| 1.12 - Le bourgmestre
L’inquiétude de Dagobert augmentait de plus en plus ; certain que son cheval n’était pas venu dans le hangar tout seul, il attribuait ce malheureux événement à la méchanceté du dompteur de bêtes, mais il demandait en vain la cause de l’acharnement de ce misérable contre lui, et il songeait avec effroi que sa cause, si juste qu’elle fût, allait dépendre de la bonne ou mauvaise humeur d’un juge arraché au sommeil et qui pouvait le condamner sur des apparences trompeuses. Bien décidé à cacher aussi longtemps que possible aux orphelines le nouveau coup qui les frappait, il ouvrit la porte de leur chambre, lorsqu’il se heurta contre Rabat-Joie, car le chien était accouru à son poste après avoir en vain essayé d’empêcher le Prophète d’emmener Jovial. – Heureusement le chien est revenu là, les pauvres petites étaient gardées, dit le soldat en ouvrant la porte. À sa grande surprise, une profonde obscurité régnait dans la chambre. – Mes enfants… s’écria-t-il, pourquoi êtes-vous donc sans lumière ? On ne lui répondit pas. Effrayé, il courut au lit à tâtons, prit la main d’une des deux sœurs : cette main était glacée. – Rose !… mes enfants ! s’écria-t-il. Blanche !… Mais répondez-moi donc… Vous me faites peur… Même silence ; la main qu’il tenait se laissait mouvoir machinalement, froide et inerte. La lune, alors dégagée des nuages noirs qui l’entouraient, jeta dans cette petite chambre et sur le lit placé en face la fenêtre une assez vive clarté pour que le soldat vît les deux sœurs évanouies. La lueur bleuâtre de la lune augmentait encore la pâleur des orphelines ; elles se tenaient à demi embrassées ; Rose avait caché sa tête dans le sein de Blanche. – Elles se seront trouvées mal de frayeur, s’écria Dagobert en courant à sa gourde. Pauvres petites ! après une journée où elles ont eu tant d’émotions, ce n’est pas étonnant ! Et le soldat, imbibant le coin d’un mouchoir de quelques gouttes d’eau-de-vie, se mit à genoux devant le lit, frotta légèrement les tempes des deux sœurs, et passa sous leurs petites narines roses le linge imprégné de spiritueux… Toujours agenouillé, penchant vers les orphelines sa brune figure inquiète, émue, il attendit quelques secondes avant de renouveler l’emploi du seul moyen de secours qu’il eût en son pouvoir. Un léger mouvement de Rose donna quelque espoir au soldat ; la jeune fille tourna sa tête sur l’oreiller en soupirant ; puis bientôt elle tressaillit, ouvrit ses yeux à la fois étonnés et effrayés ; mais, ne reconnaissant pas d’abord Dagobert, elle s’écria : « Ma sœur ! » et elle se jeta entre les bras de Blanche. Celle-ci commençait à ressentir aussi les effets des soins du soldat. Le cri de Rose la tira complètement de sa léthargie ; partageant de nouveau sa frayeur sans en savoir la cause, elle se pressa contre elle. – Les voilà revenues… c’est l’important, dit Dagobert. Maintenant la folle peur passera bien vite. Puis il ajouta en adoucissant sa voix : – Eh bien ! mes enfants… courage !… vous allez mieux… c’est moi qui suis là… moi… Dagobert. Les orphelines firent un brusque mouvement, tournèrent vers le soldat leurs charmants visages encore pleins de trouble, d’émotion, et par un élan plein de grâce, toutes deux lui tendirent les bras en s’écriant : – C’est toi… Dagobert… nous sommes sauvées… – Oui, mes enfants… c’est moi, dit le vétéran en prenant leurs mains dans les siennes, et les serrant avec bonheur. Vous avez donc eu grand’peur pendant mon absence ? – Oh !