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| 16.35 - La confession.
Lorsque Agricol eut quitté la chambre, M. Hardy, s’approchant de Gabriel, lui dit : – Monsieur l’abbé… – Non… dites votre frère ; vous m’avez donné ce nom… et j’y tiens, reprit affectueusement le jeune missionnaire en tendant sa main à M. Hardy. Celui-ci la serra cordialement et reprit : – Eh bien, mon frère, vos paroles m’ont ranimé, m’ont rappelé à des devoirs que, dans mon chagrin, j’avais méconnus ; maintenant, puisse la force ne pas me manquer dans la nouvelle épreuve que je vais tenter… car, hélas ! vous ne savez pas tout. – Que voulez-vous dire !… reprit Gabriel avec intérêt. – J’ai de pénibles aveux à vous faire, reprit M. Hardy après un moment de silence et de réflexion. Voulez-vous entendre ma confession !… – Je vous en prie… dites votre confidence… mon frère, répondit Gabriel. – Ne pouvez-vous donc pas m’entendre comme confesseur !… – Autant que je le peux, reprit Gabriel, j’évite la confession… officielle, si cela peut se dire ; elle a, selon moi, de tristes inconvénients ; mais je suis heureux, quand j’inspire cette confiance grâce à laquelle un ami vient ouvrir son cœur à son ami… et lui dire : « Je souffre, consolez-moi… je doute… conseillez-moi… je suis heureux… partagez ma joie… » Oh ! voyez-vous, pour moi cette confession est la plus sainte ; c’est ainsi que le Christ la voulait en disant : « Confessez-vous les uns aux autres… » Bien malheureux celui qui, dans sa vie, n’a pas trouvé un cœur fidèle et sûr pour se confesser ainsi… n’est-ce pas, mon frère ! Pourtant, comme je suis soumis aux lois de l’Église en vertu de vœux volontairement prononcés, dit le jeune prêtre, sans pouvoir retenir un soupir, j’obéis aux lois de l’Église… et, si vous le désirez… mon frère, ce sera le confesseur qui vous entendra. – Vous obéissez même aux lois… que vous n’approuvez pas ? dit M. Hardy étonné de cette soumission. – Mon frère, quoi que l’expérience nous apprenne, quoi qu’elle nous dévoile… reprit tristement Gabriel, un vœu formé librement… sciemment… est pour le prêtre un engagement sacré… est, pour l’homme d’honneur, une parole jurée… Tant que je resterai dans l’Église… j’obéirai à sa discipline, si pesante que soit quelquefois pour nous cette discipline. – Pour vous, mon frère ! – Oui, pour nous, prêtres de campagne ou desservants des villes ; pour nous tous, humbles prolétaires du clergé, simples ouvriers de la vigne du Seigneur. Oui, l’aristocratie qui s’est peu à peu introduite dans l’Église est souvent envers nous d’une rigueur un peu féodale ; mais telle est la divine essence du christianisme, qu’il résiste aux abus qui tendent à le dénaturer, et c’est encore dans les rangs obscurs du bas clergé que je puis servir mieux que partout ailleurs la sainte cause des déshérités, et prêcher leur émancipation avec une certaine indépendance… C’est pour cela, mon frère, que je reste dans l’Église, et, y restant, je me soumets à sa discipline. Je vous dis cela, mon frère, ajouta Gabriel, avec expansion, parce que, vous et moi, nous prêchons la même cause : les artisans que vous avez conviés à partager avec vous le fruit de vos travaux ne sont plus déshérités… ainsi donc, plus efficacement que moi, par le bien que vous faites vous servez le Christ… – Et je continuerai de le servir, pourvu, je vous le répète, que j’en aie la force. – Pourquoi cette force vous manquerait-elle ! – Si vous saviez combien je suis malheureux !… si vous saviez tous les coups qui m’ont frappé !… – Sans doute, la ruine et l’incendie qui a détruit votre fabrique sont déplorables… – Ah ! mon frère, dit M. Hardy en interrompant Gabriel, qu’est-ce que cela, grand Dieu !