| 6.09 - La trahison
La princesse de Saint-Dizier, accompagnée de M. d’Aigrigny et suivie du valet de chambre, s’arrêta dans une pièce voisine de son cabinet, où étaient restés Adrienne, M. Tripeaud et le médecin.
– Où est le commissaire de police ? demanda la princesse à celui de ses gens qui était venu lui annoncer l’arrivée de ce magistrat.
– Madame, il est là dans le salon bleu.
– Priez-le de ma part de vouloir bien m’attendre quelques instants.
Le valet de chambre s’inclina et sortit. Dès qu’il fut dehors, Mme de Saint-Dizier s’approcha vivement de M. d’Aigrigny dont la physionomie, ordinairement fière et hautaine, était pâle et sombre.
– Vous le voyez, s’écria-t-elle d’une voix précipitée, Adrienne sait tout maintenant ; que faire ?… que faire ?…
– Je ne sais… dit l’abbé, le regard fixe et absorbé ; cette révélation est un coup terrible.
– Tout est-il donc perdu ?
– Il n’y aurait qu’un moyen de salut, dit M. d’Aigrigny, ce serait… le docteur…
– Mais comment ? s’écria la princesse, si vite ? aujourd’hui même ?
– Dans deux heures il sera trop tard ; cette fille diabolique aura vu les filles du général Simon…
– Mais… mon Dieu… Frédéric… c’est impossible… M. Baleinier ne pourra jamais… il aurait fallu préparer cela de longue main, comme nous devions le faire après l’interrogatoire d’aujourd’hui.
– Il n’importe, reprit vivement l’abbé, il faut que le docteur essaye à tout prix.
– Mais sous quel prétexte ?
– Je vais tâcher d’en trouver un…
– En admettant que vous trouviez ce prétexte, Frédéric, s’il faut agir aujourd’hui, rien ne sera préparé… là-bas.
– Rassurez-vous, par habitude de prévoir, on est toujours prêt.
– Et comment prévenir le docteur à l’instant même ? reprit la princesse.
– Le faire demander… cela éveillerait les soupçons de votre nièce, dit M. d’Aigrigny pensif, et c’est, avant tout, ce qu’il faut éviter.
– Sans doute, reprit la princesse, cette confiance est l’une de nos plus grandes ressources.
– Un moyen ! dit vivement l’abbé ; je vais écrire quelques mots à la hâte à Baleinier ; un de vos gens les lui portera, comme si cette lettre venait du dehors… d’un malade pressant…
– Excellente idée ! s’écria la princesse, vous avez raison… Tenez… là, sur cette table… il y a tout ce qui est nécessaire pour écrire… Vite, vite… Mais le docteur réussira-t-il ?
– À vrai dire, je n’ose l’espérer, dit le marquis en s’asseyant près de la table avec un courroux contenu. Grâce à cet interrogatoire, qui, du reste, a été au-delà de nos espérances, et que notre homme caché par nos soins derrière la portière de la chambre voisine a fidèlement sténographié, grâce aux scènes violentes qui doivent avoir nécessairement lieu demain et après, le docteur, en s’entourant d’habiles précautions, aurait pu agir avec la plus entière certitude… Mais lui demander cela aujourd’hui… tout à l’heure… Tenez… Herminie… c’est folie que d’y penser !
Et le marquis jeta brusquement la plume qu’il avait à la main, puis il ajouta avec un accent d’irritation amère et profonde :
– Au moment de réussir, voir toutes nos espérances anéanties… Ah ! les conséquences de tout ceci seront incalculables… Votre nièce… nous fait bien du mal… oh ! bien du mal…
Il est impossible de rendre l’expression de sourde colère, de haine implacable, avec laquelle M. d’Aigrigny prononça ces derniers mots.
– Frédéric ! s’écria la princesse avec anxiété en appuyant vivement sa main sur la main de l’abbé, je vous en conjure, ne désespérez pas encore… l’esprit du docteur est si fécond en ressources, il nous est si dévoué… essayons toujours.
– Enfin, c’est du moins une chance, dit l’abbé en reprenant la plume.
