| 8.04 - Monsieur et Rabat-joie.
La femme de Dagobert, sortant de l’église, arrivait à l’entrée de la rue Brise-Miche lorsqu’elle fut accostée par le donneux d’eau bénite ; il accourait essoufflé la prier de revenir tout de suite à Saint-Merri, l’abbé Dubois ayant à lui dire, à l’instant même, quelque chose de très important. Au moment où Françoise retournait sur ses pas, un fiacre s’arrêtait à la porte de la maison qu’elle habitait. Le cocher quitta son siège et vint ouvrir la portière. – Cocher, lui dit une assez grosse femme vêtue de noir, assise dans cette voiture et qui tenait un carlin sur ses genoux, demandez si c’est là que demeure Mme Françoise Baudoin. – Oui, ma bourgeoise, dit le cocher. On a sans doute reconnu Mme Grivois, première femme de Mme la princesse de Saint-Dizier, accompagnée de Monsieur, qui exerçait sur sa maîtresse une véritable tyrannie. Le teinturier, auquel on a déjà vu remplir les fonctions de portier, interrogé par le cocher sur la demeure de Françoise, sortit de son officine, et vint galamment à la portière pour répondre à Mme Grivois qu’en effet Françoise Baudoin demeurait dans la maison, mais qu’elle n’était pas rentrée. Le père Loriot avait alors les bras, les mains et une partie de la figure d’un jaune d’or superbe. La vue de ce personnage couleur d’ocre émut et irrita singulièrement Monsieur, car au moment où le teinturier portait sa main sur le rebord de la portière, le carlin poussa des jappements affreux et le mordit au poignet. – Ah ! grand Dieu ! s’écria Mme Grivois avec angoisse pendant que le père Loriot retirait vivement sa main, pourvu qu’il n’y ait rien de vénéneux dans la teinture que vous avez sur la main… mon chien est si délicat… Et elle essuya soigneusement le museau camus de Monsieur, çà et là tacheté de jaune. Le père Loriot, très peu satisfait des excuses qu’il s’attendait à recevoir de Mme Grivois à propos des mauvais procédés du carlin, lui dit, en contenant à peine sa colère : – Madame, si vous n’apparteniez pas au sexe, ce qui fait que je vous respecte dans la personne de ce vilain animal, j’aurais eu le plaisir de le prendre par la queue et d’en faire à la minute un chien jaune-orange en le trempant dans ma chaudière de teinture qui est sur le fourneau. – Teindre mon chien en jaune !… s’écria Mme Grivois, qui, fort courroucée, descendit du fiacre en serrant tendrement Monsieur contre sa poitrine et toisant le père Loriot d’un regard irrité. – Mais, madame, je vous ai dit que Mme Françoise n’était pas rentrée, dit le teinturier en voyant la maîtresse du carlin se diriger vers le sombre escalier. – C’est bon, je l’attendrai, dit sèchement Mme Grivois. À quel étage demeure-t-elle ? – Au quatrième, dit le père Loriot, en rentrant brusquement dans sa boutique. Et il se dit à lui-même, souriant complaisamment à cette idée scélérate : – J’espère bien que le grand chien du père Dagobert sera de mauvaise humeur, et qu’il fera un en avant deux par la peau du cou à ce gueux de carlin. Mme Grivois monta péniblement le rude escalier, s’arrêtant à chaque palier pour reprendre haleine, et regardant autour d’elle avec un profond dégoût. Enfin elle atteignit le quatrième étage, s’arrêta un instant à la porte de l’humble chambre où se trouvaient alors les deux sœurs et la Mayeux. La jeune ouvrière s’occupait à rassembler les différents objets qu’elle devait porter au mont-de-piété. Rose et Blanche semblaient bien heureuses et un peu rassurées sur l’avenir ; elles avaient appris de la Mayeux qu’elles pourraient, en travaillant beaucoup, puisqu’elles savaient coudre, gagner à elles deux huit francs par