Le Juif Errant

| 16.12 - La promenade

 

 

 

À l’extrémité de la rue de Vaugirard, on voyait alors un mur fort élevé, seulement percé dans toute sa longueur par une petite porte à guichet. Cette porte ouverte, on traversait une cour entourée de grilles doublées de panneaux de persiennes, qui empêchaient de voir à travers l’intervalle des barreaux ; l’on entrait ensuite dans un vaste et beau jardin, symétriquement planté, au fond duquel s’élevait un bâtiment à deux étages d’un aspect parfaitement confortable, et construit sans luxe, mais avec une simplicité cossue (que l’on excuse cette vulgarité), signe évident de l’opulence discrète.
 
Peu de jours s’étaient passés depuis que le père d’Aigrigny avait été si courageusement arraché par Gabriel à la fureur populaire. Trois ecclésiastiques portant des robes noires, des rabats blancs et des bonnets carrés, se promenaient dans le jardin d’un pas lent et mesuré ; le plus jeune de ces trois prêtres semblait avoir trente ans ; sa figure était pâle, creuse et empreinte d’une certaine rudesse ascétique ; ses deux compagnons, âgés de cinquante à soixante ans, avaient, au contraire, une physionomie à la fois béate et rusée ; leurs joues luisaient au soleil, vermeilles et rebondies, tandis que leurs trois mentons, grassement étagés, descendaient mollement jusque sur la fine batiste de leurs rabats. Selon les règles de leur ordre (ils appartenaient à la société de Jésus), qui leur défendent de se promener seulement deux ensemble, ces trois congréganistes ne se quittaient pas d’une seconde.
 
– Je crains bien, disait l’un des deux en continuant une conversation commencée et parlant d’une personne absente, je crains bien que la continuelle agitation à laquelle le révérend père a été en proie depuis que le choléra l’a frappé, n’ait usé ses forces… et causé la dangereuse rechute qui aujourd’hui fait craindre pour ses jours.
 
– Jamais, dit-on, reprit l’autre révérend père, on n’a vu d’inquiétudes et d’angoisses pareilles aux siennes.
 
– Aussi, dit amèrement le plus jeune prêtre, est-il pénible de penser que Sa Révérence le père Rodin a été un sujet de scandale en raison de ses refus obstinés de faire avant-hier une confession publique, lorsque son état parut si désespéré, qu’entre deux accès de son délire on crut devoir lui proposer les derniers sacrements.
 
– Sa Révérence a prétendu n’être pas aussi mal qu’on le supposait, reprit un des pères, et qu’il accomplirait ses derniers devoirs lorsqu’il en sentirait la nécessité.
 
– Le fait est que depuis trois jours qu’on l’a amené ici mourant… sa vie n’a été, pour ainsi dire, qu’une longue et douloureuse agonie, et pourtant il vit encore.
 
– Moi, je l’ai veillé pendant les trois premiers jours de sa maladie, avec M. Rousselet, l’élève du docteur Baleinier, reprit le plus jeune père ; il n’a presque pas eu un moment de connaissance, et lorsque le Seigneur lui accordait quelques instants lucides, il les employait en emportements détestables contre le sort qui le clouait sur son lit.
 
– On affirme, reprit l’autre révérend père, que le père Rodin aurait répondu à Mgr le cardinal Malipieri, qui était venu l’engager à faire une fin exemplaire, digne d’un fils de Loyola, notre saint fondateur (à ces mots, les trois jésuites s’inclinèrent simultanément comme s’ils eussent été mus par un même ressort), on affirme, dis-je, que le père Rodin aurait répondu à Son Éminence : Je n’ai pas besoin de me confesser publiquement… JE VEUX VIVRE ET JE VIVRAI.
 
– Je n’ai pas été témoin de cela… mais si le père Rodin a osé prononcer de telles paroles… dit vivement le jeune père indigné, c’est un…
 
Puis la réflexion lui venant sans doute à propos, il jeta un regard oblique sur ses deux compagnons muets, impassibles, et il ajouta :
 
– C’est un grand malheur pour son âme… mais je suis certain qu’on a calomnié Sa Révérence.
 
– C’est aussi seulement comme bruit calomnieux que je rapportais ces paroles, dit l’autre prêtre en échangeant un regard avec son compagnon.
 