… Mon courage ne faillirait pas en présence d’un sinistre que l’argent seul répare. Mais, hélas ! il est des pertes que rien ne répare… il est des ruines dans le cœur que rien ne relève… Non, et pourtant, tout à l’heure, cédant à l’entraînement de votre généreuse parole, l’avenir, si sombre jusqu’alors pour moi, s’était éclairci ; vous m’aviez encouragé, ranimé, en me rappelant la mission que j’avais encore à remplir en ce monde… – Eh bien, mon frère ! – Hélas ! de nouvelles craintes viennent m’assaillir… quand je songe à rentrer dans cette vie agitée, dans ce monde où j’ai tant souffert… – Mais ces craintes, qui les fait naître ? dit Gabriel avec un intérêt croissant. – Écoutez-moi, mon frère, reprit M. Hardy. J’avais concentré tout ce qui me restait de tendresse, de dévouement dans le cœur, sur deux êtres… sur un ami que je croyais sincère, et sur une affection plus tendre : l’ami m’a trompé d’une manière atroce… la femme… après m’avoir sacrifié ses devoirs, a eu le courage, et je ne puis que l’en honorer davantage, a eu le courage de sacrifier notre amour au repos de sa mère, et elle a quitté pour jamais la France… Hélas ! je crains que ces chagrins ne soient incurables et qu’ils ne viennent m’écraser au milieu de la nouvelle voie que vous m’engagez à parcourir. J’avoue ma faiblesse… elle est grande… et elle m’effraye d’autant plus que je n’ai pas le droit de rester oisif, isolé, tant que je puis encore quelque chose pour l’humanité ; vous m’avez éclairé sur ce devoir, mon frère… seulement toute ma crainte, malgré ma bonne résolution… est, je vous le répète, de sentir les forces m’abandonner lorsque je vais me retrouver dans ce monde à tout jamais, pour moi froid et désert. – Mais ces braves artisans qui vous attendent, qui vous bénissent, ne le peupleront-ils pas, ce monde ? – Oui… mon frère, dit M. Hardy avec amertume ; mais autrefois… à ce doux sentiment de faire le bien se joignaient pour moi deux affections qui se partageaient ma vie… elles ne sont plus, et laissent dans mon cœur un vide immense. J’avais compté sur la religion… pour le remplir ; mais hélas !… pour remplacer ce qui me cause de si amers regrets, on m’a donné pour pâture à mon âme désolée que mon seul désespoir… en me disant que plus je le creuserais, plus je trouverais de tortures… plus je serais méritant aux yeux du Seigneur… – Et l’on vous a trompé, mon frère, je vous l’assure ; c’est le bonheur, et non la douleur, qui est, aux yeux de Dieu, la fin de l’humanité ; il veut l’homme heureux, parce qu’il le veut juste et bon. – Oh ! si j’avais entendu plus tôt ces paroles d’espérance ! reprit M. Hardy, mes blessures se seraient guéries, au lieu de devenir incurables ; j’aurais recommencé plus tôt l’œuvre de bien que vous m’engagez à poursuivre, j’y aurais trouvé la consolation, l’oubli de mes maux peut-être ; tandis qu’à présent… oh ! tenez… cela est horrible à avouer… on m’a rendu la douleur si familière, qu’il me semble qu’elle doit à jamais paralyser ma vie. Puis, ayant honte de cette rechute d’abattement, M. Hardy ajouta d’une voix navrante, en cachant son visage dans ses mains : – Oh ! pardon… pardon de ma faiblesse… Mais si vous saviez ce que c’est qu’une pauvre créature qui ne vivait que par le cœur, et à qui tout a manqué à la fois ! Que voulez-vous ?… elle cherche de tout côté à se rattacher à quelque chose, et ses hésitations, ses craintes, ses impuissances mêmes… sont, croyez-moi, plus dignes de compassion que de dédain. Il y avait quelque chose de si déchirant dans l’humilité de cet aveu, que Gabriel en fut touché jusqu’aux larmes. À ces accès d’accablement presque maladifs, le jeune missionnaire reconnaissait avec effroi les terribles effets des manœuvres des révérends pères, si habiles à envenimer, à rendre mortelles les blessures des âmes tendres et délicates (qu’ils veulent isoler et capter), en distillant longtemps, goutte à goutte, l’âcre poison des maximes