… peur… à mourir… – Si tu savais… mon Dieu… si tu savais ! – Mais la lampe est éteinte ! pourquoi ? – Ce n’est pas nous… – Voyons, remettez-vous, pauvres petites, et racontez-moi cela… Cette auberge ne me paraît pas sûre… Heureusement nous la quitterons bientôt… Maudit sort qui m’y a conduit… Après cela, il n’y avait pas d’autre hôtellerie dans le village… Que s’est-il donc passé ? – À peine as-tu été parti… que la fenêtre s’est ouverte bien fort, la lampe est tombée avec la table, et un bruit terrible… – Alors le cœur nous a manqué, nous nous sommes embrassées en poussant un cri, car nous avions cru aussi entendre marcher dans la chambre. – Et nous nous sommes trouvées mal, tant nous avions peur… Malheureusement, persuadé que la violence du vent avait déjà cassé les carreaux et ébranlé la fenêtre, Dagobert crut avoir mal fermé l’espagnolette, attribua ce second accident à la même cause que le premier, et crut que l’effroi des orphelines les abusait. – Enfin, c’est passé, n’y pensons plus, calmez-vous, leur dit-il. – Mais, toi, pourquoi nous as-tu quittées si vite… Dagobert ? – Oui, maintenant je m’en souviens ; n’est-ce pas, ma sœur, nous avons entendu un grand bruit, et Dagobert a couru vers l’escalier en disant : « Mon cheval… que fait-on à mon cheval ? » – C’était donc Jovial qui hennissait ? Ces questions renouvelaient les angoisses du soldat, il craignait d’y répondre, et dit d’un air embarrassé : – Oui… Jovial hennissait…, mais ce n’était rien !… Ah çà ! il nous faut de la lumière. Savez-vous où j’ai mis mon briquet hier soir ? Allons, je perds la tête, il est dans ma poche. Il y a là une chandelle ; je vais l’allumer pour chercher dans mon sac des papiers dont j’ai besoin. Dagobert fit jaillir quelques étincelles, se procura de la lumière, et vit en effet la croisée encore entr’ouverte, la table renversée, et auprès de la lampe son havresac ; il ferma la fenêtre, releva la petite table, y plaça son sac et le déboucla afin d’y prendre son portefeuille, placé, ainsi que sa croix et sa bourse, dans une espèce de poche pratiquée contre le doublure et la peau du sac, qui ne paraissait pas avoir été fouillé, grâce au soin avec lequel les courroies étaient rajustées. Le soldat plongea sa main dans la poche qui s’offrait à l’entrée du havresac, et ne trouva rien. Foudroyé de surprise, il pâlit, et s’écria en reculant d’un pas : – Comment !!! rien ! – Dagobert, qu’as-tu donc ? dit Blanche. Il ne répondit pas. Immobile, penché sur la table, il restait la main toujours plongée dans la poche du sac… Puis bientôt, cédant à un vague espoir… car une si cruelle réalité ne lui paraissait pas possible, il vida précipitamment le contenu du sac sur la table : c’étaient de pauvres hardes à moitié usées, son vieil habit d’uniforme des grenadiers à cheval de la garde impériale, sainte relique pour le soldat. Mais Dagobert eut beau développer chaque objet d’habillement, il n’y trouva ni sa bourse ni son portefeuille, où étaient ses papiers, les lettres du général Simon et sa croix. En vain, avec cette puérilité terrible qui accompagne toujours les recherches désespérées, le soldat prit le havresac par les deux coins et le secoua vigoureusement : rien n’en sortit. Les orphelines se regardaient avec inquiétude, ne comprenaient rien au silence et à l’action de Dagobert, qui leur tournait le dos. Blanche se hasarda de lui dire d’une voix timide : – Qu’as-tu donc ?