| 15.08 - Le lever du rideau.
Les trois coups d’usage retentirent solennellement derrière la toile, l’ouverture commença et, il faut l’avouer, fut peu écoutée. À l’intérieur, la salle offrait un coup d’œil très animé. Sauf deux avant-scènes des premières, l’une à droite, l’autre à gauche du spectateur, toutes les places étaient occupées. Un grand nombre de femmes très élégantes, attirées comme toujours par l’étrangeté sauvage du spectacle, garnissaient les loges. Aux stalles se pressaient la plupart des jeunes gens, qui, le matin, avaient parcouru les Champs-Élysées, au pas de leurs chevaux. Quelques mots échangés d’une stalle à l’autre donneront une idée de leur entretien. – Savez-vous, mon cher, qu’il n’y aurait pas une foule pareille et une salle si bien composée pour voir Athalie ? – Certainement. Que sont les pauvres hurlements d’un comédien, auprès du rugissement d’un lion ?… – Moi, je ne comprends pas qu’on permette à ce Morok d’attacher sa panthère dans un coin du théâtre avec une chaîne à un anneau de fer… Si la chaîne cassait ? – À propos de chaîne brisée… voilà la petite Mme de Blinville, qui n’est pas une tigresse… La voyez-vous aux secondes de face… – Ça lui va très bien d’avoir brisé, comme vous dites, la chaîne conjugale ; elle est très en beauté cette année. – Ah ! voici la belle duchesse de Saint-Prix… Mais tout ce qu’il y a d’élégant est ici ce soir… Je ne dis par ça pour nous. – C’est une véritable salle des Italiens… quel air de joie et de fête ! – Après tout, on fait bien de s’amuser, on ne s’amusera peut-être pas longtemps. – Pourquoi donc ? – Et si le choléra vient à Paris ? – Ah ! bah ! – Est-ce que vous croyez au choléra, vous ? – Parbleu ! il arrive du Nord, en se promenant la canne à la main. – Que le diable l’emporte en chemin, et que nous ne voyions pas ici sa figure verte ! – On dit qu’il est à Londres. – Bon voyage ! – Moi j’aime autant parler d’autre chose ; c’est une faiblesse si vous voulez ; moi, je trouve cela triste. – Je crois bien. – Ah ! messieurs… je ne me trompe pas… non… c’est elle !… – Qui donc ? – Mlle de Cardoville ! Elle entre à l’avant-scène avec Morinval et sa femme. C’est une résurrection complète : ce matin aux Champs-Élysées, ce soir ici… – C’est, ma foi, vrai ! C’est bien Mlle de Cardoville. – Mon Dieu ! qu’elle est belle !… – Prêtez-moi votre lorgnette. – Hein !… qu’en dites-vous ? – Ravissante… Éblouissante ! – Et avec cette beauté, de l’esprit comme un démon, dix-huit ans, trois cent mille livres de rente, une grande naissance, et… libre comme l’air. – Oui, dire enfin que, pourvu que ça lui plût, je pourrais être demain, ou même aujourd’hui, le plus heureux des hommes. – C’est à vous rendre fou ou enragé ! – On assure que son hôtel de la rue d’Anjou est quelque chose de féerique ; on parle d’une salle de bains et d’une chambre à coucher dignes des Mille et une Nuits. – Et libre comme l’air… J’en reviens toujours là. – Ah ! si j’étais à sa place ! – Moi, je serai d’une légèreté effrayante. – Ah ! messieurs, quel heureux mortel que celui qui sera aimé le premier ! – Vous croyez donc qu’elle en aimera plusieurs ? – Étant libre comme l’air… – Voilà toutes les loges remplies, sauf l’avant-scène qui fait face à celle de Mlle de Cardoville ; heureux les locataires de cette loge ! – Avez-vous vu aux premières l’ambassadrice d’Angleterre ? – Et la princesse d’Alvimar… quel bouquet monstre ! – Je voudrais bien savoir le nom… de ce bouquet-là. – Parbleu ! C’est Germigny. – Comme c’est flatteur pour les lions et les tigres d’attirer si belle compagnie ! – Remarquez-vous, messieurs, comme toutes les élégantes lorgnent Mlle de Cardoville ? – Elle fait événement… – Elle a bien raison de se montrer : on la faisait passer pour folle. – Ah ! messieurs… la bonne… l’excellente figure !