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| 10.11 - L'étrangleur.
Après un moment de silence, le père d’Aigrigny reprit : – Lisez-moi les rapports de la journée sur la situation de chacune des personnes signalées. – Voici celui de ce soir… on vient de l’apporter. – Voyons. Rodin lut ce qui suit : « Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, a été vu dans l’intérieur de la prison pour dettes à huit heures, ce soir. » – Celui-ci ne nous inquiétera pas demain… Et d’un… Continuez. « Mme la supérieure du couvent de Sainte-Marie, avertie par Mme la comtesse de Saint-Dizier, a cru devoir enfermer plus étroitement encore les demoiselles Rose et Blanche Simon. Ce soir, à neuf heures, elles ont été enfermées soigneusement dans leur cellule, et des rondes armées veilleront la nuit dans le jardin du couvent. » – Rien non plus à craindre de ce côté, grâce à ces précautions, dit le père d’Aigrigny. Continuez. « M. le docteur Baleinier, aussi prévenu par Mme la princesse de Saint-Dizier, continue de faire surveiller Mlle de Cardoville : à huit heures trois quarts la porte de son pavillon a été verrouillée et fermée. » – Encore un sujet d’inquiétude de moins… – Quant à M. Hardy, reprit Rodin, j’ai reçu ce matin de Toulouse un billet de M. Bressac, son ami intime, qui nous a servi heureusement à éloigner ce manufacturier depuis quelques jours ; ce billet contient une lettre de M. Hardy adressée à une personne de confiance. M. de Bressac a cru devoir détourner cette lettre de sa destination et nous l’envoyer comme une preuve nouvelle du succès de ses démarches dont il espère que nous lui tiendrons compte, car, ajoute-t-il, pour nous servir il trahit son ami intime de la manière la plus indigne en jouant une odieuse comédie. Aussi maintenant M. de Bressac ne doute pas qu’après ses excellents offices on ne lui remette les pièces qui le placent dans notre dépendance absolue, puisque ces pièces peuvent perdre à jamais une femme qu’il aime d’un amour adultère et passionné. Il dit enfin qu’on doit avoir pitié de l’horrible alternative où on l’a placé, de voir perdre et déshonorer la femme qu’il adore, ou de trahir d’une manière infâme son ami intime. – Ces doléances adultères ne méritent aucune pitié, répondit dédaigneusement le père d’Aigrigny. D’ailleurs, on avisera… M. de Bressac peut nous être encore utile. Mais voyons cette lettre de M. Hardy, ce manufacturier impie et républicain, bien digne descendant de cette lignée maudite, et qu’il était important d’écarter. – Voici la lettre de M. Hardy, reprit Rodin, on la fera parvenir demain à la personne à qui elle est adressée. Et Rodin lut ce qui suit : « Toulouse, 10 février. « Enfin je trouve le moment de vous écrire, mon cher monsieur, et de vous expliquer la cause de ce départ si brusque, qui a dû, non pas vous inquiéter, mais vous étonner. Je vous écris pour vous demander un service. En deux mots, voici les faits. Je vous ai bien souvent parlé de Félix de Bressac, un de mes camarades d’enfance, pourtant bien moins âgé que moi ; nous nous sommes toujours aimés tendrement, et nous avons mutuellement échangé assez de preuves de sérieuse affection pour pouvoir compter l’un sur l’autre. C’est pour moi un frère. Vous savez ce que j’entends par ces paroles. Il y a plusieurs jours, il m’a écrit de Toulouse, où il était allé passer quelque temps : « Si tu m’aimes, viens, j’ai besoin de toi… Pars à l’instant… Tes consolations me donneront peut-être le courage de vivre… Si tu arrivais trop tard… pardonne-moi et pense quelquefois à celui qui sera jusqu’à la fin ton meilleur ami. » « Vous jugez de ma douleur et de mon épouvante. Je demande à l’instant des chevaux ; mon chef d’atelier, un vieillard que j’estime et que je révère, le père du général Simon, apprenant que j’allais dans le Midi, me prie de l’emmener avec moi ; je devais le laisser durant quelques jours dans le département de la Creuse, où il désirait étudier des usines récemment fondées. Je consentis d’autant plus à ce voyage, que je pouvais au moins épancher le chagrin et les angoisses que me causait la lettre de Bressac. J’arrive à Toulouse ; on m’apprend qu’il est parti la veille, emportant des armes, et en proie au plus violent désespoir. Impossible de savoir d’abord où il est allé ; au bout de deux jours quelques indications recueillies à grand’peine me mettent sur ses traces ; enfin, après mille recherches je le découvre dans un misérable village. Jamais je ne vis un désespoir pareil ; rien de violent, mais un abattement sinistre, un silence farouche. D’abord il me repoussa presque ; puis cette horrible douleur arrivée à son comble se détendit peu à peu, et au bout d’un quart d’heure il tomba dans mes bras en fondant en larmes… Près de lui étaient ses armes chargées… Un jour plus tard, peut-être… et c’était fait de lui… Je ne puis vous apprendre la cause de son désespoir affreux, ce secret n’est pas le mien ; mais son désespoir ne m’a pas étonné… Que vous dirai-je ? c’est une cure complète à faire. Maintenant il faut calmer, soigner, cicatriser cette pauvre âme, si cruellement déchirée. L’amitié