Le Juif Errant

| 8.03 - Le réveille-matin.

 

 

 

La reine Bacchanal, ayant en face d’elle Couche-tout-nu et Rose-Pompon, Nini-Moulin à sa droite, présidait au repas dit réveille-matin, généreusement offert par Jacques à ses compagnons de plaisir.
 
Ces jeunes gens et ces jeunes filles semblaient avoir oublié les fatigues d’un bal commencé à onze heures du soir et terminé à six heures du matin ; tous ces couples, aussi joyeux qu’amoureux et infatigables, riaient, mangeaient, buvaient, avec une ardeur juvénile et pantagruélique ; aussi, pendant la première partie du repas, on causa peu, on n’entendit que le bruit du choc des verres et des assiettes.
 
La physionomie de la reine Bacchanal était moins joyeuse, mais beaucoup plus animée que de coutume ; ses joues colorées, ses yeux brillants annonçaient une surexcitation fébrile ; elle voulait s’étourdir à tout prix ; son entretien avec sa sœur lui revenait quelquefois à l’esprit, elle tâchait d’échapper à ces tristes souvenirs.
 
Jacques regardait Céphyse de temps à autre avec une adoration passionnée ; car, grâce à la singulière conformité de caractère, d’esprit, de goûts, qui existait entre lui et la reine Bacchanal, leur liaison avait des racines beaucoup plus profondes et plus solides que n’en ont d’ordinaire ces attachements éphémères basés sur le plaisir. Céphyse et Jacques ignoraient même toute la puissance d’un amour jusqu’alors environné de joies et de fêtes et que nul événement sinistre n’avait encore contrarié.
 
La petite Rose-Pompon, veuve depuis quelques jours d’un étudiant qui, afin de pouvoir terminer dignement son carnaval, était retourné dans sa province pour soutirer quelque argent à sa famille sous un de ces fabuleux prétextes dont la tradition se conserve et se cultive soigneusement dans les Écoles de droit et de médecine, Rose-Pompon, par un exemple de fidélité rare, et ne voulant pas se compromettre, avait choisi pour chaperon l’inoffensif Nini-Moulin.
 
Ce dernier, débarrassé de son casque, montrait une tête chauve entourée d’un bordure de cheveux noirs et crépus assez longs derrière la nuque. Par un phénomène bachique très remarquable, à mesure que l’ivresse le gagnait, une sorte de zone empourprée comme sa face épanouie gagnait peu à peu son front et envahissait la blancheur luisante de son crâne. Rose-Pompon, connaissant la signification de ce symptôme, le fit remarquer à la société, et s’écria en riant aux éclats :
 
– Nini-Moulin, prends garde ! la marée du vin monte drôlement !!
 
– Quand il en aura par-dessus la tête… il sera noyé ! ajouta la reine Bacchanal.
 
– Ô reine ! ne cherchez pas à me distraire… je médite… répondit Dumoulin, qui commençait à être ivre, et qui tenait à la main, en guise de coupe antique, un bol à punch rempli de vin, car il méprisait les verres ordinaires, qu’il appelait dédaigneusement, en raison de leur médiocre capacité, des gorgettes.
 
– Il médite… reprit Rose-Pompon ; Nini-Moulin médite, attention !…
 
– Il médite… il est donc malade ?
 
– Qu’est-ce qu’il médite ? un pas chicard ?
 
– Une pose anacréontique et défendue ?
 
– Oui, je médite, reprit gravement Dumoulin, je médite sur le vin en général et en particulier… le vin, dont le divin Bossuet (Dumoulin avait l’énorme inconvénient de citer Bossuet lorsqu’il était ivre), le vin dont le divin Bossuet, qui était connaisseur, a dit : « Dans le vin est le courage, la force, la joie, l’ivresse spirituelle[1] » (quand on a de l’esprit, bien entendu), ajouta Nini-Moulin en manière de parenthèse.
 
– Alors j’adore ton Bossuet, dit Rose-Pompon.
 
– Quant à ma méditation particulière, elle porte sur la question de savoir si le vin des noces de Cana était rouge ou blanc… Tantôt j’interroge le vin blanc, tantôt le rouge… tantôt tous les deux à la fois.
 
– C’est aller au fond de la question, dit Couche-tout-nu.
 
– Et surtout au fond des bouteilles, dit la reine Bacchanal.
 
– Comme vous le dites, ô majesté !… et j’ai déjà dit, à force d’expériences et de recherches, une grande découverte, à savoir que si le vin des noces de Cana était rouge…
 
– Il n’était pas blanc, dit judicieusement Rose-Pompon.
 
– Et si j’arrivais à la conviction qu’il n’était ni blanc, ni rouge ? demanda Dumoulin d’un air magistral.
 
– C’est que vous seriez gris, mon gros, répondit Couche-tout-nu.
 
– L’époux de la reine dit vrai… Voilà ce qui arrive lorsqu’on est trop altéré de science ; mais c’est égal, d’études en études sur cette question, à laquelle j’ai voué ma vie, j’atteindrai la fin de ma respectable carrière, en donnant à ma soif une couleur suffisamment historique… théo… lo… gique et ar… chéo… lo… gique.
 
Il faut renoncer à peindre la réjouissante grimace et le non moins réjouissant accent avec lequel Dumoulin prononça et scanda ces derniers mots, qui provoquèrent une hilarité prolongée.
 
