Le Juif Errant

| 16.48 - Le devoir.

 

 

 

Rodin, opérant lentement sa retraite sous le feu des regards courroucés de Dagobert, gagnait la porte à reculons en jetant des regards obliques et pénétrants sur les orphelines visiblement émues par l’indiscrétion calculée de Jocrisse (Dagobert lui avait ordonné de ne pas parler devant les jeunes filles de la maladie de leur gouvernante ; le niais supposé avait, à tout hasard, fait le contraire de l’ordre qu’on lui avait donné).
 
Rose, se rapprochant vivement du soldat, lui dit :
 
– Est-il vrai, mon Dieu ! que cette pauvre Mme Augustine soit attaquée du choléra ?
 
– Non… je ne sais pas… je ne crois pas… répondit le soldat avec hésitation ; d’ailleurs, que vous importe ?…
 
– Dagobert… tu veux nous cacher… un malheur, dit Blanche : je me souviens maintenant de ton embarras lorsque, tout à l’heure, tu nous parlais de notre gouvernante.
 
– Si elle est malade… nous ne devons pas l’abandonner, elle a eu pitié de nos chagrins, nous devons avoir pitié de ses souffrances.
 
– Viens, ma sœur… allons dans sa chambre, dit Blanche en faisant un pas vers la porte, où Rodin s’était arrêté prêtant une attention croissante à cette scène imprévue, qui semblait le faire si profondément réfléchir.
 
– Vous ne sortirez pas d’ici, dit sévèrement le soldat s’adressant aux deux sœurs.
 
– Dagobert, dit Blanche avec fermeté, il s’agit d’un devoir sacré, il y aurait lâcheté à y manquer.
 
– Je vous dis que vous ne sortirez pas… dit le soldat en frappant du pied avec impatience.
 
– Mon ami, reprit Blanche d’un air non moins résolu que sa sœur, et avec une sorte d’exaltation qui colora son charmant visage d’un vif incarnat, notre père, en nous quittant, nous a donné un admirable exemple de dévouement au devoir… il ne nous pardonnerait pas d’avoir oublié sa leçon.
 
– Comment ! s’écria Dagobert hors de lui en s’avançant vers les deux sœurs pour les empêcher de sortir, vous croyez que si votre gouvernante avait le choléra, je vous laisserais aller près d’elle sous prétexte de devoir ?… Votre devoir est de vivre, et de vivre heureuses pour votre père… et pour moi, par-dessus le marché… Ainsi, plus un mot de cette folie.
 
– Nous ne courons aucun danger à aller auprès de notre gouvernante dans sa chambre, dit Rose.
 
– Eh, y eût-il danger, ajouta Blanche, nous ne devrions pas non plus hésiter. Ainsi, Dagobert, sois bon… laisse-nous passer.
 
Tout à coup Rodin, qui avait écouté ce qui précède avec une attention méditative, tressaillit ; son œil brilla, et un éclair de joie sinistre illumina son visage.
 
– Dagobert, ne nous refuse pas, dit Blanche ; tu ferais pour nous ce que tu nous reproches de faire pour une autre.
 
Dagobert avait, jusque-là, pour ainsi dire barré le passage au jésuite et aux deux sœurs, en se mettant devant la porte ; après un moment de réflexion, il haussa les épaules, s’effaça et dit avec calme :
 
– J’étais un vieux fou. Allez, mesdemoiselles… allez… si vous trouvez Mme Augustine dans la maison… je vous permets de rester auprès d’elle…
 
Interdites de l’assurance et des paroles de Dagobert, les deux jeunes filles restèrent immobiles et indécises.
 
– Si notre gouvernante n’est pas ici… où est-elle donc ? dit Rose.
 
– Vous croyez peut-être que je vais vous le dire, après l’exaltation où je vous vois !
 
– Elle est morte !… s’écria Rose en pâlissant.
 
– Non, non, calmez-vous, dit vivement le soldat ; non… sur votre père, je vous jure que non… seulement, à la première atteinte de la maladie, elle a demandé à être transportée hors de la maison… craignant la contagion pour ceux qui l’habitent.
 
– Bonne et courageuse femme… dit Rose avec attendrissement, et tu ne veux pas…
 
– Je ne veux pas que vous sortiez d’ici, et vous n’en sortirez pas, quand je devrais vous enfermer dans cette chambre, s’écria le soldat en frappant du pied avec colère ; puis se rappelant que la malheureuse indiscrétion de Jocrisse causait seule ce fâcheux incident, il ajouta avec une fureur concentrée :
 
– Oh ! il faudra que je casse ma canne sur le dos de ce gredin-là…
 
Ce disant, il se retourna vers la porte, où Rodin se tenait silencieusement attentif, dissimulant sous son impassibilité habituelle les funestes espérances qu’il venait de concevoir.
 