… Tu ne réponds pas… Qu’est-ce que tu cherches dans ton sac ? Toujours muet, Dagobert se fouilla précipitamment, retourna toutes ses poches : rien. Peut-être pour la première fois de sa vie, ses deux enfants comme il les appelait, lui avaient adressé la parole sans qu’il leur répondît. Blanche et Rose sentirent de grosses larmes mouiller leurs yeux ; croyant le soldat fâché, elles n’osèrent plus lui parler. – Non… non… ça ne se peut pas… non, disait le vétéran en appuyant sa main sur son front et en cherchant encore dans sa mémoire où il aurait pu placer des objets si précieux pour lui, ne voulant pas encore se résoudre à leur perte… Un éclair de joie brilla dans ses yeux… il courut prendre sur une chaise la valise des orphelines : elle contenait un peu de linge, deux robes noires et une petite boîte de bois renfermant un mouchoir de soie qui avait appartenu à leur mère, deux boucles de cheveux, et un ruban noir qu’elle portait au cou. Le peu qu’elle possédait avait été saisi par le gouverneur russe par suite de la confiscation. Dagobert fouilla et refouilla tout… visita jusqu’aux derniers recoins de la valise… Rien… rien… Cette fois, complètement anéanti, il s’appuya sur la table. Cet homme si robuste, si énergique, se sentait faiblir… Son visage était à la fois brûlant et baigné d’une sueur froide… ses genoux tremblaient sous lui. On dit vulgairement qu’un noyé s’accrocherait à une paille, il en est ainsi du désespoir qui ne veut pas absolument désespérer. Dagobert se laissa entraîner à une dernière espérance absurde, folle, impossible… Il se retourna brusquement vers les deux orphelines, et leur dit… sans songer à l’altération de ses traits et de sa voix : – Je ne vous les ai pas donnés… à garder… dites ? Au lieu de répondre, Rose et Blanche épouvantées de sa pâleur, de l’expression de son visage, jetèrent un cri. – Mon Dieu… mon Dieu… qu’as-tu donc ? murmura Rose. – Les avez-vous… oui ou non ? s’écria d’une voix tonnante le malheureux, égaré par la douleur. Si c’est non… je prends le premier couteau venu et je me le plante à travers le corps. – Hélas ! toi si bon… pardonne-nous si nous t’avons causé quelque peine… – Tu nous aimes tant… tu ne voudrais pas nous faire de mal… Et les orphelines se prirent à pleurer en tendant leurs mains suppliantes vers le soldat. Celui-ci, sans les voir, les regardait d’un œil hagard ; puis, cette espèce de vertige dissipé, la réalité se présenta bientôt à sa pensée avec toutes ses terribles conséquences ; il joignit les mains, tomba à genoux devant le lit des orphelines, y appuya son front, et à travers ses sanglots déchirants, car cet homme de fer sanglotait, on n’entendait que ces mots entrecoupés : – Pardon… pardon… je ne sais pas… Ah ! quel malheur !… quel malheur ! pardon ! À cette explosion de douleur dont elles ne comprenaient pas la cause, mais qui, chez un tel homme, était navrante, les deux sœurs interdites entourèrent de leurs bras cette vieille tête grise, et s’écrièrent en pleurant : – Mais, regarde-nous donc ! dis-nous ce qui t’afflige… Ce n’est pas nous ?… Un bruit de pas résonna dans l’escalier. Au même instant retentirent les aboiements de Rabat-Joie, resté en dehors de la porte. Les grondements du chien devenaient plus furieux ; ils étaient sans doute accompagnés de démonstrations hostiles, car on entendit l’aubergiste s’écrier d’un ton courroucé : – Dites donc hé ! appelez votre chien… ou parlez-lui, c’est M. le bourgmestre qui monte. – Dagobert… entends-tu ?