– Archéologipe… dit Rose-Pompon, qu’est-ce que c’est que ça ? ça a-t-il une queue ? ça va-t-il sur l’eau ?
 
– Laisse donc, reprit la reine Bacchanal, ce sont des mots de savant ou d’escamoteur, c’est comme les tournures en crinoline… ça bouffe… et voilà tout… J’aime mieux boire… Versez, Nini-Moulin… du champagne. Rose-Pompon, à la santé de ton Philémon… à son retour !…
 
– Buvons plutôt au succès de la carotte de longueur qu’il espère tirer à son embêtante et pingre famille pour finir son carnaval, dit Rose-Pompon ; heureusement son plan de carotte n’est pas mauvais…
 
– Rose-Pompon ! s’écria Nini-Moulin, si vous avez commis ce calembour avec ou sans intention, venez m’embrasser… ma fille.
 
– Merci !… et mon époux, qu’est-ce qu’il dirait ?
 
– Rose-Pompon… je veux vous rassurer… saint Paul… entendez-vous, l’apôtre saint Paul…
 
– Eh bien ! après… bon apôtre ?
 
– Saint Paul a dit formellement que ceux qui sont mariés doivent vivre comme s’ils n’avaient pas de femmes…
 
– Qu’est-ce que ça me fait à moi ?… ça regarde Philémon.
 
– Oui, reprit Nini-Moulin. Mais le divin Bossuet, tout gobichonneur, et chafriolant ce jour-là, ajoute, en citant saint Paul : Et, par conséquent, les femmes mariées doivent vivre comme n’ayant pas de maris[2]… Il ne me reste plus qu’à vous tendre d’autant plus les bras, ô Rose-Pompon ! que Philémon n’est pas même votre époux…
 
– Je ne dis pas ; mais vous êtes trop laid !…
 
– C’est une raison… Alors je bois à la santé du plan de Philémon !… Faisons nos vœux pour qu’il produise une carotte monstre !…
 
– À la bonne heure, dit Rose-Pompon ; à la santé de cet intéressant légume, si nécessaire à l’existence des étudiants !
 
– Et autres carotivores ! ajouta Dumoulin.
 
Ce toast, rempli d’à-propos, fut accueilli d’unanimes acclamations.
 
– Avec la permission de Sa Majesté et de sa cour, reprit Dumoulin, je propose un toast à la réussite d’une chose qui m’intéresse et qui a quelque ressemblance analogique avec la carotte de Philémon… J’ai dans l’idée que ce toast me portera bonheur.
 
– Voyons la chose…
 
– Eh bien ! à la santé de mon mariage ! dit Dumoulin en se levant.
 
Ces mots provoquèrent une explosion de cris, d’éclats de rire, de trépignements formidables. Nini-Moulin criait, trépignait, riait plus fort que les autres, ouvrant une bouche énorme, et ajoutant à ce tintamarre assourdissant le bruit aigu de sa crécelle, qu’il reprit sous sa chaise où il l’avait déposée.
 
Lorsque cet ouragan fut un peu calmé, la reine Bacchanal se leva et dit :
 
– Je bois à la santé de la future Mme Nini-Moulin.
 
– Ô reine ! vos procédés me touchent si sensiblement que je vous laisse lire au fond de mon cœur le nom de mon épouse future, s’écria Dumoulin : elle se nomme Mme veuve Honorée-Modeste-Messaline-Angèle de la Sainte-Colombe.
 
– Bravo !… bravo !…
 
– Elle a soixante ans, et plus de mille livres de rente qu’elle n’a de poils à la moustache grise et de rides au visage ; son embonpoint est si imposant qu’une de ses robes pourrait servir de tente à l’honorable société : aussi j’espère vous présenter ma future épouse le mardi gras en costume de bergère qui vient de dévorer son troupeau ; on voulait la convertir, mais je me charge de la divertir, elle aimera mieux ça ; il faut donc que vous m’aidiez à la plonger dans les bouleversements les plus bachiques et les plus cancaniques.
 
– Nous la plongerons dans tout ce que vous voudrez.
 
– C’est le cancan en cheveux blancs ! chantonna Rose-Pompon sur un air connu.
 
– Ça imposera aux sergents de ville.
 
– On leur dira : « Respectez-la… votre mère aura peut-être un jour son âge. »
 
Tout à coup la reine Bacchanal se leva. Sa physionomie avait une singulière expression de joie amère et sardonique ; d’une main elle tenait son verre plein.
 
– On dit que le choléra approche avec ses bottes de sept lieues… s’écria-t-elle. Je bois au choléra !
 
Et elle but. Malgré la gaieté générale, ces mots firent une impression sinistre, une sorte de frisson électrique parcourut l’assemblée ; presque tous les visages devinrent tout à coup sérieux.
 
– Ah ! Céphyse… dit Jacques d’un ton de reproche.
 
– Au choléra ! reprit intrépidement la reine Bacchanal : qu’il épargne ceux qui ont envie de vivre… et qu’il fasse mourir ensemble ceux qui ne veulent pas se quitter !…
 
Jacques et Céphyse échangèrent rapidement un regard, qui échappa à leurs joyeux compagnons, et pendant quelque temps la reine Bacchanal resta muette et pensive.
 
– Ah ! comme ça… c’est différent, reprit Rose-Pompon d’un air crâne. Au choléra !… afin qu’il n’y ait plus que de bons enfants sur la terre.
 