Un assez long silence suivit cet entretien. En conversant ainsi, les trois congréganistes avaient parcouru une longue allée aboutissant à un quinconce. Au milieu de ce rond-point, d’où rayonnaient d’autres avenues, on voyait une grande table ronde en pierre ; un homme, aussi vêtu du costume ecclésiastique, était agenouillé sur cette table ; on lui avait attaché sur le dos et sur la poitrine deux grands écriteaux.
 
L’un portait ce mot écrit en grosses lettres : INSOUMIS.
 
L’autre : CHARNEL.
 
Le révérend père qui subissait, selon la règle, à l’heure de la promenade, cette niaise et humiliante punition d’écolier, était un homme de quarante ans, à la carrure d’Hercule, au cou de taureau, aux cheveux noirs et crépus, au visage basané ; quoique, selon l’usage, il tînt constamment et humblement les yeux baissés, on devinait, à la rude et fréquente contraction de ses gros sourcils, que son ressentiment intérieur était peu d’accord avec son apparente résignation, surtout lorsqu’il voyait s’approcher de lui les révérends pères qui, en assez grand nombre et toujours trois par trois ou isolément, se promenaient dans les allées aboutissant au rond-point où il était exposé.
 
Lorsqu’ils passèrent devant ce vigoureux pénitent, les trois révérends pères dont nous avons parlé, obéissant à un mouvement d’une régularité, d’un ensemble admirable, levèrent simultanément les yeux au ciel comme pour lui demander pardon de l’abomination et de la désolation dont un des leurs était cause ; puis, d’un second regard, non moins mécanique que le premier, ils foudroyèrent, toujours simultanément, le pauvre diable aux écriteaux, robuste gaillard qui semblait réunir tous les droits possibles à se montrer insoumis et charnel ; après quoi, poussant comme un seul homme trois profonds soupirs d’indignation sainte, d’une intonation exactement pareille, les révérends pères recommencèrent leur promenade avec une précision automatique.
 
Parmi les autres pères qui se promenaient aussi dans le jardin, on apercevait çà et là plusieurs laïques, et voici pourquoi : les révérends pères possédaient une maison voisine, séparée seulement de la leur par une charmille ; dans cette maison, bon nombre de dévots venaient, à certaines époques, se mettre en pension afin de faire ce qu’ils appellent dans leur jargon des retraites. C’était charmant ; on trouvait ainsi réunis l’agrément d’une charmante petite chapelle, nouvelle et heureuse combinaison du confessionnal et du logement garni, de la table d’hôte et du sermon. Précieuse imagination de cette sainte hôtellerie où les aliments corporels et spirituels étaient aussi appétissants que délicatement choisis et servis ; où l’on restaurait l’âme et le corps à tant par tête ; où l’on pouvait faire gras le vendredi en toute sécurité de conscience moyennant une dispense de Rome, pieusement portée sur la carte à payer, immédiatement après le café et l’eau-de-vie. Aussi, disons-le, à la louange de la profonde habileté financière des révérends pères et à leur insinuante dextérité, la pratique abondait… Et comment n’aurait-elle pas abondé ? le gibier était faisandé avec tant d’à-propos, la route du paradis si facile, la marée si fraîche, la rude voie du salut si bien déblayée d’épines et si gentiment sablée de sable couleur de rose, les primeurs si abondantes, les pénitences si légères, sans compter les excellents saucissons d’Italie et les indulgences du saint-père qui arrivaient directement de Rome, et de première main, et de premier choix, s’il vous plaît ! Quelles tables d’hôte auraient pu affronter une telle concurrence ? On trouvait dans cette calme, grasse et opulente retraite tant d’accommodements avec le ciel ! Pour bon nombre de gens à la fois riches et dévots, craintifs et douillets, qui, tout en ayant une peur atroce des cornes du diable, ne peuvent renoncer à une foule de péchés mignons fort délectables, la direction complaisante et la morale élastique des révérends pères était inappréciable.
 
En effet, quelle profonde reconnaissance un vieillard corrompu, personnel et poltron, ne devait-il pas avoir pour ces prêtres qui l’assuraient contre les coups de fourche de Belzébuth, et lui garantissaient les béatitudes éternelles, le tout sans lui demander le sacrifice d’un seul de ses goûts vicieux, des appétits dépravés ou des sentiments de hideux égoïsme dont il s’était fait une si douce habitude ! Aussi, comment récompenser ces confesseurs si gaillardement indulgents, ces guides spirituels d’une complaisance si égrillarde ? Hélas, mon Dieu ! cela se paye tout benoîtement par l’abandon futur de beaux et bons immeubles, de brillants écus bien trébuchants, le tout au détriment des héritiers du sang, souvent pauvres, honnêtes, laborieux, et ainsi pieusement dépouillés par les révérends pères.
 