Les deux jeunes filles, ne doutant plus du départ de leur gouvernante, et persuadées que Dagobert ne leur apprendrait pas où on l’avait transportée, restèrent pensives et attristées.
 
À la vue du prêtre, qu’il avait un moment oublié, le courroux du soldat augmenta, et il lui dit brutalement :
 
– Vous êtes encore là ?
 
– Je vous ferai observer, mon cher monsieur, dit Rodin avec l’air de bonhomie parfaite qu’il savait prendre dans l’occasion, que vous vous teniez devant la porte, ce qui m’empêchait naturellement de sortir.
 
– Eh bien ! maintenant… rien ne vous empêche, filez…
 
– Je m’empresserai donc de… filer… mon cher monsieur, quoique j’aie, je crois, le droit de m’étonner d’une réception pareille…
 
– Il ne s’agit pas de réception, mais de départ… Allez-vous-en.
 
– J’étais venu, mon cher monsieur, pour vous parler…
 
– Je n’ai pas le temps de causer.
 
– Il s’agit d’affaires graves…
 
– Je n’ai pas d’autre affaire grave que celle de rester avec ces enfants…
 
– Soit, mon cher monsieur, dit Rodin en touchant au seuil de la porte, je ne vous importunerai pas plus longtemps ; excusez mon indiscrétion… porteur de nouvelles… d’excellentes nouvelles du maréchal Simon… je venais…
 
– Des nouvelles de notre père ! dit vivement Rose en s’approchant de Rodin.
 
– Oh ! parlez… parlez, monsieur, ajouta Blanche.
 
– Vous avez des nouvelles du maréchal, vous ! dit Dagobert en jetant sur Rodin un regard soupçonneux. Et quelles sont-elles, ces nouvelles ?
 
Mais Rodin, sans d’abord répondre à cette question, quitta le seuil de la porte, rentra dans le salon et, contemplant tour à tour Rose et Blanche avec admiration, il reprit :
 
– Quel bonheur pour moi de venir encore apporter quelque joie à ces chères demoiselles ! Les voilà bien comme je les ai laissées, toujours gracieuses et charmantes, quoique moins tristes que le jour où j’ai été les chercher dans ce vilain couvent où on les retenait prisonnières… Avec quel bonheur… je les ai vues se jeter dans les bras de leur glorieux père !…
 
– C’était là leur place, et la vôtre n’est pas ici… dit rudement Dagobert en tenant toujours le battant de la porte ouvert derrière Rodin.
 
– Avouez au moins que ma place était chez le docteur Baleinier… dit le jésuite en regardant le soldat d’un air fin, vous savez, dans cette maison de santé… ce jour où je vous ai rendu cette noble croix impériale que vous regrettiez si fort… ce jour où cette bonne Mlle de Cardoville, en vous disant que j’étais son libérateur, vous a empêché de m’étrangler, un peu… mon cher monsieur… Ah ! mais, c’est que c’est ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, mesdemoiselles, ajouta Rodin en souriant, ce brave soldat commençait à m’étrangler ; car, soit dit, sans le fâcher, il a, malgré son âge, un poignet de fer. Eh ! eh ! eh ! les Prussiens et les Cosaques doivent le savoir encore mieux que moi…
 
Ce peu de mots rappelaient à Dagobert et aux jeunes filles les services que Rodin leur avait véritablement rendus.
 
Quoique le maréchal eût entendu parler de Rodin par Mlle de Cardoville comme d’un homme fort dangereux, dont elle avait été dupe, le père de Rose et de Blanche, sans cesse tourmenté, harcelé, n’avait pas fait part de cette circonstance à Dagobert ; mais celui-ci, instruit par l’expérience, et malgré tant d’apparences favorables au jésuite, éprouvait à son endroit un éloignement insurmontable ; aussi reprit-il brusquement :
 
– Il ne s’agit pas de savoir si j’ai le poignet rude ou non, mais…
 
– Si je fais allusion à cette innocente vivacité de votre part, mon cher monsieur, dit Rodin d’un ton doucereux en interrompant Dagobert et se rapprochant davantage des deux sœurs par une sorte de circonlocution de reptile qui lui était particulière, si j’y fais allusion, c’est en me souvenant involontairement des petits services que j’ai été trop heureux de vous rendre.
 
Dagobert regarda fixement Rodin, qui aussitôt abaissa sur sa prunelle fauve sa flasque paupière.
 