Malgré cette variante, l’impression restait toujours sourdement pénible. Dumoulin voulut couper court à ce triste sujet d’entretien, et s’écria :
 
– Au diable les morts ! vivent les vivants ! Et à propos de vivants et de bons vivants, je demanderai à porter une santé chère à notre reine, la santé de notre amphitryon ; malheureusement j’ignore son respectable nom, puisque j’ai seulement l’avantage de le connaître depuis cette nuit ; il m’excusera donc si je me borne à porter la santé de Couche-tout-nu, nom qui n’effarouche en rien ma pudeur, car Adam ne se couchait jamais autrement. Va donc pour Couche-tout-nu.
 
– Merci, mon gros, dit Jacques, si j’oubliais votre nom, moi, je vous appellerais Qui-veut-boire, et je suis bien sûr que vous répondriez : « Présent ! »
 
– Présent… présentissime, dit Dumoulin en faisant le salut militaire d’une main et tenant son bol de l’autre.
 
– Du reste, quand on a trinqué ensemble, reprit cordialement Couche-tout-nu, il faut se connaître à fond… Je me nomme Jacques Rennepont.
 
– Rennepont ! s’écria Dumoulin en paraissant frappé de ce nom, malgré sa demi-ivresse ; vous vous appelez Rennepont !
 
– Tout ce qu’il y a de plus Rennepont… Ça vous étonne !
 
– C’est qu’il y a une ancienne famille de ce nom… les comtes de Rennepont.
 
– Ah bah ! vraiment ! dit Couche-tout-nu en riant.
 
– Les comtes de Rennepont, qui sont aussi ducs de Cardoville, ajouta Dumoulin.
 
– Ah çà ! voyons, mon gros, est-ce que je vous fais l’effet de devoir le jour à une pareille famille… moi, ouvrier en goguette et en gogailles !
 
– Vous !… ouvrier ! Ah çà, mais nous tombons dans les Mille et une Nuits ! s’écria Dumoulin de plus en plus surpris ; vous nous payez un repas de Balthazar avec accompagnement de voitures à quatre chevaux… et vous êtes ouvrier !… Dites-moi vite votre métier… j’en suis, et j’abandonne la vigne du Seigneur où je provigne tant bien que mal.
 
– Ah ça ! n’allez pas croire, dites donc, que je suis ouvrier en billets de banque et en monnaie trompe-l’œil ! dit Jacques en riant.
 
– Ah ! camarade… une telle supposition…
 
– Est pardonnable à voir le train que je mène… Mais je vais vous rassurer… Je dépense un héritage.
 
– Vous mangez et vous buvez un oncle, sans doute ! dit gracieusement Dumoulin.
 
– Ma foi… je n’en sais rien…
 
– Comment ! vous ignorez l’espèce de ce que vous mangez !
 
– Figurez-vous d’abord que mon père était chiffonnier…
 
– Ah ! diable !… dit Dumoulin, assez décontenancé, quoiqu’il fût assez généralement peu scrupuleux sur le choix de ses compagnons de bouteille ; mais, son premier étonnement passé, il reprit avec une aménité charmante :
 
– Mais il y a des chiffonniers du plus haut mérite…
 
– Pardieu, vous croyez rire… dit Jacques, et pourtant vous avez raison ; mon père était un homme d’un fameux mérite, allez !! Il parlait grec et latin comme un vrai savant, et il me disait toujours que pour les mathématiques il n’avait pas son pareil… sans compter qu’il avait beaucoup voyagé…
 
– Mais alors, reprit Dumoulin que la surprise dégrisait, vous pourriez bien être de la famille des comtes de Rennepont.
 
– Dans ce cas-là, dit Rose-Pompon en riant, votre père chiffonnait en amateur, et pour l’honneur.
 
– Non ! non ! misère de Dieu ! c’était bien pour vivre, reprit Jacques ; mais dans sa jeunesse il avait été à son aise… à ce qu’il paraît, ou plutôt à ce qu’il ne paraissait plus. Dans son malheur, il s’était adressé à un parent riche qu’il avait ; mais le parent riche lui avait dit : « Merci ! » Alors il a voulu utiliser son grec, son latin et ses mathématiques. Impossible. Il paraît que dans ces temps-là Paris grouillait de savants. Alors, plutôt que de crever de faim il a cherché son pain au bout de son crochet, et il l’a, ma foi, trouvé ; car j’en ai mangé pendant deux ans, lorsque je suis venu vivre avec lui après la mort d’une tante avec qui j’habitais à la campagne.
 
– Votre respectable père était alors une manière de philosophe, dit Dumoulin ; mais à moins qu’il n’ait trouvé un héritage au coin d’une borne… je ne vois pas venir l’héritage dont vous parlez.
 
– Attendez donc la fin de la chanson. À l’âge de douze ans je suis entré apprenti dans la fabrique de M. Tripeaud ; deux ans après, mon père est mort d’accident, me laissant le mobilier de notre grenier : une paillasse, une chaise et une table ; de plus, dans une mauvaise boîte à eau de Cologne, des papiers, à ce qu’il paraît, écrits en anglais, et une médaille de bronze qui, avec sa chaîne, pouvait bien valoir dix sous… Il ne m’avait jamais parlé de ces papiers. Ne sachant à quoi ils étaient bons, je les avais laissés au fond d’une vieille malle au lieu de les brûler ; bien m’en a pris, car, sur ces papiers-là, on m’a prêté de l’argent.
 
– Quel coup du ciel ! dit Dumoulin. Ah çà, mais on savait donc que vous les aviez ?
 
