Le Juif Errant

| 4.02 - La tempête.

 

 

 

La mer est affreuse… Des lames immenses, d’un vert sombre marbré d’écume blanche dessinent leurs ondulations, tour à tour hautes et profondes, sur une large bande de lumière rouge qui s’étend à l’horizon. Au-dessus s’entassaient de lourdes masses de nuages d’un noir bitumineux ; chassées par la violence du vent, quelques folles nuées d’un gris rougeâtre courent sur ce ciel lugubre. Le pâle soleil d’hiver, avant de disparaître au milieu des grands nuages derrière lesquels il monte lentement, jetant quelques reflets obliques sur la mer en tourmente, dore çà et là les crêtes transparentes des vagues les plus élevées.
 
Une ceinture d’écume neigeuse bouillonne et tourbillonne à perte de vue sur les récifs dont cette côte âpre et dangereuse est hérissée. Au loin, à mi-côte d’un promontoire de roches, assez avancé dans la mer, s’élève le château de Cardoville ; un rayon de soleil fait flamboyer ses vitres. Ses murailles de briques et ses toits d’ardoise aigus se dressent au milieu de ce ciel chargé de vapeurs. Un grand navire désemparé, ne naviguant plus que sous des lambeaux de voile fixés à des tronçons de mât, dérive vers la côte. Tantôt il roule sur la croupe monstrueuse des vagues, tantôt il plonge au fond de leurs abîmes.
 
Un éclair brille… il est suivi d’un bruit sourd à peine perceptible au milieu du fracas de la tempête. Ce coup de canon est le dernier signal de détresse de ce bâtiment, qui se perd et court malgré lui sur la côte. À ce moment, un bateau à vapeur, surmonté de son panache de noire fumée, venait de l’est et allait vers l’ouest ; faisant tous ses efforts pour se maintenir éloigné de la côte, il laissait les récifs à sa gauche. Le navire démâté devait, d’un instant à l’autre, passer à l’avant du bateau à vapeur, en courant sur les roches où le poussaient le vent et la marée.
 
Tout à coup un violent coup de mer coucha le bateau à vapeur sur le flanc : la vague énorme, furieuse, s’abattit sur le pont ; en une seconde la cheminée fut renversée, le tambour brisé, une des roues de la machine mise hors de service… une seconde lame, succédant à la première, prit encore le bâtiment par le travers, et augmenta tellement les avaries, que, ne gouvernant plus, il alla bientôt à la côte… dans la même direction que le trois-mâts. Mais celui-ci, quoique plus éloigné des récifs, offrant au vent et à la mer une plus grande surface que le bateau à vapeur, le gagnait de vitesse dans leur dérive commune, et il s’en rapprocha bientôt assez pour qu’il y eût à craindre un abordage entre les deux bâtiments… nouveau danger ajouté à toutes les horreurs d’un naufrage alors certain.
 
Le trois-mâts, navire anglais, nommé le Black-Eagle, venait d’Alexandrie, d’où il amenait des passagers qui, arrivés de l’Inde et de Java par la mer Rouge sur le bateau à vapeur le Ruyter, avaient quitté ce bâtiment pour traverser l’isthme de Suez. Le Black-Eagle, en sortant du détroit de Gibraltar, avait été relâcher aux Açores, d’où il arrivait alors… Il faisait voile pour Portsmouth lorsqu’il fut assailli par le vent du nord-ouest qui régnait alors dans la Manche.
 
Le bateau à vapeur, nommé le Guillaume-Tell, arrivait d’Allemagne, par l’Elbe ; après avoir passé à Hambourg, il se dirigeait vers le Havre.
 
Ces deux bâtiments, jouets de lames énormes, poussés par la tempête, entraînés par la marée, couraient sur les récifs avec une effrayante rapidité. Le pont de chaque navire offrait un spectacle terrible ; la mort de tous les passagers paraissait certaine, car une mer affreuse se brisait sur des roches vives au pied d’une falaise à pic.
 
Le capitaine du Black-Eagle, debout à l’arrière, se tenant sur un débris de mâture, donnait dans cette extrémité terrible ses derniers ordres avec un courageux sang-froid. Les embarcations avaient été enlevées par les lames. Il ne fallait pas songer à mettre la chaloupe à flot ; la seule chance de salut, dans le cas où le navire ne se briserait pas tout d’abord en touchant le banc de roches, était d’établir, au moyen d’un câble porté sur les roches, un va-et-vient, sorte de communication des plus dangereuses entre la terre et les débris d’un navire.
 