Un des vieux religieux dont nous avons parlé, faisant allusion à la présence des laïques dans le jardin de la maison, et voulant rompre sans doute un silence devenu assez embarrassant, dit au jeune religieux d’une figure sombre et fanatique :
 
– L’avant-dernier pensionnaire que l’on a amené blessé dans notre maison de retraite continue sans doute de se montrer aussi sauvage, car je ne le vois pas avec nos autres pensionnaires.
 
– Peut-être, dit l’autre religieux, préfère-t-il se promener seul dans le jardin du bâtiment neuf.
 
– Je ne crois pas que cet homme, depuis qu’il habite notre maison de retraite, soit même descendu dans le petit parterre contigu au pavillon isolé qu’il occupe au fond de l’établissement ; le père d’Aigrigny, qui seul communiquait avec lui, se plaignait dernièrement de la sombre apathie de ce pensionnaire… que l’on n’a pas encore vu une seule fois à la chapelle, ajouta sévèrement le jeune père.
 
– Peut-être n’est-il pas en état de s’y rendre, reprit un des révérends pères.
 
– Sans doute, répondit l’autre, car j’ai entendu dire au docteur Baleinier que l’exercice eût été fort salutaire à ce pensionnaire encore convalescent, mais qu’il se refusait obstinément à sortir de sa chambre.
 
– On peut toujours se faire porter à la chapelle, dit le jeune père d’une voix brève et dure ; puis, restant dès lors silencieux, il continua de marcher à côté de ses deux compagnons, qui continuèrent l’entretien suivant :
 
– Vous ne connaissez pas le nom de ce pensionnaire ?
 
– Depuis quinze jours que je le sais ici, je ne l’ai jamais entendu appeler autrement que le monsieur du pavillon.
 
– Un de nos servants, qui est attaché à sa personne, et qui ne le nomme pas autrement, m’a dit que c’était un homme d’une extrême douceur, paraissant affecté d’un profond chagrin ; il ne parle presque jamais, souvent il passe des heures entières le front entre ses deux mains ; du reste, il paraît se plaire assez dans la maison ; mais, chose étrange, il préfère au jour une demi-obscurité ; et, par une autre singularité, la lueur du feu lui cause un malaise tellement insupportable, que malgré le froid des dernières journées de mars, il n’a pas souffert que l’on allumât du feu dans sa chambre.
 
– C’est peut-être un maniaque.
 
– Non, le servant me disait au contraire que le monsieur du pavillon était d’une raison parfaite, mais que la clarté du feu lui rappelait probablement quelque pénible souvenir.
 
– Le père d’Aigrigny doit être, mieux que personne, instruit de ce qui regarde le monsieur du pavillon, puisque tel est son nom, car il passe presque chaque jour en longue conférence avec lui.
 
– Le père d’Aigrigny a, du moins, depuis trois jours, interrompu ces conférences ; car il n’est pas sorti de sa chambre depuis que l’autre soir on l’a ramené en fiacre, gravement indisposé, dit-on.
 
– C’est juste ; mais j’en reviens à ce que disait tout à l’heure notre cher frère, reprit l’autre en montrant du regard le jeune père qui marchait les yeux baissés, semblant compter les grains de sable de l’allée : il est singulier que ce convalescent, cet inconnu, n’ait pas encore paru à la chapelle… Nos autres pensionnaires viennent surtout ici pour faire des retraites dans un redoublement de ferveur religieuse… comment le monsieur du pavillon ne partage-t-il pas ce zèle ?
 
– Alors, pourquoi a-t-il choisi pour séjour notre maison plutôt qu’une autre ?
 
– Peut-être est-ce une conversion, peut-être est-il venu pour s’instruire dans notre sainte religion.
 
Et la promenade continua entre ces trois prêtres.
 