– Oui, un de ces hommes qui sont à la piste des vieilles créances est venu trouver Céphyse, qui m’en a parlé ; après avoir lu les papiers, l’homme m’a dit que l’affaire était douteuse, mais qu’il me prêterait dessus dix mille francs, si je voulais… Dix mille francs !… c’était un trésor… j’ai accepté tout de suite…
 
– Mais vous auriez dû penser que ces créances devaient avoir une assez grande valeur…
 
– Ma foi, non… puisque mon père, qui devait en savoir la valeur, n’en avait pas tiré parti… et puis, dix mille francs en beaux et bons écus… qui vous tombent on ne sait d’où… ça se prend toujours, et tout de suite… et j’ai pris… Seulement, l’agent d’affaires m’a fait signer une lettre de change de… de garantie… oui, c’est ça, de garantie.
 
– Vous l’avez signée ?
 
– Qu’est-ce que ça me faisait ?… c’était une pure formalité, m’a dit l’homme d’affaires ; et il disait vrai, puisqu’elle est échue il y a une quinzaine de jours et que je n’en ai pas entendu parler… Il me reste encore un millier de francs chez l’agent d’affaires, que j’ai pris pour caissier, vu qu’il avait la caisse… Et voilà, mon gros, comment je ribote à mort du matin au soir depuis mes dix mille francs, joyeux comme un pinson d’avoir quitté mon gueux de bourgeois, M. Tripeaud.
 
En prononçant ce nom, la physionomie de Jacques, jusqu’alors joyeuse, s’assombrit tout à coup. Céphyse, qui n’était plus sous l’impression pénible qui l’avait un moment absorbée, regarda Jacques avec inquiétude, car elle savait à quel point le nom de Tripeaud l’irritait.
 
– M. Tripeaud, reprit Couche-tout-nu, en voilà un qui rendrait les bons méchants, et les méchants pires… On dit : bon cavalier bon cheval ; on devrait dire : bon maître, bon ouvrier… Misère de Dieu ! quand je pense à cet homme-là !…
 
Et Couche-tout-nu frappa violemment du poing sur la table.
 
– Voyons, Jacques, pense à autre chose, dit la reine Bacchanal. Rose-Pompon… fais-le donc rire…
 
– Je n’en ai plus envie, de rire, répondit Jacques d’un ton brusque et encore animé par l’exaltation du vin, c’est plus fort que moi ; quand je pense à cet homme-là… je m’exaspère ! Fallait l’entendre : « Gredins d’ouvriers… canaille d’ouvriers ! ils crient qu’ils n’ont pas de pain dans le ventre, disait M. Tripeaud, eh bien ! on leur y mettra des baïonnettes[3] !… ça les calmera… » Et les enfants… dans sa fabrique… fallait les voir… pauvres petits… travaillant aussi longtemps que des hommes… s’exténuant et crevant à la douzaine… Mais, bah ! après tout, ceux-là morts, il en venait toujours bien d’autres… Ce n’est pas comme des chevaux, qu’on ne peut remplacer qu’en payant.
 
– Allons, décidément, vous n’aimez pas votre ancien patron, dit Dumoulin, de plus en plus surpris de l’air sombre et soucieux de son amphitryon, et regrettant que la conversation eût pris ce tour sérieux ; aussi dit-il quelques mots à l’oreille de la reine Bacchanal, qui lui répondit par un signe d’intelligence.
 
– Non… je n’aime pas M. Tripeaud, reprit Couche-tout-nu ; je le hais, savez-vous pourquoi ! c’est de sa faute autant que de la mienne si je suis devenu un bambocheur. Je ne dis pas ça pour me vanter, mais c’est vrai… Étant gamin et apprenti chez lui, j’étais tout cœur, tout ardeur, et si enragé pour l’ouvrage que j’ôtais ma chemise pour travailler ; c’est même à propos de ça qu’on m’a baptisé Couche-tout-nu… Eh bien ! j’avais beau me tuer, m’éreinter… jamais un mot pour m’encourager ; j’arrivais le premier à l’atelier, j’en sortais le dernier… rien ; on ne s’en apercevait seulement pas. Un jour je suis blessé sur la mécanique… on me porte à l’hôpital… j’en sors… tout faible encore ; c’est égal, je reprends mon travail… je ne me rebutais pas ; les autres, qui savaient de quoi il retournait et qui connaissaient le patron, avaient beau me dire : « Est-il serin de s’échiner ainsi, ce petit-là !… qu’est-ce qu’il en retirera !… Mais fais donc ton ouvrage tout juste, imbécile, il n’en sera ni plus ou moins. » C’est égal, j’allais toujours ; enfin un jour, un vieux brave homme, qu’on appelait le père Arsène – il travaillait depuis longtemps dans la maison et c’était un modèle de conduite – un jour donc, le père Arsène est mis à la porte, parce que ses forces diminuaient trop. C’était pour lui le coup de la mort ; il avait une femme infirme, et à son âge, faible comme il était, il ne pouvait se placer ailleurs… Quand le chef d’atelier lui apprend son renvoi, le pauvre bonhomme ne pouvait pas le croire ; il se met à pleurer de désespoir. En ce moment M. Tripeaud passe… le père Arsène le supplie à mains jointes de le garder à moitié prix. « Ah çà ! lui dit M. Tripeaud en levant les épaules, est-ce que tu crois que je vais faire de ma fabrique une maison d’invalides ? Tu ne peux plus travailler, va-t’en ! – Mais j’ai travaillé pendant quarante ans de ma vie, qu’est-ce que vous voulez que je devienne, mon Dieu ? disait le pauvre père Arsène. – Est-ce que ça me regarde, moi ? » lui répond M. Tripeaud et, s’adressant à son commis : « Faites le décompte de sa semaine et qu’il file. » Le père Arsène a filé, oui il a filé… mais, le soir, lui et sa vieille femme se sont asphyxiés. Or, voyez-vous, j’étais gamin ; mais l’histoire du père Arsène m’a appris une chose : c’est qu’on avait beau se crever de travail, ça ne profitait jamais qu’aux bourgeois, qu’ils ne vous en savaient seulement pas gré, et qu’on n’avait en perspective pour ses vieux jours que le coin d’une borne pour y crever. Alors, tout mon bon feu s’était éteint ; je me suis dit : qu’est-ce qu’il m’en reviendra de faire plus que je ne dois ? Est-ce que quand mon travail rapporte des monceaux d’or à M. Tripeaud j’en ai seulement un atome ? Aussi, comme je n’avais aucun avantage d’amour-propre ou d’intérêt à travailler, j’ai pris le travail en dégoût, j’ai fait tout juste ce qu’il fallait pour gagner ma paye ; je suis devenu flâneur, paresseux, bambocheur, et je me disais : Quand ça m’ennuiera par trop de travailler, je ferai comme le père Arsène et sa femme…
 