– D’abord, dit le soldat après un moment de silence, un homme de cœur ne parle jamais des services qu’il a rendus… et voilà trois fois que vous revenez là-dessus…
 
– Mais, Dagobert, lui dit tout bas Rose, s’il s’agit de nouvelles de notre père…
 
Le soldat fit un geste de la main comme pour prier la jeune fille de le laisser parler, et reprit en regardant toujours Rodin entre les deux yeux :
 
– Vous êtes malin… mais je ne suis pas un conscrit.
 
– Je suis malin, moi ? dit Rodin d’un air béat.
 
– Beaucoup… Vous croyez m’entortiller avec vos belles phrases, mais ça ne prend pas… Écoutez-moi bien : Quelqu’un de votre bande de robes noires m’avait volé ma croix… vous me l’avez restituée… soit… quelqu’un de votre bande avait enlevé ces enfants… vous les avez été chercher… soit… Vous avez dénoncé le renégat d’Aigrigny… c’est encore vrai… mais tout cela ne prouve que deux choses : la première, c’est que vous avez été assez misérable pour être le complice de ces gueux-là… la seconde, c’est que vous avez été assez misérable pour les dénoncer ; or, ces deux choses-là sont ignobles… vous m’êtes suspect. Filez, et filez vite, votre vue n’est pas sainte pour ces enfants.
 
– Mais, mon cher monsieur…
 
– Il n’y a pas de mais, reprit Dagobert d’une voix irritée ; quand un homme bâti comme vous fait le bien, ça cache quelque chose de mauvais… il faut se défier… et je me défie.
 
– Je conçois, dit froidement Rodin en cachant son désappointement croissant, car il avait cru facilement amadouer le soldat ; on n’est pas maître de cela… pourtant… si vous réfléchissez… quel intérêt puis-je avoir à vous tromper, et sur quoi vous tromperais-je ?
 
– Vous avez un intérêt quelconque à vous entêter à rester là malgré moi… quand je vous dis de vous en aller.
 
– J’ai eu l’honneur de vous dire le but de ma visite, mon cher monsieur.
 
– Des nouvelles du maréchal Simon, n’est-ce pas ?
 
– C’est cela même ; je suis assez heureux pour avoir des nouvelles de M. le maréchal, répondit Rodin en se rapprochant de nouveau des jeunes filles comme pour regagner le terrain qu’il avait perdu, et il leur dit :
 
– Oui, mes chères demoiselles, j’ai des nouvelles de votre glorieux père.
 
– Alors, venez tout de suite chez moi, vous me les direz, reprit Dagobert.
 
– Comment !… vous avez la cruauté de priver ces chères demoiselles… d’entendre… les nouvelles que…
 
– Mordieu ! monsieur, s’écria Dagobert d’une voix tonnante, vous ne voyez donc pas qu’il me répugne de jeter un homme de votre âge à la porte ! Ça finira-t-il !
 
– Allons, allons, dit doucement Rodin, ne vous emportez pas contre un vieux bonhomme comme moi… Est-ce que j’en vaux la peine ?… Allons chez vous… soit… Je vous conterai ce que j’ai à vous conter… et vous vous repentirez de ne m’avoir pas laissé parler devant ces chères demoiselles, ce sera votre punition, méchant homme !
 
Ce disant, Rodin, après s’être de nouveau incliné, cachant son dépit et sa colère, passa devant Dagobert, qui ferma la porte après avoir fait un signe d’intelligence aux deux sœurs, qui restèrent seules.
 
– Dagobert, quelles nouvelles de notre père ? dit vivement Rose au soldat en le voyant rentrer un quart d’heure après être sorti en accompagnant Rodin.
 
– Eh bien… ce vieux sorcier sait, en effet, que le maréchal est parti et qu’il est parti joyeux ; il connaît, m’a-t-il dit, M. Robert. Comment est-il instruit de tout cela ?… je l’ignore, ajouta le soldat d’un air pensif ; mais c’est une raison de plus pour me défier de lui.
 
– Et les nouvelles de notre père, quelles sont-elles ? demanda Rose.
 
– Un des amis de ce vieux misérable (je ne m’en dédis pas !) connaît, m’a-t-il dit, votre père, et l’a rencontré à vingt-cinq lieues d’ici ; sachant que cet homme revenait à Paris, le maréchal l’aurait chargé de vous dire ou de vous faire dire qu’il était en parfaite santé, et qu’il espérait bientôt vous revoir…
 
– Ah ! quel bonheur ! s’écria Rose.
 
– Tu vois bien, tu avais tort de le soupçonner… ce pauvre vieillard, ajouta Blanche, tu l’as traité si durement !…
 
– C’est possible… mais je ne m’en repens pas…
 
– Pourquoi cela ?
 