seule peut entreprendre cette tâche délicate, et j’ai bon espoir… Je l’ai décidé à partir, à faire un voyage de quelque temps ; le mouvement, la distraction lui seront favorables… Je le mène à Nice ; demain nous partons… S’il veut prolonger cette excursion, nous la prolongerons, car mes affaires ne me rappelleront pas impérieusement à Paris avant la fin du mois de mars. « Quant au service que je vous demande, il est conditionnel. Voici le fait : « Selon quelque papier de famille de ma mère, il paraît que j’aurais eu un certain intérêt à me trouver à Paris le 13 février, rue Saint-François, numéro 3. Je m’étais informé ; je n’avais rien appris, sinon que cette maison de très antique apparence était fermée depuis cent cinquante ans, par une bizarrerie d’un de mes aïeux maternels, et qu’elle devait être ouverte le 13 de ce mois en présence des cohéritiers, qui, si j’en ai, me sont inconnus. Ne pouvant y assister, j’ai écrit au père du général Simon, mon chef d’atelier, en qui j’ai toute confiance, et que j’avais laissé dans le département de la Creuse, de partir pour Paris, afin de se trouver à l’ouverture de cette maison, non comme mon mandataire, cela serait inutile, mais comme curieux, et de me faire savoir, à Nice, ce qu’il adviendra de cette volonté romanesque d’un de mes grands-parents. Comme il se peut que mon chef d’atelier arrive trop tard pour accomplir cette mission, je vous serais mille fois obligé de vous informer chez moi au Plessis s’il est arrivé, et, dans le cas contraire, de le remplacer à l’ouverture de la maison de la rue Saint-François. « Je crois bien n’avoir fait à mon pauvre ami Bressac qu’un insignifiant sacrifice en ne me trouvant pas à Paris ce jour-là ; mais ce sacrifice eût-il été immense, je m’en applaudirais encore, car mes soins et mon amitié étaient nécessaires à celui que je regarde comme un frère. « Ainsi, allez à l’ouverture de cette maison, je vous en prie, et soyez assez bon pour m’écrire poste restante, à Nice, le résultat de votre mission de curieux, etc. « FRANCOIS HARDY. » – Quoique sa présence ne puisse avoir aucune fâcheuse importance, il serait préférable que le père du maréchal Simon n’assistât pas demain à l’ouverture de cette maison, dit le père d’Aigrigny. Mais il n’importe ; M. Hardy est sûrement éloigné : il ne s’agit plus que du jeune prince indien. – Quant à lui, reprit le père d’Aigrigny d’un air pensif, on a fait sagement de laisser partir M. Norval, porteur des présents de Mlle de Cardoville pour ce prince. Le médecin qui accompagne M. Norval, et qui a été choisi par M. Baleinier, n’inspirera de la sorte aucun soupçon. – Aucun, reprit Rodin. Sa lettre d’hier était complètement rassurante. – Ainsi, rien à craindre non plus du prince indien, dit le père d’Aigrigny, tout va pour le mieux. – Quant à Gabriel, reprit Rodin, il a écrit de nouveau ce matin pour obtenir de Votre Révérence l’entretien qu’il sollicite vainement depuis trois jours ; il est affecté de la rigueur de la punition qu’on lui a infligée en lui défendant depuis cinq jours de sortir de notre maison. – Demain… en le conduisant rue Saint-François, je l’écouterai… il sera temps… Ainsi donc, à cette heure, dit le père d’Aigrigny, d’un air de satisfaction triomphante, tous les descendants de cette famille, dont la présence pouvait ruiner nos projets, sont dans l’impossibilité de se trouver avant midi rue Saint-François, tandis que Gabriel seul y sera… Enfin nous touchons au but. Deux coups, discrètement frappés, interrompirent le père d’Aigrigny. – Entrez, dit-il. Un vieux serviteur vêtu de noir se présenta et dit : – Il y a en bas un homme qui désire parler à l’instant à M. Rodin pour affaire très urgente. – Son nom ? demanda le père d’Aigrigny. – Il n’a pas dit son nom, mais il dit qu’il vient de la part de M. Josué… négociant de l’île de Java. Le père d’Aigrigny et Rodin échangèrent un coup d’œil de surprise, presque de frayeur. – Voyez ce que c’est que cet homme, dit le père d’Aigrigny à Rodin sans pouvoir cacher son inquiétude, et venez ensuite me rendre compte. Puis, s’adressant au domestique qui sortit : – Faites entrer. Ce disant, le père d’Aigrigny, après avoir échangé un signe expressif avec Rodin, disparut par une porte latérale. Une minute après, Faringhea, l’ex-chef de la secte des Étrangleurs, parut devant Rodin, qui le reconnut aussitôt pour l’avoir vu au château de Cardoville. Le socius tressaillit, mais il ne voulut pas paraître se souvenir de ce personnage. Cependant, toujours courbé sur son bureau, et ne semblant pas voir Faringhea, il écrivit aussitôt quelques mots à la hâte sur une feuille de papier placée devant lui. – Monsieur… reprit le domestique étonné du silence de Rodin, voici cette personne. Rodin plia le billet qu’il venait d’écrire précipitamment et dit au serviteur : – Faites porter ceci à son adresse… On m’apportera la réponse. Le domestique salua et sortit. Alors Rodin, sans se lever, attacha ses petits yeux de reptile sur Faringhea et lui dit courtoisement : – À qui, monsieur, ai-je l’honneur de parler ?
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