Pendant que Jacques se laissait emporter malgré lui à ces pensées amères, les autres convives, avertis par la pantomime expressive de Dumoulin et de la reine Bacchanal, s’étaient tacitement concertés ; aussi, à un signe de la reine Bacchanal, qui sauta sur la table, renversant du pied les bouteilles et les verres, tous se levèrent, en criant, avec accompagnement de la crécelle de Nini-Moulin :
 
– La Tulipe orageuse !… on demande le quadrille de la Tulipe orageuse !
 
À ces cris joyeux, qui éclatèrent comme une bombe, Jacques tressaillit ; puis, après avoir regardé ses convives avec étonnement, il passa la main sur son front comme pour chasser les idées pénibles qui le dominaient, et s’écria :
 
– Vous avez raison : en avant deux, et vive la joie !
 
En ce moment, la table, enlevée par des bras vigoureux, fut reléguée à l’extrémité de la grande salle du banquet ; les spectateurs s’entassèrent sur des chaises, sur des banquettes, sur le rebord des fenêtres, et, chantant en chœur l’air si connu des Étudiants, remplacèrent l’orchestre, afin d’accompagner la contredanse formée par Couche-tout-nu, la reine Bacchanal, Nini-Moulin et Rose-Pompon.
 
Dumoulin, confiant sa crécelle à un des convives, reprit son exorbitant casque romain à plumeau ; il avait mis bas son carrick au commencement du festin ; il apparaissait donc dans toute la splendeur de son déguisement. Sa cuirasse à écailles se terminait congrûment par une jaquette de plumes semblable à celles que portent les sauvages de l’escorte du bœuf gras. Nini-Moulin avait le ventre gros et les jambes grêles, aussi ses tibias flottaient à l’aventure dans l’évasement de ses larges bottes à revers.
 
La petite Rose-Pompon, son bonnet de police de travers, les deux mains dans les poches de son pantalon, le buste un peu penché en avant et ondulante de droite à gauche sur ses hanches, fit en avant deux avec Nini-Moulin ; celui-ci, ramassé sur lui-même, s’avançait par soubresauts, la jambe gauche repliée, la jambe droite lancée en avant, la pointe du pied en l’air et le talon glissant sur le plancher ; de plus il frappait sa nuque de sa main gauche, tandis que, par un mouvement simultané, il étendait vivement son bras droit comme s’il eût voulu jeter de la poudre aux yeux de ses vis-à-vis.
 
Ce départ eut le plus grand succès ; on l’applaudissait bruyamment, quoiqu’il ne fût que l’innocent prélude du pas de la Tulipe orageuse, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit ; un des garçons, ayant un instant cherché Couche-tout-nu des yeux, courut à lui et lui dit quelques mots à l’oreille.
 
– Moi ! s’écria Jacques en riant aux éclats, quelle farce !
 
Le garçon ayant ajouté quelques mots, la figure de Couche-tout-nu exprima tout à coup une assez vive inquiétude, et il répondit au garçon :
 
– À la bonne heure !… j’y vais.
 
Et il fit quelques pas vers la porte.
 
– Qu’est-ce qu’il y a donc, Jacques ? demanda la reine Bacchanal avec surprise.
 
– Je reviens tout de suite… quelqu’un va me remplacer ; dansez toujours, dit Couche-tout-nu.
 
Et il sortit précipitamment.
 
– C’est quelque chose qui n’aura pas été porté sur la carte, dit Dumoulin ; il va revenir.
 
– C’est cela, dit Céphyse. Maintenant, le cavalier seul, dit-elle au remplaçant de Jacques.
 
Et la contredanse continua.
 
Nini-Moulin venait de prendre Rose-Pompon de la main droite et la reine Bacchanal de la main gauche, afin de balancer entre elles deux, figure dans laquelle il était étourdissant de bouffonnerie, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau et le garçon, que Jacques avait suivi, s’approcha vivement de Céphyse d’un air consterné et lui parla à l’oreille, ainsi qu’il avait parlé à Couche-tout-nu. La reine Bacchanal devint pâle, poussa un cri perçant, se précipita vers la porte et sortit en courant sans prononcer une parole, laissant ses convives stupéfaits.
 