… – Où donc, où donc ? – Là… dans cette petite loge au-dessus de celle de Mlle de Cardoville. – C’est un casse-noisette de Nuremberg. – C’est un homme de bois. – A-t-il les yeux fixes et ronds ! – Et ce nez ! – Et ce front ! – C’est un grotesque. – Ah ! messieurs, silence ! voici la toile qui se lève. En effet, la toile se leva. Quelques mots d’explication sont nécessaires pour l’intelligence de ce qui va suivre. L’avant-scène du rez-de-chaussée à gauche du spectateur était coupée en deux loges ; dans l’une se trouvaient plusieurs personnes désignées par les jeune gens placés aux stalles. L’autre compartiment, plus rapproché du théâtre, était occupé par l’Anglais, cet excentrique et sinistre parieur qui inspirait tant d’épouvante à Morok. Il faudrait être doué du rare et fantastique génie d’Hoffmann pour dignement peindre cette physionomie à la fois grotesque et effrayante qui se détachait des ténèbres du fond de la loge. Cet Anglais avait cinquante ans environ, un front complètement chauve et allongé en cône ; au-dessous de ce front, surmonté de sourcils affectant la forme de deux accents circonflexes, brillaient deux gros yeux verts, singulièrement ronds et fixes, très rapprochés d’un nez à courbure très saillante et très tranchante ; un menton, ainsi qu’on le dit vulgairement, en casse-noisette, disparaissait à demi dans une haute et ample cravate de batiste blanche non moins roidement empesée que le col de chemise à coins arrondis, qui atteignait presque le lobe de l’oreille, le teint de cette figure extrêmement maigre et osseuse était pourtant fort coloré, presque pourpre, ce qui faisait valoir ce vert étincelant des prunelles et le blanc du globe de l’œil. La bouche, fort grande, tantôt sifflotait imperceptiblement un air de gigue écossaise (toujours le même air), tantôt se relevait légèrement vers ses coins, contractée par un sourire sardonique. L’Anglais était d’ailleurs mis avec une exquise recherche : son habit bleu à boutons de métal laissait voir son gilet de piqué blanc, d’une blancheur aussi irréprochable que son ample cravate ; deux magnifiques rubis formaient les boutons de sa chemise, et il appuyait sur le bord de la loge ses mains patriciennes soigneusement gantées de gants glacés. Lorsque l’on savait le bizarre et cruel désir qui amenait ce parieur à toutes ces représentations, sa grotesque figure, au lieu d’exciter un rire moqueur, devenait presque effrayante. L’on comprenait alors l’espèce d’épouvantable cauchemar causé à Morok par ces deux gros yeux ronds et fixes qui semblaient patiemment attendre la mort du dompteur de bêtes (et quelle horrible mort !) avec une confiance inexorable. Au-dessus de la loge ténébreuse de l’Anglais, et offrant un gracieux contraste, se trouvaient dans l’avant-scène des premières M. et Mme de Morinval et Mlle de Cardoville. Celle-ci avait pris place du côté du théâtre. Elle était coiffée en cheveux et portait une robe de crêpe de Chine d’un bleu céleste, rehaussée au corsage d’une broche à pendeloques de perles du plus bel orient, rien de plus ; et Adrienne était charmante ainsi. À la main elle tenait un énorme bouquet composé des plus rares fleurs de l’Inde ; le stéphanotis, le gardénia, mélangeaient leur blancheur mate à la pourpre des hibiscus et des amaryllis de Java. Mme de Morinval, placée de l’autre côté de la loge, était mise aussi avec goût et simplicité. M. de Morinval, fort beau jeune homme blond, très élégant, se tenait derrière les deux femmes. M. de Montbron devait venir d’un moment à l’autre. Rappelons enfin au lecteur qu’à droite du spectateur, l’avant-scène des premières qui faisait face à la loge d’Adrienne était restée jusqu’alors complètement vide. Le théâtre représentait une gigantesque forêt de l’Inde ; au fond de grands arbres exotiques se découpaient en ombelles ou en flèches sur des masses anguleuses de roches à pic, laissant à peine voir quelques coins d’un ciel rougeâtre. Chaque coulisse formait un massif d’arbres entrecoupés de rocs ; enfin, à gauche du spectateur, et absolument au-dessous de la loge d’Adrienne, on voyait l’échancrure irrégulière d’une noire et profonde caverne, qui semblait à demi écrasée sous un amas de blocs de granit jetés là par quelque éruption volcanique. Ce