semaine, petite somme qui serait du moins une ressource pour la famille. La présence de Mme Grivois chez Françoise Baudoin était motivée par une nouvelle détermination de l’abbé d’Aigrigny et de la princesse de Saint-Dizier ; ils avaient trouvé plus prudent d’envoyer Mme Grivois, sur laquelle ils comptaient aveuglément, chercher les jeunes filles chez Françoise, celle-ci venant d’être prévenue par son confesseur que ce n’était pas à sa gouvernante, mais à une dame qui se présenterait avec un mot de lui, que les jeunes filles devraient être confiées pour être conduites dans une maison religieuse. Après avoir frappé, la femme de confiance de la princesse de Saint-Dizier entra, et demanda Françoise Baudoin. – Elle n’y est pas, madame, dit timidement la Mayeux, assez étonnée de cette visite, et baissant les yeux devant le regard de cette femme. – Alors je vais l’attendre, car j’ai à lui parler de choses très importantes, répondit Mme Grivois en examinant avec autant de curiosité que d’attention la figure des deux orphelines, qui, très interdites, baissèrent aussi les yeux. Ce disant, Mme Grivois s’assit, non sans quelque répugnance, sur le vieux fauteuil de la femme de Dagobert ; croyant alors pouvoir laisser Monsieur en liberté, elle le déposa précieusement sur le carreau. Mais aussitôt une sorte de grondement sourd, profond, caverneux, retentit derrière le fauteuil, fit bondir Mme Grivois et pousser un jappement au carlin, qui, frissonnant dans son embonpoint, se réfugia auprès de sa maîtresse avec tous les symptômes d’une frayeur courroucée. – Comment ! est-ce qu’il y a un chien ici ? s’écria Mme Grivois en se baissant précipitamment pour reprendre Monsieur. Rabat-Joie, comme s’il eût voulu répondre lui-même à cette question, se leva lentement de derrière le fauteuil où il était couché, et apparut tout à coup, bâillant et s’étirant. À la vue de ce robuste animal et des deux rangs de formidables crocs acérés qu’il semblait complaisamment étaler en ouvrant sa large gueule, Mme Grivois ne put s’empêcher de jeter un cri d’effroi ; le hargneux carlin avait d’abord tremblé de tous ses membres en se trouvant en face de Rabat-Joie ; mais une fois en sûreté sur les genoux de sa maîtresse, il commença de grogner insolemment et de jeter sur le chien de Sibérie les regards les plus provocants ; mais le digne compagnon de feu Jovial répondit dédaigneusement par un nouveau bâillement ; après quoi, flairant avec une sorte d’inquiétude les vêtements de Mme Grivois, il tourna le dos à Monsieur, il alla s’étendre aux pieds de Rose et Blanche, dont il ne détourna plus ses grands yeux intelligents comme s’il eût pressenti qu’un danger les menaçait. – Faites sortir ce chien d’ici, dit impérieusement Mme Grivois ; il effarouche le mien et pourrait lui faire du mal. – Soyez tranquille, madame, répondit Rose en souriant, Rabat-Joie n’est pas méchant quand on ne l’attaque pas. – Il n’importe ! s’écria Mme Grivois, un malheur est bientôt arrivé. Rien qu’à voir cet énorme chien avec sa tête de loup… et ses dents effroyables, on tremble du mal qu’il peut faire… Je vous dis de le faire sortir. Mme Grivois avait prononcé ces derniers mots d’un ton irrité dont le diapason sonna mal aux oreilles de Rabat-Joie : il grogna en montrant les dents et en tournant la tête du côté de cette femme inconnue pour lui. – Taisez-vous, Rabat-Joie, dit sèchement Blanche. Un nouveau personnage entrant dans la chambre mit un terme à cette position, assez embarrassante pour les jeunes filles. Cet homme était un commissionnaire ; il tenait une lettre à la main. – Que voulez-vous, monsieur ? lui demanda la Mayeux. – C’est une lettre très pressée d’un digne homme, le mari de la bourgeoise d’ici ; le teinturier d’en bas m’a dit de monter, quoiqu’elle n’y soit pas. – Une lettre de Dagobert ! s’écrièrent Rose et Blanche avec une vive expression de plaisir et de joie. Il est donc de retour ? Et où est-il ? – Je ne sais pas si ce brave homme s’appelle Dagobert, dit le commissionnaire, mais c’est un vieux troupier décoré, à moustaches grises ; il est à deux pas d’ici, au bureau des voitures de Chartres. – C’est bien lui !