La reine Bacchanal, suivant le garçon du traiteur, arriva au bas de l’escalier. Un fiacre était à la porte. Dans ce fiacre elle vit Couche-tout-nu avec un des hommes qui, deux heures auparavant, stationnaient sur la place du Châtelet.
 
À l’arrivée de Céphyse, l’homme descendit et dit à Jacques en tirant sa montre :
 
– Je vous donne un quart d’heure… c’est tout ce que je peux faire pour vous, mon brave garçon… après cela… en route. N’essayez pas de nous échapper, nous veillerons aux portières tant que le fiacre restera là.
 
D’un bond Céphyse fut dans la voiture. Trop émue pour avoir parlé jusque-là, elle s’écria, en s’asseyant à côté de Jacques et en remarquant sa pâleur :
 
– Qu’y a-t-il ? que te veut-on ?
 
– On m’arrête pour dettes… dit Jacques d’une voix sombre.
 
– Toi ! s’écria Céphyse en poussant un cri déchirant.
 
– Oui, pour cette lettre de change de garantie que l’agent d’affaires m’a fait signer… et il disait que c’était seulement une formalité… Brigand !!
 
– Mais, mon Dieu, tu as de l’argent chez lui… qu’il prenne toujours cela en acompte.
 
– Il ne me reste pas un sou ; il m’a fait dire par les recors qu’il ne me donnerait pas les derniers mille francs, puisque je n’avais pas payé la lettre de change…
 
– Alors, courons chez lui le prier, le supplier de te laisser en liberté ; c’est lui qui est venu te proposer de te prêter cet argent ; je le sais bien, puisque c’est à moi qu’il s’est d’abord adressé. Il aura pitié.
 
– De la pitié… un agent d’affaires !… Allons donc !
 
– Ainsi, rien… plus rien ! s’écria Céphyse en joignant les mains avec angoisse.
 
Puis elle reprit :
 
– Mais il doit y avoir quelque chose à faire… Il t’avait promis…
 
– Ses promesses, tu vois comme il les tient, reprit Jacques avec amertume ; j’ai signé sans savoir seulement ce que je signais ; l’échéance est passée, il est en règle… il ne me servirait de rien de résister ; on vient de m’expliquer tout cela…
 
– Mais on ne peut te retenir longtemps en prison ! c’est impossible…
 
– Cinq ans… si je ne paye pas… Et comme je ne pourrai jamais payer, mon affaire est sûre…
 
– Ah ! quel malheur ! quel malheur ! et ne pouvoir rien ! dit Céphyse en cachant sa tête entre ses mains.
 
– Écoute, Céphyse, reprit Jacques d’une voix douloureusement émue, depuis que je suis là, je ne pense qu’à une chose… à ce que tu vas devenir.
 
– Ne t’inquiète pas de moi…
 
– Que je ne m’inquiète pas de toi ! mais tu es folle ! Comment feras-tu ? Le mobilier de nos deux chambres ne vaut pas deux cents francs. Nous dépensions si follement que nous n’avons pas seulement payé notre loyer. Nous devons trois termes… il ne faut donc pas compter sur la vente de nos meubles, je te laisse sans un sou. Au moins, moi, en prison, on me nourrit… mais toi, comment vivras-tu !
 
– À quoi bon te chagriner d’avance !
 
– Je te demande comment tu vivras demain ! s’écria Jacques.
 
– Je vendrai mon costume, quelques effets ; je t’enverrai la moitié de l’argent, je garderai le reste ; ça me fera quelques jours.
 
– Et après ?… après ?
 
– Après !… dame… alors… je ne sais pas, moi. Mon Dieu, que veux-tu que je te dise !… après, je verrai.
 
– Écoute, Céphyse, reprit Jacques avec une amertume navrante, c’est maintenant que je vois comme je t’aime… j’ai le cœur serré comme dans un étau en pensant que je vais te quitter… ça me donne des frissons de ne pas savoir ce que tu deviendras…
 
Puis, passant la main sur son front, Jacques ajouta :
 
– Vois-tu… ce qui nous a perdus, c’est de nous dire toujours : demain n’arrivera pas ; et tu le vois, demain arrive. Une fois que je ne serai plus près de toi, une fois que tu auras dépensé le dernier sou de ces hardes que tu vas vendre… incapable de travailler comme tu l’es maintenant… que feras-tu ?… Veux-tu que je te le dise, moi… ce que tu feras ? tu m’oublieras, et…
 
Puis, comme s’il eût reculé devant sa pensée, Jacques s’écria avec rage et désespoir :
 
– Misère de Dieu ! si cela devait arriver, je me briserais la tête sur un pavé.
 
Céphyse devina la réticence de Jacques ; elle lui dit vivement en se jetant à son cou :
 
– Moi ? un autre amant… jamais ! car je suis comme toi, maintenant je vois combien je t’aime.
 
– Mais pour vivre ?… ma pauvre Céphyse ! pour vivre ?
 