– Mettons la chose au pis… dit la princesse : qu’Adrienne aille ce soir… chercher les filles du maréchal Simon… Peut-être ne les trouvera-t-elle plus…
– Il ne faut pas espérer cela ; il est impossible que les ordres de Rodin aient été si promptement exécutés… nous en aurions été avertis.
– Il est vrai… écrivez alors au docteur… je vais vous envoyer Dubois ; il lui portera votre lettre. Courage, Frédéric ! nous aurons raison de cette fille intraitable…
Puis Mme de Saint-Dizier ajouta avec une rage concentrée :
– Oh ! Adrienne… Adrienne… vous payerez bien cher vos insolents sarcasmes et les angoisses que vous nous causez !
Au moment de sortir, la princesse se retourna et dit à M. d’Aigrigny :
– Attendez-moi ici ; je vous dirai ce que signifie la visite du commissaire, et nous rentrerons ensemble.
La princesse disparut. M. d’Aigrigny écrivit quelques mots à la hâte, d’une main convulsive.
Après la sortie de Mme de Saint-Dizier et du marquis, Adrienne était restée dans le cabinet de sa tante avec M. Baleinier et le baron Tripeaud.
En entendant annoncer l’arrivée du commissaire, Mlle de Cardoville avait ressenti une vive inquiétude, car sans doute, ainsi que l’avait craint Agricol, le magistrat venait demander l’autorisation de faire des recherches dans l’intérieur de l’hôtel et du pavillon, afin de retrouver le forgeron, que l’on y croyait caché. Quoiqu’elle regardât comme très secrète la retraite d’Agricol, Adrienne n’était pas complètement rassurée ; aussi, dans la prévision d’une éventualité fâcheuse, elle trouvait une occasion très opportune de recommander instamment son protégé au docteur, ami fort intime, nous l’avons dit, de l’un des ministres les plus influents de l’époque. La jeune fille s’approcha donc du médecin, qui causait à voix basse avec le baron, et de sa voix la plus douce, la plus câline :
– Mon bon monsieur Baleinier… je désirerais vous dire deux mots…
Et du regard la jeune fille lui montra la profonde embrasure d’une croisée.
– À vos ordres… mademoiselle… répondit le médecin en se levant pour suivre Adrienne auprès de la fenêtre.
M. Tripeaud, qui, ne se sentant plus soutenu par la présence de l’abbé, craignait la jeune fille comme le feu, fut très satisfait de cette diversion : pour se donner une contenance, il alla se remettre en contemplation devant un tableau de sainteté qu’il semblait ne pas se lasser d’admirer.
Lorsque Mlle de Cardoville fut assez éloignée du baron pour n’être pas entendue de lui, elle dit au médecin, qui, toujours souriant, toujours bienveillant, attendait qu’elle s’expliquât :
– Mon bon docteur, vous êtes mon ami, vous avez été celui de mon père… Tout à l’heure, malgré la difficulté de votre position, vous vous êtes courageusement montré mon seul partisan…
– Mais pas du tout, mademoiselle, n’allez pas dire de pareilles choses, dit le docteur en affectant un courroux plaisant. Peste ! vous me feriez de belles affaires… Voulez-vous bien vous taire… Vade retro, Satanas !! ce qui veut dire : Laissez-moi tranquille, charmant petit démon que vous êtes !
– Rassurez-vous, dit Adrienne en souriant, je ne vous compromettrai pas ; mais permettez-moi seulement de vous rappeler que bien souvent vous m’avez fait des offres de service… vous m’avez parlé de votre dévouement…
– Mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez si je m’en tiens à des paroles.
– Eh bien, donnez-moi une preuve sur-le-champ, dit vivement Adrienne.
– À la bonne heure, voilà comme j’aime à être pris au mot… Que faut-il faire pour vous ?
– Vous êtes toujours fort lié avec votre ami le ministre ?
– Sans doute : je le soigne justement d’une extinction de voix : il en a toujours, la veille du jour où on doit l’interpeller ; il aime mieux ça…
– Il faut que vous obteniez de votre ministre quelque chose de très important pour moi.