… c’est le bourgmestre ! dit Rose. – On monte… voilà du monde… reprit Blanche. Ces mots, le bourgmestre, rappelèrent tout à Dagobert, et complétèrent pour ainsi dire le tableau de sa triste position. Son cheval était mort, il se trouvait sans papiers, sans argent, et un jour, un seul jour de retard ruinait la dernière espérance des deux sœurs, rendait inutile ce long et pénible voyage. Les gens fortement trempés, et le vétéran était de ce nombre, préfèrent les grands périls, les positions menaçantes, mais nettement tranchées, à ces angoisses vagues qui précèdent un malheur définitif. Dagobert, servi par son bon sens, par son admirable dévouement, comprit qu’il n’avait de ressource que dans la justice du bourgmestre, et que tous ses efforts devaient tendre à se rendre ce magistrat favorable ; il essuya donc ses yeux aux draps du lit, se releva, droit, calme, résolu, et dit aux orphelines. – Ne craignez rien… mes enfants ; il faudra bien que ce soit notre sauveur qui arrive. – Allez-vous appeler votre chien !… cria l’hôtelier, toujours retenu sur l’escalier par Rabat-Joie, sentinelle vigilante, qui continuait de lui disputer le passage. Il est donc enragé, cet animal-là ? Attachez-le donc ! N’avez-vous pas déjà assez causé de malheurs dans ma maison ?… Je vous dis que M. le bourgmestre veut vous interroger à votre tour, puisqu’il vient d’entendre Morok. Dagobert passa la main dans ses cheveux gris et sur sa moustache, agrafa le col de sa houppelande, brossa ses manches avec ses mains, afin de se donner le meilleur air possible, sentant que le sort des orphelines allait dépendre de son entretien avec le magistrat. Ce ne fut pas sans un violent battement de cœur qu’il mit la main sur la serrure après avoir dit aux petites filles, de plus en plus effrayées de tant d’événements : – Enfoncez-vous bien dans votre lit, mes enfants… S’il faut absolument que quelqu’un entre ici, le bourgmestre y entrera seul… Puis, ouvrant la porte, le soldat s’avança sur le palier et dit : – À bas !… Rabat-Joie… ici ! Le chien obéit avec une répugnance marquée. Il fallut que son maître lui ordonnât deux fois de s’abstenir de toute manifestation malfaisante à l’encontre de l’hôtelier ; ce dernier, une lanterne d’une main et son bonnet de l’autre, précédait respectueusement le bourgmestre, dont la figure magistrale se perdait dans la pénombre de l’escalier. Derrière le juge, et quelques marches plus bas que lui, on voyait vaguement, éclairés par une autre lanterne, les visages curieux des gens de l’hôtellerie. Dagobert, après avoir fait rentrer Rabat-Joie dans sa chambre, ferma la porte et avança de deux pas sur le palier, assez spacieux pour contenir plusieurs personnes, et à l’angle duquel se trouvait un banc de bois à dossier. Le bourgmestre, arrivant à la dernière marche de l’escalier, parut surpris de voir Dagobert fermer la porte, dont il semblait lui interdire l’entrée. – Pourquoi fermez-vous cette porte ? demanda-t-il d’un ton brusque. – D’abord, parce que deux jeunes filles qui m’ont été confiées, sont couchées dans cette pièce ; et ensuite, parce que votre interrogatoire inquiéterait ces enfants, répondit Dagobert… Asseyez-vous sur ce banc et interrogez-moi ici, monsieur le bourgmestre ; cela vous est égal, je pense ? – Et de quel droit prétendez-vous m’imposer le lieu de votre interrogatoire ? demanda le juge d’un air mécontent. – Oh ! je ne prétends rien, monsieur le bourgmestre, se hâta de dire le soldat, craignant avant tout d’indisposer son juge. Seulement, comme ces jeunes filles sont couchées et déjà toutes tremblantes, vous feriez preuve de bon cœur si vous vouliez bien m’interroger ici. – Hum… ici, dit le magistrat avec humeur. Belle corvée ! c’était bien la peine de me déranger au milieu de la nuit… Allons, soit, je vous interrogerai ici… Puis, se tournant vers l’aubergiste : – Posez votre lanterne sur ce banc, et laissez-nous… L’aubergiste obéit, et descendit suivi des gens de sa maison, aussi contrarié que ceux-ci de ne pouvoir assister à l’interrogatoire. Le vétéran resta seul avec le magistrat.
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