– Eh bien… j’aurai du courage, j’irai habiter avec ma sœur comme autrefois… je travaillerai avec elle ; ça me donnera toujours du pain… Je ne sortirai que pour aller te voir… D’ici à quelques jours, l’homme d’affaires, en réfléchissant, pensera que tu ne peux pas lui payer dix mille francs, et il te fera remettre en liberté ; j’aurai repris l’habitude du travail… tu verras ! tu reprendras aussi cette habitude ; nous vivrons pauvres, mais tranquilles… Après tout, nous nous serons au moins bien amusés pendant six mois… tandis que tant d’autres n’ont de leur vie connu le plaisir ; crois-moi, mon bon Jacques, ce que je te dis est vrai… Cette leçon me profitera. Si tu m’aimes, n’aie pas la moindre inquiétude ; je te dis que j’aimerais cent fois mieux mourir que d’avoir un autre amant.
 
– Embrasse-moi… dit Jacques, les yeux humides, je te crois… je te crois… tu me redonnes du courage… et pour maintenant et pour plus tard… Tu as raison, il faut tâcher de nous remettre au travail, ou sinon… le boisseau de charbon du père Arsène… car, vois-tu, ajouta Jacques d’une voix basse et en frémissant, depuis six mois… j’étais comme ivre ; maintenant, je me dégrise… et je vois où nous allions… une fois à bout de ressources, je serais peut-être devenu un voleur, et toi… une…
 
– Oh ! Jacques, tu me fais peur, ne dis pas cela ! s’écria Céphyse, en interrompant Couche-tout-nu ; je te le jure, je retournerai chez ma sœur, je travaillerai… j’aurai du courage…
 
La reine Bacchanal en ce moment était très sincère ; elle voulait résolument tenir sa parole ; son cœur n’était pas encore complètement perverti ; la misère, le besoin, avaient été pour elle comme pour tant d’autres la cause et même l’excuse de son égarement ; jusqu’alors elle avait du moins toujours suivi l’attrait de son cœur, sans aucune arrière-pensée basse et vénale ; la cruelle position où elle voyait Jacques exaltait encore son amour ; elle se croyait assez sûre d’elle-même pour lui jurer d’aller reprendre auprès de la Mayeux cette vie de labeur aride et incessant, cette vie de douloureuses privations qu’il lui avait été déjà impossible de supporter et qui devait lui être bien plus pénible encore depuis qu’elle s’était habituée à une voie oisive et dissipée. Néanmoins les assurances qu’elle venait de donner à Jacques calmèrent un peu le chagrin et les inquiétudes de cet homme ; il avait assez d’intelligence et de cœur pour s’apercevoir que la pente fatale où il s’était jusqu’alors laissé aveuglément entraîner les conduisait, lui et Céphyse, droit à l’infamie.
 
Un des recors, ayant frappé à la portière, dit à Jacques :
 
– Mon garçon, il ne vous reste que cinq minutes, dépêchez-vous.
 
– Allons ! ma fille… du courage, dit Jacques.
 
– Sois tranquille… j’en aurai… tu peux y compter…
 
– Tu ne vas pas remonter là-haut ?
 
– Non, oh non ! dit Céphyse. Cette fête, je l’ai en horreur maintenant.
 
– Tout est payé d’avance… je vais faire dire à un garçon de prévenir qu’on ne nous attende pas, reprit Jacques. Ils vont être bien étonnés, mais c’est égal…
 
– Si tu pouvais seulement m’accompagner… jusque chez nous, dit Céphyse, cet homme le permettrait peut-être, car enfin tu ne peux pas aller à Sainte-Pélagie habillé comme ça.
 
– C’est vrai, il ne refusera pas de m’accompagner ; mais comme il sera avec nous dans la voiture, nous ne pourrons plus rien nous dire devant lui… Aussi… laisse-moi pour la première fois de ma vie te parler raison. Souviens-toi bien de ce que je te dis, ma bonne Céphyse… ça peut d’ailleurs s’adresser à moi comme à toi, reprit Jacques d’un ton grave et pénétré ; reprends aujourd’hui l’habitude du travail… Il a beau être pénible, ingrat ; c’est égal… n’hésite pas, car tu oublieras bientôt l’effet de cette leçon ; comme tu dis, plus tard il ne serait plus temps, et alors tu finirais comme tant d’autres pauvres malheureuses… tu m’entends…
 
– Je t’entends… dit Céphyse en rougissant ; mais j’aimerais mieux cent fois la mort qu’une telle vie…
 
– Et tu aurais raison… car dans ce cas-là, vois-tu, ajouta Jacques d’une voix sourde et concentrée, je t’y aiderais… à mourir.
 
– J’y compte bien, Jacques… répondit Céphyse en embrassant son amant avec exaltation ; puis elle ajouta tristement :
 
– Vois-tu, c’était comme un pressentiment lorsque, tout à l’heure, je me suis sentie toute chagrine, sans savoir pourquoi, au milieu de notre gaieté… et que je buvais au choléra… pour qu’il nous fasse mourir ensemble…
 
– Eh bien… qui sait s’il ne viendra pas, le choléra ? reprit Jacques d’un air sombre, ça nous épargnerait le charbon, nous n’aurons seulement pas peut-être de quoi en acheter…
 
– Je ne peux te dire qu’une chose, Jacques, c’est que pour vivre et pour mourir ensemble tu me trouveras toujours.
 
– Allons, essuie tes yeux, reprit-il avec une profonde émotion. Ne faisons pas d’enfantillages devant ces hommes…
 
Quelques minutes après, le fiacre se dirigea vers le logis de Jacques, où il devait changer de vêtements avant de se rendre à la prison pour dettes.
 