– Pour vous ?… et quel rapport ?…
Le valet de chambre de la princesse entra, remit une lettre à M. Baleinier, et lui dit :
– Un domestique étranger vient d’apporter à l’instant cette lettre pour monsieur le docteur ; c’est très pressé…
Le médecin prit la lettre, le valet de chambre sortit.
– Voici les désagréments du métier, lui dit en souriant Adrienne ; on ne vous laisse pas un moment de repos, mon pauvre docteur.
– Ne m’en parlez pas, mademoiselle, dit le médecin, qui ne put cacher un mouvement de surprise en reconnaissant l’écriture de M. d’Aigrigny ; ces diables de malades croient en vérité que nous sommes de fer et que nous accaparons toute la santé qui leur manque… ils sont impitoyables. Mais vous permettez, mademoiselle, dit M. Baleinier en interrogeant Adrienne du regard avant de décacheter la lettre.
Mlle de Cardoville répondit par un gracieux signe de tête. La lettre du marquis d’Aigrigny n’était pas longue ; le médecin la lut d’un trait ; et, malgré sa prudence habituelle, il haussa les épaules et dit vivement :
– Aujourd’hui… mais c’est impossible… il est fou…
– Il s’agit sans doute de quelque pauvre malade qui a mis en vous tout son espoir… qui vous attend, qui vous appelle… Allons, mon cher monsieur Baleinier, soyez bon… ne repoussez pas sa prière… il est si doux de justifier la confiance qu’on inspire !…
Il y avait à la fois un rapprochement et une contradiction si extraordinaires entre l’objet de cette lettre écrite à l’instant même au médecin par le plus implacable ennemi d’Adrienne, et les paroles de commisération que celle-ci venait de prononcer d’une voix touchante, que le docteur Baleinier en fut frappé. Il regarda Mlle de Cardoville d’un air presque embarrassé et répondit :
– Il s’agit, en effet… de l’un de mes clients qui compte beaucoup sur moi… beaucoup trop même… car il me demande une chose impossible… Mais pourquoi vous intéresser à un inconnu ?
– S’il est malheureux… je le connais… Mon protégé pour qui je vous demande l’appui du ministre m’était aussi à peu près inconnu… et maintenant je m’y intéresse on ne peut plus vivement ; car, puisqu’il faut vous le dire, mon protégé est le fils de ce digne soldat qui a ramené ici, du fond de la Sibérie, les filles du maréchal Simon.
– Comment !… votre protégé est…
– Un brave artisan… le soutien de sa famille… Mais je dois tout vous dire… voici comment les choses se sont passées…
La confidence qu’Adrienne allait faire au docteur fut interrompue par Mme de Saint-Dizier, qui, suivie de M. d’Aigrigny, ouvrit violemment la porte de son cabinet. On lisait sur la physionomie de la princesse une expression de joie infernale, à peine dissimulée par un faux semblant d’indignation courroucée.
M. d’Aigrigny, entrant dans le cabinet, avait jeté rapidement un regard interrogatif et inquiet au docteur Baleinier. Celui-ci répondit par un mouvement de tête négatif. L’abbé se mordit les lèvres de rage muette ; ayant mis ses dernières espérances dans le docteur, il dut considérer ses projets comme à jamais ruinés, malgré le nouveau coup que la princesse allait porter à Adrienne.
– Messieurs, dit Mme de Saint-Dizier d’une voix brève, précipitée, car elle suffoquait de satisfaction méchante, messieurs, veuillez prendre place… j’ai de nouvelles et curieuses choses à vous apprendre au sujet de cette demoiselle.
Et elle désigna sa nièce d’un regard de haine et de mépris impossible à rendre.
– Allons… ma pauvre enfant, qu’y a-t-il ? que vous veut-on encore ? dit M. Baleinier d’un ton patelin avant de quitter la fenêtre où il se tenait à côté d’Adrienne ; quoi qu’il arrive, comptez toujours sur moi.
Et ce disant, le médecin alla prendre place à côté de M. d’Aigrigny et de M. Tripeaud.
À l’insolente apostrophe de sa tante, Mlle de Cardoville avait fièrement redressé la tête… La rougeur lui monta au front ; impatientée, irritée des nouvelles attaques dont on la menaçait, elle s’avança vers la table où la princesse était assise, et dit d’une voix émue à M. Baleinier :
– Je vous attends chez moi le plus tôt possible… mon cher docteur ; vous le savez, j’ai absolument besoin de vous parler.