… s’écria Blanche. Donnez la lettre… Le commissionnaire la donna, et la jeune fille l’ouvrit en toute hâte. Mme Grivois était foudroyée ; elle savait qu’on avait éloigné Dagobert afin de pouvoir faire agir sûrement l’abbé Dubois sur Françoise, tout avait réussi : celle-ci consentait à confier les deux jeunes filles à des mains religieuses, et au même instant le soldat arrivait, lui que l’on devait croire absent de Paris pour deux ou trois jours : ainsi, son brusque retour ruinait cette laborieuse machination au moment où il ne restait qu’à en recueillir les fruits. – Ah ! mon Dieu ! dit Rose après avoir lu la lettre… quel malheur !… – Quoi donc ma sœur ? s’écria Blanche. – Hier, à moitié chemin de Chartres, Dagobert s’est aperçu qu’il avait perdu sa bourse. Il n’a pu continuer son voyage : il a pris à crédit une place pour revenir, et il demande à sa femme de lui envoyer de l’argent au bureau de la diligence, où il attend. – C’est ça, dit le commissionnaire, car le digne homme m’a dit : « Dépêche-toi, mon garçon ; car, tel que tu me vois, je suis en gage. » – Et rien… rien… à la maison, dit Blanche. Mon Dieu ! comment donc faire ? À ces mots, Mme Grivois eut un moment d’espoir, bientôt détruit par la Mayeux, qui reprit tout à coup, en montrant le paquet qu’elle arrangeait : – Tranquillisez-vous, mesdemoiselles… voici une ressource… le bureau du mont-de-piété où je vais porter ceci n’est pas loin… je toucherai l’argent, et j’irai le donner tout de suite à M. Dagobert : dans une heure au plus tard il sera ici ! – Ah ! ma chère Mayeux, vous avez raison, dit Rose ; que vous êtes bonne ! vous songez à tout… – Tenez, reprit Blanche, l’adresse est sur la lettre du commissionnaire, prenez-la. – Merci, mademoiselle, reprit la Mayeux ; puis elle dit au commissionnaire : – Retournez auprès de la personne qui vous envoie, et dites-lui que je serai tout à l’heure au bureau de la voiture. – Infernale bossue ! pensait Mme Grivois avec une colère concentrée, elle pense à tout ; sans elle on échappait au retour inattendu de ce maudit homme… Comment faire maintenant ?… ces jeunes filles ne voudront pas me suivre avant l’arrivée de la femme du soldat… Leur proposer de les emmener auparavant serait m’exposer à un refus et tout compromettre. Encore une fois, mon Dieu, comment faire ? – Ne soyez pas inquiète, mademoiselle, dit le commissionnaire en sortant ; je vais rassurer ce digne homme, et le prévenir qu’il ne restera pas longtemps en plan dans le bureau. Pendant que la Mayeux s’occupait de nouer son paquet et d’y mettre la timbale et le couvert d’argent, Mme Grivois réfléchissait profondément. Tout à coup elle tressaillit. Sa physionomie, depuis quelques instants sombre, inquiète et irritée, s’éclaircit soudainement : elle se leva, tenant toujours Monsieur sous son bras, et dit aux jeunes filles : – Puisque Mme Françoise ne revient pas, je vais faire une visite tout près d’ici, je serai de retour à l’instant ; veuillez l’en prévenir. Ce disant, Mme Grivois sortit quelques instants après la Mayeux.
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