* * * *
 
Répétons-le, à propos de la sœur de la Mayeux (il est des choses qu’on ne saurait trop redire) : l’une des plus funestes conséquences de l’inorganisation du travail est l’insuffisance du salaire. L’insuffisance du salaire force inévitablement le plus grand nombre des jeunes filles, ainsi mal rétribuées, à chercher le moyen de vivre en formant des liaisons qui les dépravent. Tantôt elles reçoivent une modique somme de leur amant, qui, jointe au produit de leur labeur, aide à leur existence. Tantôt, comme la sœur de la Mayeux, elles abandonnent complètement le travail et font vie commune avec l’homme qu’elles choisissent, lorsque celui-ci peut suffire à cette dépense ; alors, et durant ce temps de plaisir et de fainéantise, la lèpre incurable de l’oisiveté envahit à tout jamais ces malheureuses. Ceci est la première phase de la dégradation que la coupable insouciance de la société impose à un nombre immense d’ouvrières, nées pourtant avec des instincts de pudeur, de droiture et d’honnêteté. Au bout d’un certain temps, leur amant les délaisse, quelquefois lorsqu’elles sont mères. D’autres fois, une folle prodigalité conduit l’imprévoyant en prison ; alors la jeune fille se trouve seule, abandonnée, sans moyens d’existence. Celles qui ont conservé du cœur et de l’énergie se remettent au travail… le nombre en est bien rare.
 
Les autres… poussées par la misère, par l’habitude d’une vie facile et oisive, tombent alors jusqu’aux derniers degrés de l’abjection.
 
Et il faut encore plus les plaindre que les blâmer de cette abjection, car la cause première et virtuelle de leur chute était l’insuffisante rémunération de leur travail ou le chômage.
 
Une autre déplorable conséquence de l’inorganisation du travail est, pour les hommes, outre l’insuffisance du salaire, le profond dégoût qu’ils apportent dans la tâche qui leur est imposée.
 
Cela se conçoit. Sait-on rendre le travail attrayant, soit par la variété des occupations, soit par des récompenses honorifiques, soit par des soins, soit par une rémunération proportionnée aux bénéfices que leur main-d’œuvre procure, soit enfin par l’espérance d’une retraite assurée après de longues années de labeur ? Non, le pays ne s’inquiète ni se soucie de leurs besoins ou de leurs droits.
 
Et pourtant il y a, pour ne citer qu’une industrie, des mécaniciens et des ouvriers dans les usines, qui, exposés à l’explosion et au contact de formidables engrenages, courent chaque jour de plus grands dangers que les soldats n’en courent à la guerre, déploient un savoir pratique rare, rendent à l’industrie, et conséquemment au pays, d’incontestables services pendant une longue et honorable carrière, à moins qu’ils ne périssent par l’explosion d’une chaudière ou qu’ils n’aient quelque membre broyé entre les dents de fer d’une machine. Dans ce cas, le travailleur reçoit-il une récompense au moins égale à celle que reçoit le soldat pour prix de son courage, louable sans doute, mais stérile : une place dans une maison d’invalides ? Non… Qu’importe au pays ? et si le maître du travailleur est ingrat, le mutilé, incapable de service, meurt de faim dans quelque coin.
 
Enfin, dans ces fêtes pompeuses de l’industrie, convoque-t-on jamais quelques-uns de ces habiles travailleurs qui seuls ont tissé ces admirables étoffes, forgé et damasquiné ces armes éclatantes, ciselé ces coupes d’or et d’argent, sculpté ces meubles d’ébène et d’ivoire, monté ces éblouissantes pierreries avec un art exquis ? Non…
 
Retirés au fond de leur mansarde, au milieu d’une famille misérable et affamée, ils vivent à peine d’un mince salaire, ceux-là qui, cependant, on l’avouera, ont au moins concouru pour moitié à doter le pays des merveilles qui font sa richesse, sa gloire et son orgueil.
 
Un ministre du commerce qui aurait la moindre intelligence de ses hautes fonctions et de ses DEVOIRS, ne demanderait-il pas que chaque fabrique exposante choisît par une élection à plusieurs degrés un certain nombre de candidats des plus méritants, parmi lesquels le fabricant désignerait celui qui lui semblerait le plus digne de représenter la CLASSE OUVRIÈRE dans ces grandes solennités industrielles ? Ne serait-il pas d’un noble et encourageant exemple de voir alors le maître proposer aux récompenses ou aux distinctions publiques l’ouvrier député par ses pairs comme l’un des plus honnêtes, des plus laborieux, des plus intelligents de sa profession ?
 
Alors une désespérante injustice disparaîtrait, alors les vertus du travailleur seraient stimulées par un but généreux, élevé ; alors il aurait intérêt à bien faire.
 
Sans doute le fabricant, en raison de l’intelligence qu’il déploie, des capitaux qu’il aventure, des établissements qu’il fonde et du bien qu’il fait quelquefois, a un droit légitime aux distinctions dont on le comble ; mais pourquoi le travailleur est-il impitoyablement exclu de ces récompenses dont l’action est si puissante sur les masses ? Les généraux et les officiers sont-ils donc les seuls que l’on récompense dans une armée ? Après avoir justement rémunéré les chefs de cette puissante et féconde armée de l’industrie, pourquoi ne jamais songer aux soldats ?
 
Pourquoi n’y a-t-il jamais pour eux de signe de rémunération éclatante, quelque consolante et bienveillante parole d’une lèvre auguste ? