je me dis : « Oh ! c’est sûr… il ne résistera pas… » Je vais chez lui ; je perds la tête, je lui dis tout ce qui me passe de tendre dans l’esprit ; je ris, je pleure ; enfin je lui déclare que je l’adore… Qu’est-ce qu’il me répond à cela de sa voix douce et pas plus émue qu’un marbre : « Pauvre enfant !… » Pauvre enfant, reprit Rose-Pompon avec indignation… ni plus ni moins que si j’étais venue me plaindre à lui d’un mal de dent, parce qu’il me poussait une dent de sagesse… Mais ce qu’il y a d’affreux, c’est que je suis sûre que, s’il n’était pas malheureux d’autre part en amour, ce serait un vrai salpêtre ; mais il est si triste, si abattu !
 
Puis, s’interrompant un moment, Rose-Pompon ajouta :
 
– Au fait… non… je ne veux pas vous dire cela… vous seriez trop contente…
 
Enfin, après une pause d’une autre seconde :
 
– Ah bien ! ma foi ! tant pis ! je vous le dis, reprit cette drôle de petite fille en regardant Mlle de Cardoville avec attendrissement et déférence ; pourquoi me taire, après tout ! J’ai commencé par vous dire, en faisant la fière, que le prince Charmant voulait m’épouser, et j’ai fini, malgré moi, par vous avouer qu’il m’avait environ mise à la porte. Dame ! ce n’est pas ma faute, quand je veux mentir, je m’embrouille toujours. Aussi, tenez, madame, voilà la vérité pure : quand je vous ai rencontrée chez cette pauvre Mayeux, je me suis d’abord sentie colère contre vous comme un petit dindon… mais quand je vous ai eu entendue vous, si belle, si grande dame, traiter cette pauvre ouvrière comme votre sœur, j’ai eu beau faire, ma colère s’en est allée… Une fois ici, j’ai fait ce que j’ai pu pour la rattraper… impossible… plus je voyais la différence qu’il y a entre nous deux, plus je comprenais que le prince Charmant avait raison de ne songer qu’à vous… car c’est de vous, pour le coup, madame, qu’il est fou… allez… et bien fou… Ce n’est pas seulement à cause de l’histoire du tigre qu’il a tué pour vous à la Porte-Saint-Martin que je dis cela ; mais depuis, si vous saviez mon Dieu ! toutes les folies qu’il faisait avec votre bouquet. Et puis, vous ne savez pas ! toutes les nuits il les passait sans se coucher, et bien souvent à pleurer dans un salon, où, m’a-t-on dit, il vous a vue pour la première fois… vous savez… près de la serre… Et votre portrait donc, qu’il a fait de souvenir sur la glace à la mode de son pays ! et tant d’autres choses ! Enfin, moi qui l’aimais et qui voyais cela, ça commençait d’abord par me mettre hors de moi ; et puis ça devenait si touchant, si attendrissant, que je finissais par en avoir les larmes aux yeux. Mon Dieu !… oui… madame… tenez… comme maintenant rien qu’en y pensant, à ce pauvre prince. Ah ! madame, ajouta Rose-Pompon, ses jolis yeux bleus baignés de pleurs, et avec une expression d’intérêt si sincère qu’Adrienne fut profondément émue ; ah ! madame… vous avez l’air si doux, si bon ! ne le rendez donc pas malheureux, aimez-le donc un peu, ce pauvre prince… Voyons, qu’est-ce que cela vous fait de l’aimer !…
 
Et Rose-Pompon, d’un geste sans doute trop familier, mais rempli de naïveté, prit avec effusion la main d’Adrienne comme pour accentuer davantage sa prière.
 
Il avait fallu à Mlle de Cardoville un grand empire sur elle-même pour contenir, pour refouler l’élan de sa joie, qui du cœur lui montait aux lèvres, pour arrêter le torrent de questions qu’elle brûlait d’adresser à Rose-Pompon, pour retenir enfin les douces larmes de bonheur qui depuis quelques instants tremblaient sous ses paupières ; et puis, chose bizarre ! lorsque Rose-Pompon lui avait pris la main, Adrienne, au lieu de la retirer, avait affectueusement serré celle de la grisette, puis, par un mouvement machinal, l’avait attirée près de la fenêtre, comme si elle eût voulu examiner plus attentivement encore la délicieuse figure de Rose-Pompon. La grisette, en entrant, avait jeté son châle et son bibi sur le lit, de sorte qu’Adrienne put admirer les épaisses et soyeuses nattes de beaux cheveux blond cendré qui encadraient à ravir le frais minois de cette charmante fille, aux joues roses et fermes, à la bouche vermeille comme une cerise, aux grands yeux d’un bleu si gai ; Adrienne put enfin remarquer, grâce au décolleté un peu risqué de Rose-Pompon, la grâce et les trésors de sa taille de nymphe.
 
Si étrange que cela paraisse, Adrienne était ravie de trouver cette jeune fille encore plus jolie qu’elle ne lui avait paru d’abord… L’indifférence stoïque de Djalma pour cette ravissante créature disait assez toute la sincérité de l’amour dont il était dominé.
 
Rose-Pompon, après avoir pris la main d’Adrienne, fut aussi confuse que surprise de la bonté avec laquelle Mlle de Cardoville accueillit sa familiarité. Enhardie par cette indulgence et par le silence d’Adrienne, qui depuis quelques instants la considérait avec une bienveillance presque reconnaissante, la grisette reprit :
 
– Oh !… n’est-ce pas, madame, que vous aurez pitié de ce pauvre prince ?
 