À entendre cette conversation vide, puérile et remplie de caquetages sur des tiers (d’ailleurs personnages importants de cette histoire), on aurait pris ces trois révérends pères pour des hommes médiocres ou vulgaires, et l’on se serait gravement trompé ; chacun, selon le rôle qu’il était appelé à jouer dans la troupe dévote, possédait quelque rare et excellent mérite, toujours accompagné de cet esprit audacieux et insinuant, opiniâtre et madré, flexible et dissimulé, particulier à la majorité des membres de la société. Mais, grâce à l’obligation de mutuel espionnage imposé à chacun, grâce à la haineuse défiance qui en résultait et au milieu de laquelle vivaient ces prêtres, ils n’échangeaient entre eux que des banalités insaisissables à la délation, réservant toutes les facultés de leur esprit pour exécuter passivement la volonté du chef, joignant alors, dans l’accomplissement des ordres qu’ils en recevaient, l’obéissance la plus absolue, la plus aveugle quant au fond, et la dextérité la plus inventive, la plus diabolique quant à la forme.
 
Ainsi, l’on nombrerait difficilement les riches successions, les dons opulents que les deux révérends pères, à figures si débonnaires et si fleuries, avaient fait entrer dans le sac toujours ouvert, toujours béant, toujours aspirant, de la congrégation, employant, pour exécuter ces prodigieux tours de gibecière opérés sur des esprits faibles, sur des malades et sur des mourants, tantôt la benoîte séduction, la ruse pateline, les promesses de bonnes petites places dans le paradis, etc., etc., tantôt la calomnie, les menaces et l’épouvante.
 
Le plus jeune des trois révérends pères, précieusement doué d’une figure pâle et décharnée, d’un regard sombre et fanatique, d’un ton acerbe et intolérant, était une manière de prospectus ascétique, une sorte d’échantillon vivant, que la compagnie lançait en avant dans certaines circonstances, lorsqu’il lui fallait persuader à des simples que rien n’était plus rude, plus austère que les fils de Loyola, et qu’à force d’abstinences et de mortifications, ils devenaient osseux et diaphanes comme des anachorètes, créance que les pères à larges panses et à joues rebondies auraient difficilement propagée : en un mot, comme dans une troupe de vieux comédiens, on tâchait, autant que possible, que chaque rôle eût le physique de l’emploi.
 
En devisant ainsi que nous l’avons dit, les révérends pères étaient arrivés auprès d’un bâtiment contigu à l’habitation principale et disposé en manière de magasin ; on communiquait dans cet endroit par une entrée particulière qu’un mur assez élevé rendait invisible ; à travers une fenêtre ouverte et grillée on entendait le tintement métallique d’un maniement d’écus presque continuel ; tantôt ils semblaient ruisseler comme si on les eût vidés d’un sac sur une table, tantôt ils rendaient ce bruit sec des piles que l’on entasse.
 
Dans ce bâtiment se trouvait la caisse commerciale où l’on venait acquitter le prix des gravures, des chapelets, etc., fabriqués par la congrégation et répandus à profusion en France par la complicité de l’Église, livres presque toujours stupides, insolents, licencieux[1] ou menteurs, ouvrages détestables, dans lesquels tout ce qu’il y a de beau, de grand, d’illustre, dans la glorieuse histoire de notre république immortelle, est travesti ou insulté en langage des halles. Quant aux gravures représentant les miracles modernes, elles étaient annotées avec une effronterie burlesque qui dépasse de beaucoup les affiches les plus bouffonnes des saltimbanques de la foire.
 
Après avoir complaisamment écouté le bruissement métallique d’écus, un des révérends pères dit en souriant :
 
– Et c’est seulement aujourd’hui jour de petite recette. Le père économe disait dernièrement que les bénéfices du premier trimestre avaient été de quatre-vingt-trois mille francs.
 
– Du moins, dit âprement le jeune père, ce sera autant de ressources et de moyens de mal faire enlevés à l’impiété.
 
– Les impies auront beau se révolter, les gens religieux sont avec nous, reprit l’autre révérend père ; il n’y a qu’à voir, malgré les préoccupations que donne le choléra, comme les numéros de notre pieuse loterie sont rapidement enlevés… Et chaque jour, on nous apporte de nouveaux lots… Hier la récolte a été bonne : 1° une petite copie de la Vénus Callipyge en marbre blanc (un autre don eût été plus modeste, mais la fin justifie les moyens) ; 2° un morceau de la corde qui a servi à garrotter sur l’échafaud cet infâme Robespierre, et à laquelle on voit encore un peu de son sang maudit ; 3° une dent canine de saint Fructueux, enchâssée dans un petit reliquaire d’or ; 4° une boîte à rouge du temps de la régence, en magnifique laque du Coromandel, ornée de perles fines.
 