Le pont était couvert de passagers dont les cris et l’épouvante augmentaient encore la confusion générale. Les uns, frappés de stupeur, cramponnés aux râteliers des haubans, attendaient la mort avec une insensibilité stupide ; d’autres se tordaient les mains avec désespoir, ou se roulaient sur le pont en poussant des imprécations terribles.
 
Ici, des femmes priaient agenouillées ; d’autres cachaient leur figure dans leurs mains, comme pour ne pas voir les sinistres approches de la mort ; une jeune mère, pâle comme un spectre, tenant son enfant étroitement serré contre son sein, allait, suppliante, d’un matelot à l’autre, offrant à qui se chargerait de son fils une bourse pleine d’or et des bijoux qu’elle venait d’aller chercher.
 
Ces cris, ces frayeurs, ces larmes contrastaient avec la résignation sombre et taciturne des marins.
 
Reconnaissant l’imminence d’un danger aussi effrayant qu’inévitable, les uns, se dépouillant d’une partie de leurs vêtements, attendaient le moment de tenter un dernier effort pour disputer leur vie à la fureur des vagues ; d’autres, renonçant à tout espoir, bravaient la mort avec une indifférence stoïque.
 
Çà et là des épisodes touchants ou terribles se dessinaient, si cela peut se dire, sur un fond de sombre et morne désespoir.
 
Un jeune homme de dix-huit à vingt ans environ, aux cheveux noirs et brillants, au teint cuivré, aux traits d’une régularité, d’une beauté parfaites, contemplait cette scène de désolation et de terreur avec ce calme triste, particulier à ceux qui ont souvent bravé de grands périls ; enveloppé d’un manteau, le dos appuyé aux bastingages, il arc-boutait ses pieds sur une des pièces de bois de la drome.
 
Tout à coup, la malheureuse mère, qui, son enfant dans ses bras, et de l’or dans sa main, s’était déjà en vain adressée à quelques matelots pour les supplier de sauver son fils, avisant le jeune homme au teint cuivré, se jeta à ses genoux et lui tendit son enfant avec un élan de désespoir inexprimable…
 
Le jeune homme le prit, secoua tristement la tête en montrant les vagues furieuses à cette femme éplorée… mais d’un geste expressif il sembla lui promettre d’essayer de le sauver…
 
Alors la jeune mère, dans une folle ivresse d’espoir, se mit à baigner de larmes les mains du jeune homme au teint cuivré.
 
Plus loin, un autre passager du Black-Eagle paraissait animé de la pitié la plus active. On lui eût donné vingt-cinq ans à peine. De longs cheveux blonds et bouclés flottaient autour de sa figure angélique. Il portait une soutane noire et un rabat blanc. S’attachant aux plus désespérés, allant de l’un à l’autre, il leur disait de pieuses paroles d’espérance ou de résignation ; à l’entendre consoler ceux-ci, encourager ceux-là, dans un langage rempli d’onction, de tendresse et d’ineffable charité, on l’eût dit étranger ou indifférent aux périls qu’il partageait. Sur cette suave et belle figure, on lisait une intrépidité froide et sainte, un religieux détachement de toute pensée terrestre ; de temps à autre, il levait ses grands yeux bleus rayonnant de reconnaissance, d’amour et de sérénité, comme pour remercier Dieu de l’avoir mis à une de ces épreuves formidables où l’homme, rempli de cœur et de bravoure, peut se dévouer pour ses frères, et, sinon les sauver tous, du moins mourir avec eux en leur montrant le ciel… Enfin on eût dit un ange envoyé par le Créateur pour rendre moins cruels les coups d’une inexorable fatalité…
 
Opposition bizarre ! non loin de ce jeune homme beau comme un archange, on voyait un être qui ressemblait au démon du mal.
 
Hardiment monté sur le tronçon du mât de beaupré, où il se tenait à l’aide de quelques débris de cordages, cet homme dominait la scène terrible qui se passait sur le pont. Une joie sinistre, sauvage, éclatait sur son front jaune et mat, teinte particulière aux gens issus d’un blanc et d’une créole métisse ; il ne portait qu’une chemise et un caleçon de toile ; à son cou était suspendu par un cordon un rouleau de fer-blanc, pareil à celui dont se servent les soldats pour serrer leur congé.
 
Plus le danger augmentait, plus le trois-mâts menaçait d’être jeté sur les récifs ou d’aborder le bateau à vapeur, dont il approchait rapidement (abordage terrible, qui devait faire sombrer les deux bâtiments avant même qu’ils eussent échoué au milieu des roches), plus la joie infernale de ce passager se révélait par d’effrayants transports. Il semblait hâter avec une féroce impatience l’œuvre de destruction qui allait s’accomplir.
 
