Le Juif Errant

| 8.05 - Les apparences.

 

 

 

Après avoir encore rassuré les deux orphelines, la Mayeux descendit à son tour, non sans peine, car elle était montée chez elle afin d’ajouter au paquet, déjà lourd, une couverture de laine, la seule qu’elle possédât, et qui la garantissait un peu du froid dans son taudis glacé.
 
La veille, accablée d’angoisse sur le sort d’Agricol, la jeune fille n’avait pu travailler ; les tourments de l’attente, de l’espoir et de l’inquiétude l’en avaient empêchée : sa journée allait encore être perdue, et pourtant il fallait vivre. Les chagrins accablants, qui brisent chez le pauvre jusqu’à la faculté du travail, sont doublement terribles, ils paralysent ses forces ; et, avec ce chômage imposé par la douleur, arrivent le dénûment, la détresse. Mais la Mayeux, ce type complet et touchant du devoir évangélique, avait encore à se dévouer, à être utile, et elle en trouvait la force. Les créatures les plus frêles, les plus chétives, sont parfois douées d’une vigueur d’âme extraordinaire ; on dirait que chez ces organisations physiquement infirmes et débiles l’esprit domine assez le corps pour lui imprimer une énergie factice.
 
Ainsi la Mayeux, depuis vingt-quatre heures, n’avait ni mangé, ni dormi ; elle avait souffert du froid pendant une nuit glacée. Le matin elle avait enduré de violentes fatigues en traversant Paris deux fois, par la pluie et par la neige, pour aller rue de Babylone ; et pourtant ses forces n’étaient pas à bout, tant la puissance du cœur est immense.
 
La Mayeux venait d’arriver au coin de la rue Saint-Merri.
 
Depuis le récent complot de la rue des Prouvaires, on avait mis en observation dans ce quartier populeux un plus grand nombre d’agents de police et de sergents de ville que l’on n’en met ordinairement.
 
La jeune ouvrière, bien qu’elle courbât sous le poids de son paquet, courait presque en longeant le trottoir ; au moment où elle passait auprès d’un sergent de ville, deux pièces de cinq francs tombèrent derrière elle, jetées sur ses pas par une grosse femme vêtue de noir qui la suivait. Aussitôt cette grosse femme fit remarquer au sergent de ville les deux pièces d’argent qui venaient de tomber, et lui dit vivement quelques mots en lui désignant la Mayeux. Puis cette femme disparut à grands pas du côté de la rue Brise-Miche.
 
Le sergent de ville, frappé de ce que Mme Grivois venait de lui dire (car c’était elle), ramassa l’argent, et courant après la Mayeux, lui cria :
 
– Hé ! dites donc… là-bas… arrêtez… arrêtez… la femme !…
 
À ces cris, plusieurs personnes se retournèrent brusquement ; dans ces quartiers, un noyau de cinq ou six personnes attroupées s’augmente en une seconde et devient bientôt un rassemblement considérable. Ignorant que les injonctions du sergent de ville lui fussent adressées, la Mayeux hâtait le pas, ne songeant qu’à arriver le plus tôt possible au mont-de-piété, et tâchant de se glisser entre les passants sans heurter personne, tant elle redoutait les railleries brutales ou cruelles que son infirmité provoquait si souvent. Tout à coup, elle entendit plusieurs personnes courir derrière elle, et au même instant une main s’appuya rudement sur son épaule.
 
C’était le sergent de ville, suivi d’un agent de police, qui accourait au bruit. La Mayeux, aussi surprise qu’effrayée, se retourna. Elle se trouvait déjà au milieu d’un rassemblement, composé surtout de cette hideuse populace oisive et déguenillée, mauvaise et effrontée, abrutie par l’ignorance, par la misère, et qui bat incessamment le pavé des rues. Dans cette tourbe, on ne rencontre presque jamais d’artisans, car les ouvriers laborieux sont à leur atelier ou à leurs travaux.
 
– Ah çà !… tu n’entends donc pas ?… tu fais comme le chien de Jean de Nivelle, dit l’agent de police, en prenant la Mayeux si rudement par le bras qu’elle laissa tomber son paquet à ses pieds.
 
Lorsque la malheureuse enfant, jetant avec crainte les yeux autour d’elle, se vit le point de mire de tous ces regards insolents, moqueurs ou méchants, lorsqu’elle vit le cynisme ou la grossièreté grimacer sur toutes ces figures ignobles, crapuleuses, elle frémit de tous ses membres et devint d’une pâleur effrayante.
 