Et Adrienne fit un pas vers la bergère où était son chapeau.
La princesse se leva brusquement et s’écria :
– Que faites-vous, mademoiselle ?
– Je me retire, madame… Vous m’avez signifié vos volontés, je vous ai signifié les miennes ; cela suffit. Quant aux affaires d’intérêt, je chargerai quelqu’un de mes réclamations.
Mlle de Cardoville prit son chapeau. Mme de Saint-Dizier, voyant sa proie lui échapper, courut précipitamment à sa nièce, et, au mépris de toute convenance, lui saisit violemment le bras d’une main convulsive en lui disant :
– Restez !!!
– Ah !… madame…, fit Adrienne avec un accent de douloureux dédain, où sommes-nous donc ici ?…
– Vous voulez vous échapper… vous avez peur ! lui dit Mme de Saint-Dizier en la toisant d’un air de dédain.
Avec ces mots : Vous avez peur… on aurait fait marcher Adrienne de Cardoville dans la fournaise. Dégageant son bras de l’étreinte de sa tante par un geste rempli de noblesse et de fierté, elle jeta sur le fauteuil le chapeau qu’elle tenait à la main, et, revenant auprès de la table, elle dit impérieusement à la princesse :
– Il y a quelque chose de plus fort que le profond dégoût que tout ceci m’inspire… c’est la crainte d’être accusée de lâcheté ; parlez, madame… je vous écoute.
Et la tête haute, le teint légèrement coloré, le regard à demi voilé par une larme d’indignation, les bras croisés sur son sein, qui, malgré elle, palpitait d’une vive émotion, frappant convulsivement le tapis du bout de son joli pied, Adrienne attacha sur sa tante un coup d’œil assuré. La princesse voulut alors distiller goutte à goutte le venin dont elle était gonflée, et faire souffrir sa victime le plus longtemps possible, certaine qu’elle ne lui échapperait pas.
– Messieurs, dit Mme de Saint-Dizier d’une voix contenue, voici ce qui vient de se passer… On m’a avertie que le commissaire de police désirait me parler ; je me suis rendue auprès de ce magistrat, il s’est excusé d’un air peiné du devoir qu’il avait à remplir. Un homme sous le coup d’un mandat d’amener avait été vu entrant dans le pavillon du jardin…
Adrienne tressaillit ; plus de doute, il s’agissait d’Agricol. Mais elle redevint impassible en songeant à la sûreté de la cachette où elle l’avait fait conduire.
– Le magistrat, continua la princesse, me demanda de procéder à la recherche de cet homme, soit dans l’hôtel, soit dans le pavillon. C’était son droit. Je le priai de commencer par le pavillon, et je l’accompagnai… Malgré la conduite inqualifiable de mademoiselle, il ne me vint pas un moment à la pensée, je l’avoue, de croire qu’elle fût mêlée en quelque chose à cette déplorable affaire de police… Je me trompais.
– Que voulez-vous dire, madame ? s’écria Adrienne.
– Vous allez le savoir, mademoiselle, dit la princesse d’un air triomphant. Chacun son tour… Vous vous êtes, tout à l’heure, un peu trop hâtée de vous montrer si railleuse et si altière… J’accompagne donc le commissaire dans ses recherches… Nous arrivons au pavillon… Je vous laisse à penser l’étonnement, la stupeur de ce magistrat à la vue de ces trois créatures, costumées comme des filles de théâtre… Le fait a été d’ailleurs, à ma demande, consigné dans le procès-verbal ; car on ne saurait trop montrer aux yeux de tous… de pareilles extravagances.
– Madame la princesse a fort sagement agi, dit le baron Tripeaud en s’inclinant. Il était bon d’édifier aussi la justice à ce sujet.
Adrienne, trop vivement préoccupée du sort de l’artisan pour songer à répondre vertement à Tripeaud ou à Mme de Saint-Dizier, écoutait en silence, cachant son inquiétude.