Nous ne savons ce qu’Adrienne allait répondre à la demande indiscrète de Rose-Pompon, lorsque soudain une sorte de glapissement sauvage, aigu, strident, criard, mais qui semblait évidemment prétendre à imiter le chant du coq, se fit entendre derrière la porte.
 
Adrienne tressaillit, effrayée ; mais tout à coup la physionomie de Rose-Pompon, d’une expression naguère si touchante, s’épanouit joyeusement ; et, reconnaissant ce signal, elle s’écria en frappant dans ses mains :
 
– C’est Philémon !
 
– Comment ! Philémon ? dit vivement Adrienne.
 
– Oui… mon amant… Ah ! le monstre, il sera monté à pas de loup… pour faire le coq… c’est bien lui !
 
Un second co-co-rico des plus retentissants se fit entendre de nouveau derrière la porte.
 
– Mon Dieu, cet être-là est-il bête et drôle ! il fait toujours la même plaisanterie, et elle m’amuse toujours ! dit Rose-Pompon.
 
Et elle essuya ses dernières larmes du revers de sa main en riant comme une folle de la plaisanterie de Philémon, qui lui semblait toujours neuve et réjouissante, quoiqu’elle la connût déjà.
 
– N’ouvrez pas, dit tout bas Adrienne, de plus en plus embarrassée ; ne répondez pas, je vous en supplie.
 
– La clef est sur la porte, et le verrou est mis : Philémon voit bien qu’il y a quelqu’un.
 
– Il n’importe.
 
– Mais c’est ici sa chambre, madame ; nous sommes ici chez lui… dit Rose-Pompon.
 
En effet, Philémon, se lassant probablement du peu d’effet de ses deux imitations ornithologiques, tourna la clef dans la serrure, et ne pouvant l’ouvrir, dit à travers la porte, d’une voix de formidable basse taille :
 
– Comment, chat chéri… de mon cœur, nous sommes enfermée… Est-ce que nous prions saint Flambard pour le retour de Mon-mon (lisez Philémon) ?
 
Adrienne, ne voulant pas augmenter l’embarras et le ridicule de cette situation en la prolongeant davantage, alla droit à la porte, et l’ouvrit aux regards ébahis de Philémon, qui recula de deux pas. Mlle de Cardoville, malgré sa vive contrariété, ne put s’empêcher de sourire à la vue de l’amant de Rose-Pompon et des objets qu’il tenait à la main et sous son bras.
 
Philémon, grand gaillard très brun et haut en couleur, arrivant de voyage, portait un béret basque blanc ; sa barbe noire et touffue tombait à flots sur un large gilet bleu clair à la Robespierre, une courte redingote de velours olive et un immense pantalon à carreaux écossais d’une grandeur extravagante complétaient le costume de Philémon. Quant aux accessoires qui avaient fait sourire Adrienne, ils se composaient : 1° d’une valise d’où sortaient la tête et les pattes d’une oie, valise que Philémon portait sous le bras ; 2° d’un énorme lapin blanc, bien vivant, renfermé dans une cage que l’étudiant tenait à la main.
 
– Ah ! l’amour de lapin blanc ! a-t-il de beaux yeux rouges ! Il faut l’avouer, telles furent les premières paroles de Rose-Pompon, et Philémon, à qui elles ne s’adressaient pas, revenait pourtant après une longue absence ; mais l’étudiant, loin d’être choqué de se voir complètement sacrifié à son compagnon aux longues oreilles et aux yeux rubis, sourit complaisamment, heureux de voir la surprise qu’il ménageait à sa maîtresse si bien accueillie.
 
Ceci s’était passé très rapidement. Pendant que Rose-Pompon, agenouillée devant la cage, s’extasiait d’admiration pour le lapin, Philémon, frappé du grand air de Mlle de Cardoville, portant à la main son béret, avait respectueusement salué en s’effaçant le long de la muraille. Adrienne lui rendit son salut avec une grâce remplie de politesse et de dignité, descendit légèrement l’escalier et disparut.
 
Philémon, aussi ébloui de sa beauté que frappé de son air noble et distingué, et surtout très curieux de savoir comment diable Rose-Pompon avait de pareilles connaissances, lui dit vivement dans son argot amoureux et tendre.
 
– Chat chéri à son Mon-mon, qu’est-ce que cette belle dame ?
 
– Une de mes amies de pension… grand satyre… dit Rose-Pompon en agaçant le lapin.
 
Puis, jetant un coup d’œil de côté sur une caisse que Philémon avait posée près de la cage et de la valise :
 
– Je parie que c’est encore du raisiné de famille que tu m’apportes là-dedans ?
 
– Mon-mon apporte mieux que ça à son chat chéri, dit l’étudiant, et il appuya deux vigoureux baisers sur les joues fraîches de Rose-Pompon, qui s’était enfin relevée, Mon-mon lui apporte son cœur.
 
– Connu… dit la grisette en posant délicatement le pouce de sa main gauche sur le bout de son nez rose et ouvrant sa petite main, qu’elle agita légèrement.
 
Philémon riposta à cette agacerie de Rose-Pompon en lui prenant amoureusement la taille, et le joyeux ménage ferma sa porte.