les plus désolantes. Sachant encore que l’abîme du désespoir exerce une sorte d’attraction vertigineuse, ces prêtres creusent cet abîme autour de leur victime, jusqu’à ce qu’éperdue… fascinée… elle plonge incessamment son regard fixe et ardent au fond de ce précipice qui doit l’engloutir… sinistre naufrage dont leur cupidité recueille les épaves… En vain l’azur de l’éther, les rayons d’or du soleil brillent au firmament ; en vain l’infortuné sent qu’il serait sauvé en levant les yeux vers le ciel… en vain il y jette même quelquefois un coup d’œil furtif ; bientôt, cédant à la toute-puissance du charme infernal jeté sur lui par ces prêtres malfaisants, il replonge ses regards au fond du gouffre béant qui l’attire… Il en était ainsi de M. Hardy. Gabriel comprit tout le danger de la position de ce malheureux, et, réunissant toutes ses forces pour l’arracher à cet accablement, il s’écria : – Que parlez-vous, mon frère, de pitié, de dédain ? Qu’y a-t-il donc de plus sacré, de plus saint au monde, aux yeux de Dieu et des hommes, qu’une âme qui cherche la foi pour s’y fixer après la tourmente des passions ? Rassurez-vous, mon frère, vos blessures ne sont pas incurables… une fois hors de cette maison… croyez-moi, elles guériront rapidement. – Hélas ! comment l’espérer ? – Croyez-moi, mon frère… elles guériront du moment où vos chagrins passés, loin d’éveiller en vous des pensées de désespoir… éveilleront des pensées consolantes, presque douces. – De pareilles pensées… consolantes, presque douces !… s’écria M. Hardy, ne pouvant croire ce qu’il entendait. – Oui, reprit Gabriel en souriant avec une bonté angélique ; car il est, voyez-vous, de grandes douceurs, de grandes consolations dans la pitié… dans le pardon. Dites… dites, mon frère, la vue de ceux qui l’avaient trahi a-t-elle jamais inspiré au Christ des pensées de haine, de désespoir, de vengeance ?… Non, non… il a trouvé dans son cœur des paroles remplies de mansuétude et de pardon… il a souri dans ses larmes avec une indulgence ineffable, puis il a prié pour ses ennemis. Eh bien, au lieu de souffrir avec tant d’amertume de la trahison d’un ami… plaignez-le, mon frère… priez tendrement pour lui… car, de vous deux… le plus malheureux… n’est pas vous… Dites ? dans votre généreuse amitié… quel trésor n’a pas perdu cet infidèle ami ?… qui vous dit qu’il ne se repent pas, qu’il ne souffre pas ? Hélas ! il est vrai, si vous pensez toujours au mal que vous a fait cette trahison, votre cœur se brisera dans une désolation incurable… pensez, au contraire, au charme du pardon, à la douceur de la prière, et votre cœur s’allégera, et votre âme sera heureuse, car elle sera selon Dieu. Ouvrir soudain à cette nature si généreuse, si délicate, si aimante, les voies adorables et infinies du pardon et de la prière, c’était répondre à ses instincts, c’était sauver ce malheureux ; tandis que l’enchaîner à un sombre et stérile désespoir, c’était le tuer, ainsi que l’avaient espéré les révérends pères. M. Hardy resta un moment comme ébloui à la vue du radieux horizon que pour la seconde fois, la parole évangélique de Gabriel évoquait tout à coup à ses yeux. Alors, le cœur palpitant d’émotions si contraires, il s’écria : – Ô mon frère ! de quelle sainte puissance sont donc vos paroles ! Comment pouvez-vous changer ainsi presque subitement l’amertume en douceur ? Il me semble déjà que le calme renaît dans mon âme en songeant, ainsi que vous le dites, au pardon, à la prière… à la prière remplie de mansuétude… et d’espérance. – Oh ! vous verrez, reprit Gabriel avec entraînement, quelles douces joies vous attendent ! Prier pour ce qu’on aime… prier pour ce qu’on a aimé ; mettre Dieu, par nos prières, en communion avec ce que nous chérissons… Et cette femme dont l’amour vous était si précieux… pourquoi vous rendre ainsi son souvenir douloureux ? pourquoi le fuir ? Ah ! mon frère, au contraire, songez-y, mais pour l’épurer, pour le sanctifier par la prière… Faites succéder à un amour terrestre un amour divin… un amour chrétien, l’amour céleste d’un frère pour sa sœur en Jésus-Christ… Et puis, si cette femme a été coupable aux yeux de Dieu, quelle douceur de prier pour elle !