– J’ai mes raisons… et une des meilleures, c’est que lorsque je l’ai vu entrer, tourner, virer autour de vous, je me suis senti froid jusque dans la moelle des os, sans savoir pourquoi… j’aurais vu un serpent s’avancer vers vous en rampant, que je n’aurais pas été plus effrayé… Je sais bien que, devant moi, il ne pouvait pas vous faire de mal ; mais, que voulez-vous que je vous dise, mes enfants !… malgré les services qu’après tout il nous a rendus, je me tenais à quatre pour ne pas le jeter par la fenêtre… Or, cette manière de lui prouver ma reconnaissance n’est pas naturelle… Il faut donc se défier des gens qui vous inspirent ces idées-là.
 
– Bon Dagobert, c’est ton affection pour nous qui te rend si soupçonneux, dit Rose d’un ton caressant ; cela prouve combien tu nous aimes.
 
– Combien tu aimes tes enfants, ajouta Blanche en s’approchant de Dagobert et en jetant un coup d’œil d’intelligence à sa sœur comme si toutes deux allaient réaliser quelque complot fait en l’absence du soldat…
 
Celui-ci, qui était dans un de ces jours de défiance, regarda tour à tour les orphelines, puis, secouant la tête, il reprit :
 
– Hum !… vous me câlinez bien… vous avez quelque chose à me demander…
 
– Eh bien !… oui… tu sais que nous ne mentons jamais… dit Rose.
 
– Voyons, Dagobert, sois juste… voilà tout, ajouta Blanche.
 
Et chacune d’elles s’approchant du soldat, qui était resté debout, joignit et appuya ses mains sur son épaule en le regardant et lui souriant de l’air le plus séducteur.
 
– Allons, parlez, voyons… dit Dagobert en les regardant l’une après l’autre, je n’ai qu’à me bien tenir. Il s’agit de quelque chose de difficile à arracher, j’en suis sûr…
 
– Écoute, toi qui es si brave, si bon, si juste, toi qui nous as louées quelquefois d’être courageuses comme des filles de soldat…
 
– Au fait… au fait… dit Dagobert, qui commençait à s’inquiéter de ces précautions oratoires.
 
La jeune fille allait parler lorsqu’on frappa discrètement à la porte (la leçon que Dagobert avait donnée à Jocrisse avait été d’un exemple salutaire, il venait de le chasser à l’instant même de la maison).
 
– Qui est là ! dit Dagobert.
 
– Moi, Justin, monsieur Dagobert, dit une voix.
 
– Entrez.
 
Un domestique de la maison, homme honnête et fidèle, parut à la porte.
 
– Qu’est-ce ? lui dit le soldat.
 
– Monsieur Dagobert, répondit Justin, il y a en bas une dame en voiture. Elle a envoyé son valet de pied s’informer si l’on pouvait parler à M. le duc et à mesdemoiselles… On lui a dit que M. le duc n’y était pas, mais que mesdemoiselles y étaient ; alors elle a demandé à les voir… disant que c’était pour une quête.
 
– Et cette dame… l’avez-vous vue ?… a-t-elle dit son nom ?
 
– Elle ne l’a pas dit, monsieur Dagobert, mais ça a l’air d’une grande dame… une voiture superbe… des domestiques en grande livrée.
 
– Cette dame vient pour une quête, dit Rose à Dagobert, sans doute pour des pauvres ; on lui a dit que nous y étions : nous ne pouvons nous empêcher de la recevoir… il me semble !
 
– Qu’en penses-tu, Dagobert ? dit Blanche.
 
– Une dame… à la bonne heure… ce n’est pas comme ce vieux sorcier de tout à l’heure, dit le soldat, et d’ailleurs je ne vous quitte pas.
 
Puis s’adressant à Justin :
 
– Fais monter cette dame.
 
Le domestique sortit.
 
– Comment, Dagobert… tu te défies aussi de cette dame que tu ne connais pas ?
 
– Écoutez, mes enfants, je n’avais aucune raison de me défier de ma brave et digne femme, n’est-ce pas ? ça n’empêche pas que c’est elle qui vous a livrées entre les mains des robes noires… et cela… sans savoir faire mal… et seulement pour obéir à son gredin de confesseur.
 
– Pauvre femme ! c’est vrai. Elle nous aimait bien pourtant, dit Rose pensive.
 
– Quand as-tu eu de ses nouvelles ? dit Blanche.
 
– Avant-hier. Elle va de mieux en mieux ; l’air du petit pays où est la cure de Gabriel lui est favorable, et elle garde le presbytère en l’attendant.
 
À ce moment les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent, et la princesse de Saint-Dizier entra après une respectueuse révérence. Elle tenait à la main une de ces bourses de velours rouge employées dans les églises par les quêteuses.