– Ce matin, reprit l’autre prêtre, on a apporté un admirable lot. Figurez-vous, mes chers pères, un magnifique poignard à manche de vermeil ; la lame, très large, est creuse, et au moyen d’un mécanisme vraiment miraculeux, dès que la lame est plongée dans le corps, la force même du coup fait sortir plusieurs petites lames transversales très aiguës qui, pénétrant dans les chairs, empêchent complètement d’en tirer la mère lame, si l’on peut s’exprimer ainsi ; je ne crois pas qu’on puisse imaginer une arme plus meurtrière ; la gaine est en velours superbement orné de plaques de vermeil ciselé.
 
– Oh ! oh ! dit l’autre prêtre, voilà un lot qui sera fort envié.
 
– Je le crois bien, répondit le révérend père ; aussi on le met, avec la Vénus et la boîte à rouge, parmi les gros lots du tirage de la Vierge.
 
– Que voulez-vous dire ? reprit l’autre avec étonnement ; quel est le tirage de la Vierge ?
 
– Comment, vous ignorez…
 
– Parfaitement.
 
– C’est une charmante invention de la mère Sainte-Perpétue. Figurez-vous, mon cher père, que les gros lots seront tirés par une petite figure de la Vierge à ressort, que l’on montera sous sa robe avec une clef de montre ; cela lui donnera un mouvement circulaire de quelques instants, de sorte que le numéro sur lequel s’arrêtera la sainte mère du Sauveur sera le gagnant.[2]
 
– Ah ! c’est vraiment charmant ! dit l’autre père, l’idée est remplie d’à-propos, j’ignorais ce détail… Mais savez-vous combien coûtera l’ostensoir, dont cette loterie est destinée à payer les frais ?
 
– Le père procureur m’a dit que l’ostensoir, y compris les pierreries, ne reviendrait pas à moins de trente-cinq mille francs, sans compter le vieux, que l’on a repris seulement pour le poids de l’or… évalué, je crois, à neuf mille francs.
 
– La loterie doit rapporter quarante mille francs, nous sommes en mesure, reprit l’autre révérend père. Au moins, notre chapelle ne sera pas éclipsée par le luxe insolent de celle de messieurs les Lazaristes.
 
– Ce sont eux, au contraire, qui maintenant nous envieront, car leur bel ostensoir d’or massif, dont ils étaient si fiers, ne vaut pas la moitié de celui que notre loterie nous donnera, puisque le nôtre est non seulement plus grand, mais encore couvert de pierres précieuses.
 
Cette intéressante conversation fut malheureusement interrompue. Cela était si touchant ! ces prêtres d’une religion toute de pauvreté et d’humilité, de modestie et de charité, recourant aux jeux de hasard prohibés par la loi, et tendant la main au public pour parer leurs autels avec un luxe révoltant, pendant que des milliers de leurs frères meurent de faim et de misère, à la porte de leurs éblouissantes chapelles ; misérables rivalités de reliques qui n’ont pas d’autre cause qu’un vulgaire et bas sentiment d’envie : on ne lutte pas à qui secourra plus de pauvres, mais à qui étalera plus de richesses sur la table de l’autel.
 
* * * * *
 
L’une des portes de la grille du jardin s’ouvrit, et l’un des trois révérends pères dit, à la vue d’un nouveau personnage qui entrait :
 
– Ah ! voici Son Éminence le cardinal Malipieri qui vient visiter le père Rodin.
 
– Puisse cette visite de Son Éminence, dit le jeune père d’un air rogue, être plus profitable au père Rodin que la dernière !
 
En effet, le cardinal Malipieri passa dans le fond du jardin, se rendant à l’appartement occupé par Rodin.
 


[1] Pour ne citer qu’un de ces livres, nous indiquerons un opuscule vendu dans le mois de Marie, et où se trouvent les détails les plus révoltants sur les couches de la Vierge. Ce livre est destiné aux jeunes filles.
[2] Cette ingénieuse parodie du procédé de la roulette et du biribi, appliquée à un simulacre de la Vierge, a eu lieu pour le tirage d’une loterie religieuse, il y a six semaines, dans un couvent de femmes. Pour les croyants, ceci doit être monstrueusement sacrilège ; pour les indifférents, c’est d’un ridicule déplorable ; car de toutes les traditions, celle de Marie est une des plus touchantes et des plus respectables.