À le voir ainsi se repaître avidement de toutes les angoisses, de toutes les terreurs, de tous les désespoirs qui s’agitaient devant lui, on l’eût pris pour l’apôtre de l’une de ces divinités qui, dans les pays barbares, président au meurtre et au carnage.
 
Bientôt le Black-Eagle, poussé par le vent et par des vagues énormes, arriva si près du Guillaume-Tell, que de ce bâtiment l’on pouvait distinguer les passagers rassemblés sur le pont du bateau à vapeur, aussi presque désemparé. Ses passagers n’étaient plus qu’en petit nombre. Le coup de mer, en emportant le tambour et en brisant une des roues de la machine, avait aussi emporté presque tout le plat-bord du même côté ; les vagues, entrant à chaque instant par cette large brèche, balayaient le pont avec une violence irrésistible, et chaque fois enlevaient quelque victime.
 
Parmi les passagers, qui semblaient n’avoir échappé que pour être broyés contre les rochers ou écrasés sous le choc des deux navires, dont la rencontre devenait de plus en plus imminente, un groupe était surtout digne du plus tendre, du plus douloureux intérêt.
 
Réfugié à l’arrière, un grand vieillard au front chauve, à la moustache grise, avait enroulé autour de son corps un bout de cordage, et, ainsi solidement amarré le long de la muraille du navire, il enlaçait de ses bras et serrait avec force contre sa poitrine deux jeunes filles de quinze à seize ans, à demi enveloppées dans une pelisse de peau de renne… Un grand chien fauve, ruisselant d’eau et aboyant avec fureur contre les lames, était à leurs pieds.
 
Ces jeunes filles, entourées du bras du vieillard, se pressaient encore l’une contre l’autre ; mais, loin de s’égarer autour d’elles avec épouvante, leurs yeux se levaient vers le ciel, comme si, pleines d’une espérance ingénue, elles se fussent attendues à être sauvées par l’intervention d’une puissance surnaturelle.
 
Un épouvantable cri d’horreur, de désespoir, poussé à la fois par tous les passagers des deux navires, retentit tout à coup au-dessus du fracas de la tempête.
 
Au moment où, plongeant profondément entre deux lames, le bateau à vapeur offrait son travers à l’avant du trois-mâts, celui-ci, enlevé à une hauteur prodigieuse par une montagne d’eau, se trouva pour ainsi dire suspendu au-dessus du Guillaume-Tell pendant la seconde qui précéda le choc de ces deux bâtiments…
 
Il est de ces spectacles d’une horreur sublime… impossibles à rendre. Mais, durant ces catastrophes promptes comme la pensée, on surprend parfois des tableaux si rapides, que l’on croirait les avoir aperçus à la lueur d’un éclair.
 
Ainsi, lorsque le Black-Eagle, soulevé par les flots, allait s’abattre sur le Guillaume-Tell, le jeune homme à figure d’archange, aux cheveux blonds flottants, se tenait debout à l’avant du trois-mâts, prêt à se précipiter à la mer pour sauver quelque victime…
 
Tout à coup il aperçut à bord du bateau à vapeur, qu’il dominait de toute l’élévation d’une vague immense, il aperçut les deux jeunes filles étendant vers lui leurs bras suppliants… Elles semblaient le reconnaître et le contemplaient avec une sorte d’extase, d’adoration religieuse !
 
Pendant une seconde, malgré le fracas de la tempête, malgré l’approche du naufrage, les regards de ces trois êtres se rencontrèrent…
 
Les traits du jeune homme exprimèrent alors une commisération subite, profonde ; car les deux jeunes filles, les mains jointes, l’imploraient comme un sauveur attendu…
 
Le vieillard, renversé par la chute d’un bordage, gisait sur le pont.
 
Bientôt tout disparut. Une effrayante masse d’eau lança impétueusement le Black-Eagle sur le Guillaume-Tell au milieu d’un nuage d’écume bouillonnante.
 
À l’effroyable écrasement de ces deux masses de bois et de fer, qui, broyées l’une contre l’autre, sombrèrent aussitôt, se joignit seulement un grand cri… un cri d’agonie et de mort… un seul cri poussé par cent créatures humaines s’abîmant à la fois dans les flots…
 
Et puis l’on ne vit plus rien.
 
Quelques moments après, dans le creux ou sur la cime des vagues… on put apercevoir les débris des deux bâtiments ; et çà et là, les bras crispés, la figure livide et désespérée de quelques malheureux tâchant de gagner les récifs de la côte au risque d’y être écrasés sous le choc des lames qui s’y brisaient avec fureur.