– Le magistrat, reprit Mme de Saint-Dizier, a commencé par interroger sévèrement ces jeunes filles, et leur a demandé si aucun homme ne s’était, à leur connaissance, introduit dans le pavillon occupé par mademoiselle… elles ont répondu avec une incroyable audace qu’elles n’avaient vu personne entrer…
– Les braves et honnêtes filles ! pensa Mlle de Cardoville avec joie ; ce pauvre ouvrier est sauvé… la protection du docteur Baleinier fera le reste.
– Heureusement, reprit la princesse, une de mes femmes, Mme Grivois, m’avait accompagnée ; cette excellente personne se rappelant avoir vu rentrer mademoiselle chez elle, ce matin à huit heures, dit naïvement au magistrat qu’il se pourrait fort bien que l’homme que l’on cherchait se fût introduit par la petite porte du jardin, laissée involontairement ouverte… par mademoiselle… en revenant.
– Il eût été bon, madame la princesse, dit Tripeaud, de faire aussi consigner au procès-verbal que mademoiselle était rentrée chez elle à huit heures du matin…
– Je n’en vois pas la nécessité, dit le docteur, fidèle à son rôle, ceci était complètement en dehors des recherches auxquelles se livrait le commissaire.
– Mais, docteur, dit Tripeaud…
– Mais, monsieur le baron, reprit M. Baleinier d’un ton ferme, c’est mon opinion.
– Et ce n’est pas la mienne, docteur, dit la princesse ; ainsi que M. Tripeaud, j’ai pensé qu’il était important que la chose fût établie au procès-verbal et j’ai vu au regard confus et douloureux du magistrat combien il lui était pénible d’avoir à enregistrer la scandaleuse conduite d’une jeune personne placée dans une si haute position sociale.
– Sans doute, madame, dit Adrienne impatientée, je crois votre pudeur à peu près égale à celle de ce candide commissaire de police ; mais il me semble que votre commune innocence s’alarmait un peu trop promptement : vous et lui auriez pu réfléchir qu’il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que, étant sortie, je suppose, à six heures du matin, je fusse rentrée à huit.
– L’excuse, quoique tardive… est du moins adroite, dit la princesse avec dépit.
– Je ne m’excuse pas, madame, répondit fièrement Adrienne ; mais, comme M. Baleinier a bien voulu dire un mot en ma faveur par amitié pour moi, je donne l’interprétation possible d’un fait qu’il ne me convient pas d’expliquer devant vous…
– Alors le fait demeure acquis au procès-verbal… jusqu’à ce que mademoiselle en donne l’explication, dit le baron Tripeaud.
L’abbé d’Aigrigny, le front appuyé sur sa main, restait pour ainsi dire étranger à cette scène, effrayé qu’il était des suites qu’allait avoir l’entrevue de Mlle de Cardoville avec les filles du maréchal Simon, car il ne fallait pas songer à empêcher matériellement Adrienne de sortir ce soir-là.
Mme de Saint-Dizier reprit :
– Le fait qui avait si cruellement scandalisé le commissaire n’est rien encore… auprès de ce qui me reste à vous apprendre, messieurs… Nous avons donc parcouru le pavillon dans tous les sens sans trouver personne… nous allions quitter la chambre à coucher de mademoiselle, car nous avions visité cette pièce en dernier lieu, lorsque Mme Grivois me fit remarquer que l’une des moulures dorées d’une fausse porte ne rejoignait pas hermétiquement… nous attirons l’attention du magistrat sur cette singularité ; ses agents examinent… cherchent… un panneau glisse sur lui-même… et alors… savez-vous ce que l’on découvre ?… Non… non, cela est tellement odieux, tellement révoltant… que je n’oserai jamais…
– Eh bien ! j’oserai, moi, madame, dit résolument Adrienne, qui vit avec un profond chagrin la retraite d’Agricol découverte ; j’épargnerai, madame, à votre candeur le récit de ce nouveau scandale… et ce que je vais dire n’est d’ailleurs nullement pour me justifier.
– La chose en vaudrait pourtant la peine… mademoiselle, dit Mme de Saint-Dizier avec un sourire méprisant : un homme caché par vous dans votre chambre à coucher.