L’agent de police lui parlait sans doute grossièrement ; mais comment parler autrement à une pauvre fille contrefaite, pâle, effarée, aux traits altérés par la frayeur et par le chagrin, à une créature vêtue plus que misérablement, qui porte en hiver une mauvaise robe de toile souillée de boue, trempée de neige fondue, car l’ouvrière avait été bien loin et avait marché bien longtemps… aussi l’agent de police reprit-il sévèrement, toujours de par cette loi suprême des apparences, qui fait que la pauvreté est toujours suspectée :
 
– Un instant… la fille, il paraît que tu es bien pressée, puisque tu laisses tomber ton argent sans le ramasser.
 
– Elle l’avait donc caché dans sa bosse, son argent ?… dit d’une voix enrouée un marchand d’allumettes chimiques, type hideux et repoussant de la dépravation précoce.
 
Cette plaisanterie fut accueillie par des rires, des cris et des huées qui portèrent au comble du trouble, la terreur de la Mayeux ; à peine put-elle répondre d’une voix faible à l’agent de police, qui lui présentait les deux pièces d’argent que le sergent de ville lui avait remises :
 
– Mais, monsieur… cet argent n’est pas à moi.
 
– Vous mentez, reprit le sergent de ville en s’approchant, une dame respectable l’a vu tomber de votre poche…
 
– Monsieur… je vous assure que non… répondit la Mayeux toute tremblante.
 
– Je vous dis que vous mentez, reprit le sergent, même que cette dame, frappée de votre air criminel et effarouché, m’a dit en vous montrant : « Regardez donc cette petite bossue qui se sauve avec un gros paquet, et qui laisse tomber de l’argent sans le ramasser… ce n’est pas naturel. »
 
– Sergent, reprit de sa voix enrouée le marchand d’allumettes chimiques, sergent, défiez-vous… tâtez-y donc sa bosse, c’est là son magasin… je suis sûr qu’elle y cache encore des bottes, des manteaux, un parapluie et des pendules… Je viens d’entendre l’heure dans son dos, à c’te bombée.
 
Nouveaux rires, nouvelles huées, nouveaux cris, car cette horrible populace est presque toujours d’une impitoyable férocité pour ce qui souffre et implore. Le rassemblement augmentait de plus en plus, c’étaient des cris rauques, des sifflets perçants, des plaisanteries de carrefour.
 
– Laissez donc voir, c’est gratis.
 
– Ne poussez donc pas, j’ai payé ma place.
 
– Faites-la donc monter sur quelque chose, la femme… qu’on la voie.
 
– C’est vrai, on m’écrase les pieds ; je n’aurai pas fait mes frais.
 
– Montrez-la donc ! ou rendez l’argent du monde.
 
– J’en veux.
 
– Donnez-nous-en de la renflée !
 
– Qu’on la voie à mort !
 
Qu’on se figure cette malheureuse créature d’un esprit si délicat, d’un cœur si bon, d’une âme si élevée, d’un caractère si timide et si craintif… obligée d’entendre ces grossièretés et ces hurlements… seule au milieu de cette foule, dans l’étroit espace où elle se tenait avec l’agent de police et le sergent de ville. Et pourtant la jeune ouvrière ne comprenait pas encore de quelle horrible accusation elle était victime. Elle l’apprit bientôt, car l’agent de police, saisissant le paquet qu’elle avait ramassé, et qu’elle tenait entre ses deux mains tremblantes, lui dit rudement :
 
– Qu’est-ce que tu as là-dedans ?…
 
– Monsieur… c’est… je vais… je…
 
Et, dans son épouvante, l’infortunée balbutiait, ne pouvant trouver une parole.
 
– Voilà tout ce que tu as à répondre ? dit l’agent ; il n’y a pas gras… Voyons, dépêche-toi… ouvre-lui le ventre, à ton paquet !
 
Et ce disant, l’agent de police, aidé du sergent de ville, arracha le paquet, l’entr’ouvrit, et dit, à mesure qu’il énumérait les objets qu’il renfermait :
 
– Diable ! des draps… un couvert… une timbale d’argent… un châle… une couverture de laine… merci… le coup n’était pas mauvais. Tu es mise comme une chiffonnière et tu as de l’argenterie… Excusez du peu !
 
– Ces objets-là ne vous appartiennent pas ! dit le sergent de ville.
 