… quelle joie ineffable de pouvoir chaque jour parler à Dieu, à Dieu qui, toujours clément et bon, touché de vos prières, lui pardonnera ; car il lit au fond des cœurs… et il sait que souvent, hélas ! bien des chutes sont fatales… Le Christ n’a-t-il pas intercédé auprès de son père, pour la Madeleine pécheresse et pour la femme adultère ? Pauvres créatures, il ne les a pas repoussées, il ne les a pas maudites, il a prié pour elles… parce qu’elles avaient beaucoup aimé…, a dit le Sauveur des hommes. – Oh ! je vous comprends enfin ! s’écria M. Hardy ; la prière… c’est encore aimer… la prière, c’est pardonner au lieu de maudire… c’est espérer au lieu de désespérer ; la prière… enfin, ce sont des larmes qui retombent sur le cœur comme une rosée bienfaisante… au lieu de ces pleurs qui le brûlent… Oui ! je vous comprends, vous… car vous ne me dites pas : Souffrir… c’est prier… Non, non, je le sens… vous dites vrai en disant : Espérer, pardonner, c’est prier… oui, et grâce à vous maintenant… je rentrerai dans la vie sans crainte… Puis, les yeux humides de larmes, M. Hardy tendit les bras à Gabriel, en s’écriant : – Ah ! mon frère… pour la seconde fois, vous me sauvez ! Et ces deux bonnes et vaillantes créatures se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. * * * * * Rodin et le père d’Aigrigny avaient, on le sait, assisté, invisibles, à cette scène ; Rodin, écoutant avec une attention dévorante, n’avait pas perdu une parole de cet entretien. Au moment où Gabriel et M. Hardy se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, Rodin retira soudain son œil de reptile du trou par lequel il regardait. La physionomie du jésuite avait une expression de joie et de triomphe diabolique. Le père d’Aigrigny, que le dénouement de cette scène avait, au contraire, abattu, consterné, ne comprenant rien à l’air glorieux de son compagnon, le contemplait avec un étonnement indicible. – J’ai le joint ! lui dit brusquement Rodin de sa voix brève et tranchante. – Que voulez-vous dire ? reprit le père d’Aigrigny, stupéfait. – Y a-t-il ici une voiture de voyage, reprit Rodin, sans répondre à la question du révérend père. Celui-ci, abasourdi par cette demande, ouvrit des yeux effarés et répéta machinalement : – Une voiture de voyage ? – Oui… oui, dit Rodin avec impatience, est-ce que je parle hébreu ? Y a-t-il ici une voiture de voyage ? Est-ce clair ? – Sans doute… j’ai ici la mienne, dit le révérend père. – Alors, envoyez chercher des chevaux de poste à l’instant même. – Et pourquoi faire ? – Pour emmener M. Hardy. – Emmener M. Hardy ! reprit le père d’Aigrigny, croyant que Rodin délirait. – Oui, reprit celui-ci, vous l’emmènerez ce soir à Saint-Herem. – Dans cette triste et profonde solitude… lui… M. Hardy ! Et le père d’Aigrigny croyait rêver. – Lui, M. Hardy, répondit Rodin affirmativement en haussant les épaules. – Emmener M. Hardy… maintenant… lorsque ce Gabriel vient de… – Avant une demi-heure, M. Hardy me suppliera à genoux de l’emmener hors de Paris, au bout du monde, dans un désert, si je puis. – Et Gabriel ? – Et la lettre qu’on vient de m’apporter de l’archevêché, il n’y a qu’un instant ? – Mais vous disiez tout à l’heure qu’il était trop tard. – Tout à l’heure je n’avais pas le joint… Maintenant je l’ai, répondit Rodin de sa voix brève. Ce disant, les deux révérends pères quittèrent précipitamment le mystérieux réduit.
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