site, d’une âpreté, d’une grandeur sauvage, était merveilleusement composé, l’illusion aussi complète que possible ; la rampe baissée garnie d’un réflecteur pourpré, jetait sur ce sinistre paysage des tons ardents et voilés qui en augmentaient encore l’aspect lugubre et saisissant. Adrienne, un peu penchée en dehors de sa loge, les joues légèrement animées, les yeux brillants, le cœur palpitant, cherchait à retrouver dans ce tableau la forêt solitaire dépeinte dans le récit de ce voyageur qui racontait avec quelle intrépidité généreuse Djalma s’était précipité sur une tigresse en furie pour sauver la vie d’un pauvre esclave noir réfugié dans une caverne. Et de fait, le hasard servait merveilleusement le souvenir de la jeune fille. Tout absorbée par la contemplation de ce site et par les idées qu’il éveillait en son cœur, elle ne songeait nullement à ce qui se passait dans la salle. Il se passait pourtant quelque chose d’assez curieux à l’avant-scène qui, restée vide jusqu’alors, faisait face à la loge d’Adrienne. La porte de cette loge s’était ouverte. Un homme de quarante ans environ, au teint bistré, y était entré ; vêtu à l’indienne, une longue robe d’étoffe de soie orange, serrée à sa taille par une ceinture verte, il portait son petit turban blanc ; après avoir disposé deux chaises sur le devant de la loge et regardé un instant de côté et d’autre dans la salle, il tressaillit ; ses yeux noirs étincelèrent, et il ressortit vivement. Cet homme était Faringhea. Cette apparition causait déjà dans la salle une surprise mêlée de curiosité ; la majorité des spectateurs n’avait pas, comme Adrienne, mille raisons d’être absorbée par la seule contemplation d’un décor pittoresque. L’attention publique augmenta en voyant entrer dans la loge d’où venait de sortir Faringhea un jeune homme d’une rare beauté, aussi vêtu à l’indienne d’une longue robe de cachemire blanc à manches flottantes, et coiffé d’un turban rayé d’or comme sa ceinture, où brillait un long poignard étincelant de pierreries… Ce jeune homme était Djalma. Un instant il se tint debout à la porte, jetant, du fond de la loge, un regard presque indifférent sur cette salle, où se pressait une foule immense… Bientôt, faisant quelques pas avec une sorte de majesté gracieuse et tranquille, le prince s’assit nonchalamment sur une des chaises, puis, tournant la tête vers la porte au bout de quelques secondes, il parut s’étonner de ne pas voir entrer une personne qu’il attendait sans doute. Celle-ci parut enfin, l’ouvreuse finissait de la débarrasser de son manteau… Cette personne était une charmante jeune fille blonde, vêtue avec plus d’éclat que de goût, d’une robe de soie blanche à larges raies cerise, effrontément décolletée et à manches courtes ; deux gros nœuds de rubans cerise placés de chaque côté de ses cheveux blonds encadraient la plus jolie, la plus mutine, la plus éveillée de toutes les petites mines. On a déjà reconnu Rose-Pompon, gantée de gants blancs, longs, ridiculement surchargés de bracelets, mais qui du moins ne cachaient qu’à demi ses jolis bras ; elle tenait à la main un énorme bouquet de roses. Loin d’imiter la calme démarche de Djalma, Rose-Pompon entra en sautillant dans la loge, remua bruyamment les chaises, se trémoussa quelque temps sur son siège avant de s’asseoir, afin d’étaler sa belle robe ; puis, sans être le moins du monde intimidée par cette brillante assemblée, elle fit d’un petit geste agaçant respirer l’odeur de son bouquet de roses à Djalma, et elle parut définitivement s’équilibrer sur la chaise qu’elle occupait. Faringhea rentra, ferma la porte de la loge et s’assit derrière le prince. Adrienne, toujours profondément absorbée dans la contemplation de la forêt indienne et dans ses doux souvenirs, n’avait fait aucune attention aux nouveaux arrivants… Comme elle tournait complètement la tête du côté du théâtre et que Djalma ne pouvait, pour ainsi dire, l’apercevoir à ce moment que de profil perdu, il n’avait pas non plus reconnu Mlle de Cardoville…
|