– Non… monsieur… répondit la Mayeux, qui sentait ses forces l’abandonner, mais je…
 
– Ah ! mauvaise bossue, tu voles plus gros que toi !
 
– J’ai volé !! s’écria la Mayeux en joignant les mains avec horreur, car elle comprenait tout alors… moi… voler !
 
– La garde !… Voilà la garde ! crièrent plusieurs personnes…
 
– Ho, hé ! les pousse-cailloux !
 
– Les tourlourous !
 
– Les mangeurs de Bédouins !
 
– Place au 43e dromadaire.
 
– Régiment où l’on se fait des bosses à mort !
 
Au milieu de ces cris, de ces quolibets, deux soldats et un caporal s’avançaient à grand’peine ; on voyait seulement, au milieu de cette foule hideuse et compacte, luire les baïonnettes et les canons de fusil. Un officieux était allé prévenir le commandant du poste voisin de ce rassemblement considérable, qui obstruait la voie publique.
 
– Allons, voilà la garde ; marche au poste ! dit l’agent de police en prenant la Mayeux par le bras.
 
– Monsieur, dit la pauvre enfant d’une voix étouffée par les sanglots, en joignant les mains avec terreur et en tombant à genoux sur le trottoir, monsieur, grâce ! Laissez-moi vous dire… vous expliquer…
 
– Tu t’expliqueras au poste… marche !
 
– Mais, monsieur… je n’ai pas volé… s’écria la Mayeux avec un accent déchirant, ayez pitié de moi ; devant toute cette foule… m’emmener comme une voleuse… Oh ! grâce ! grâce.
 
– Je te dis que tu t’expliqueras au poste. La rue est encombrée… marcheras-tu, voyons !
 
Et prenant la malheureuse par les deux mains, il la remit pour ainsi dire sur pied. À cet instant, le caporal et ses deux soldats, étant parvenus à traverser le rassemblement, s’approchèrent du sergent de ville.
 
– Caporal, dit ce dernier, conduisez cette fille au poste… je suis agent de police.
 
– Oh ! messieurs… grâce !… dit la Mayeux en pleurant à chaudes larmes et en joignant les mains, ne m’emmenez pas avant de m’avoir laissée vous expliquer… Je n’ai pas volé, mon Dieu ! je n’ai pas volé… Je vais vous dire… c’est pour rendre service à quelqu’un… laissez-moi vous dire…
 
– Je vous dis que vous vous expliquerez au poste ; si vous ne voulez pas marcher, on va vous traîner, dit le sergent de ville.
 
Il faut renoncer à peindre cette scène à la fois ignoble et terrible…
 
Faible, abattue, épouvantée, la malheureuse jeune fille fut entraînée par les soldats ; à chaque pas ses jambes fléchissaient, il fallut que le sergent et l’agent de police lui donnassent le bras pour la soutenir… et elle accepta machinalement cet appui. Alors les vociférations, les huées éclatèrent avec une nouvelle furie. Marchant défaillante entre ces deux hommes, l’infortunée semblait gravir son Calvaire jusqu’au bout. Sous ce ciel brumeux, au milieu de cette rue fangeuse encadrée dans de grandes maisons noires, cette populace hideuse et fourmillante rappelait les plus sauvages élucubrations de Callot ou de Goya : des enfants en haillons, des femmes avinées, des hommes à figure sinistre et flétrie, se poussaient, se heurtaient, se battaient, s’écrasaient pour suivre en hurlant et en sifflant cette victime déjà presque inanimée, cette victime d’une détestable méprise.
 
D’une méprise !!! En vérité, l’on frémit en songeant que de pareilles arrestations, suites de déplorables erreurs, peuvent se renouveler souvent sans d’autres raisons que le soupçon qu’inspire l’apparence de la misère, ou sans autre cause qu’un renseignement inexact… Nous nous souviendrons toujours de cette jeune fille qui, arrêtée à tort comme coupable d’un honteux trafic, trouva le moyen d’échapper aux gens qui la conduisaient, monta dans une maison, et, égarée par le désespoir, se précipita par une fenêtre et se brisa la tête sur le pavé.
 
Après l’abominable dénonciation dont la Mayeux était victime, Mme Grivois était retournée précipitamment rue Brise-Miche. Elle monta en hâte les quatre étages… ouvrit la porte de la chambre de Françoise… Que vit-elle ? Dagobert auprès de sa femme et des deux orphelines…