– Un homme caché dans sa chambre à coucher !… s’écria le marquis d’Aigrigny en redressant la tête avec un indignation qui cachait à peine une joie cruelle.
– Un homme dans la chambre à coucher de mademoiselle ! ajouta le baron Tripeaud. Et cela a été, je l’espère, aussi consigné au procès-verbal ?
– Oui, oui, monsieur, dit la princesse d’un air triomphant.
– Mais cet homme, dit le docteur d’un air hypocrite, était sans doute un voleur ? Cela s’explique ainsi de soi-même… tout autre soupçon n’est pas vraisemblable…
– Votre indulgence pour mademoiselle vous égare, monsieur Baleinier, dit sèchement la princesse.
– On connaît cette espèce de voleurs-là, dit Tripeaud ; ce sont ordinairement de beaux jeunes gens très riches…
– Vous vous trompez, monsieur, reprit Mme de Saint-Dizier, mademoiselle n’élève pas ses vues si haut… elle prouve qu’une erreur peut être non seulement criminelle, mais encore ignoble… Aussi, je ne m’étonne plus des sympathies que mademoiselle affichait tout à l’heure pour le populaire… C’est d’autant plus touchant et attendrissant que cet homme, caché par mademoiselle chez elle, portait une blouse.
– Une blouse !… s’écria le baron avec l’air du plus profond dégoût ; mais alors… c’était donc un homme du peuple ? C’est à faire dresser les cheveux sur la tête…
– Cet homme est un ouvrier forgeron, il l’a avoué, dit la princesse ; mais il faut être juste, c’est un assez beau garçon, et sans doute mademoiselle, dans la singulière religion qu’elle professe pour le beau…
– Assez, madame… assez, dit tout à coup Adrienne, qui, dédaignant de répondre, avait jusqu’alors écouté sa tante avec une indignation croissante et douloureuse ; j’ai été tout à l’heure sur le point de me justifier à propos d’une de vos odieuses insinuations… je ne m’exposerai pas une seconde fois à une pareille faiblesse… Un mot seulement, madame… Cet honnête et loyal artisan est arrêté, sans doute ?
– Certes, il a été arrêté et conduit sous bonne escorte… Cela vous fend le cœur, n’est-ce pas, mademoiselle ?… dit la princesse d’un air triomphant ; il faut, en effet, que votre tendre pitié pour cet intéressant forgeron soit bien grande, car vous perdez votre assurance ironique.
– Oui, madame, car j’ai mieux à faire que de railler ce qui est odieux et ridicule, dit Adrienne, dont les yeux se voilaient de larmes en songeant aux inquiétudes cruelles de la famille d’Agricol prisonnier ; et prenant son chapeau, elle le mit sur sa tête, en noua les rubans, et s’adressant au docteur :
– Monsieur Baleinier, je vous ai tout à l’heure demandé votre protection auprès du ministre…
– Oui, mademoiselle… et je me ferai un plaisir d’être votre intermédiaire auprès de lui.
– Votre voiture est en bas ?
– Oui, mademoiselle… dit le docteur, singulièrement surpris.
– Vous allez être assez bon pour me conduire à l’instant chez le ministre… Présentée par vous, il ne me refusera pas la grâce ou plutôt la justice que j’ai à solliciter de lui.
– Comment, mademoiselle, dit la princesse, vous osez prendre une telle détermination sans mes ordres après ce qui vient de se passer ?… C’est inouï !
– Cela fait pitié, ajouta M. Tripeaud, mais il faut s’attendre à tout.
Au moment où Adrienne avait demandé au docteur si sa voiture était en bas, l’abbé d’Aigrigny avait tressailli… Un éclair de satisfaction radieuse, inespérée, avait brillé dans son regard, et c’est à peine s’il put contenir sa violente émotion lorsque, adressant un coup d’œil aussi rapide que significatif au médecin, celui-ci lui répondit en baissant par deux fois les paupières en signe d’intelligence et de consentement. Aussi lorsque la princesse reprit d’un ton courroucé en s’adressant à Adrienne : « Mademoiselle, je vous défends de sortir », M. d’Aigrigny dit à Mme de Saint-Dizier avec une inflexion de voix particulière :
– Il me semble, madame, que l’on peut confier mademoiselle aux soins de M. le docteur.
Le marquis prononça ces mots : aux soins de M. le docteur, d’une manière si significative, que la princesse, ayant regardé tour à tour le médecin et M. d’Aigrigny, comprit tout, et sa figure rayonna. Non seulement ceci s’était passé très rapidement, mais la nuit était déjà presque venue, aussi Adrienne, plongée dans la préoccupation pénible que lui causait le sort d’Agricol, ne put s’apercevoir des différents signes échangés entre la princesse, le docteur et l’abbé, signes qui d’ailleurs eussent été pour elle incompréhensibles. Mme de Saint-Dizier, ne voulant pas cependant paraître céder trop facilement à l’observation du marquis, reprit :
– Quoique M. le docteur me semble avoir été d’une grande indulgence pour mademoiselle, je ne verrais peut-être pas d’inconvénient à la lui confier… Pourtant… je ne voudrais pas laisser établir un pareil précédent, car d’aujourd’hui mademoiselle ne doit avoir d’autre volonté que la mienne.
– Madame la princesse, dit gravement le médecin, feignant d’être un peu choqué des paroles de Mme de Saint-Dizier, je ne crois pas avoir été indulgent pour mademoiselle, mais juste… Je suis à ses ordres pour la conduire chez le ministre, si elle le désire ; j’ignore ce qu’elle veut solliciter, mais je la crois incapable d’abuser de la confiance que j’ai en elle, et de me faire appuyer une recommandation imméritée.
Adrienne, émue, tendit cordialement la main au docteur, et lui dit :
– Soyez tranquille, mon digne ami ; vous me saurez gré de la démarche que je vous fais faire, car vous serez de moitié dans une noble action…
Le baron Tripeaud, qui n’était pas dans le secret des nouveaux desseins du docteur et de l’abbé, dit tout bas à celui-ci d’un air stupéfait :
– Comment ! on la laisse partir ?
– Oui, oui, répondit brusquement M. d’Aigrigny en lui faisant signe d’écouter la princesse, qui allait parler.
En effet, celle-ci s’avança vers sa nièce, et lui dit d’une voix lente et mesurée, appuyant sur chacune de ses paroles :
– Un mot encore, mademoiselle… un dernier mot devant ces messieurs. Répondez : malgré les charges terribles qui pèsent sur vous, êtes-vous toujours décidée à méconnaître mes volontés formelles ?
– Oui, madame.
– Malgré le scandaleux éclat qui vient d’avoir lieu, vous prétendez toujours vous soustraire à mon autorité ?
– Oui, madame.
– Ainsi, vous refusez positivement de vous soumettre à la vie décente et sévère que je veux vous imposer ?
– Je vous ai dit tantôt, madame, que je quitterais cette demeure pour vivre seule et à ma guise.
– Est-ce votre dernier mot ?
– C’est mon dernier mot.
– Réfléchissez !… ceci est bien grave… prenez garde !…
– Je vous ai dit, madame, mon dernier mot… je ne le dis jamais deux fois.
– Messieurs… vous l’entendez, reprit la princesse, j’ai fait tout au monde et en vain pour arriver à une conciliation ; mademoiselle n’aura donc qu’à s’en prendre à elle-même des mesures auxquelles une si audacieuse révolte me force de recourir.
– Soit, madame, dit Adrienne.
Puis, s’adressant à M. Baleinier, elle lui dit vivement :
– Venez… venez, mon cher docteur, je meurs d’impatience ; partons vite… chaque minute perdue peut coûter des larmes bien amères à une honnête famille.
Et Adrienne sortit précipitamment du salon avec le médecin.
Un des gens de la princesse fit avancer la voiture de M. Baleinier ; aidée par lui, Adrienne y monta sans s’apercevoir qu’il disait quelques mots tout bas au valet de pied qui avait ouvert la portière. Lorsque le docteur fut assis à côté de Mlle de Cardoville, le domestique ferma la voiture. Au bout d’une seconde, il dit à haute voix au cocher :
– À l’hôtel du ministre, par la petite entrée !
Les chevaux partirent rapidement.
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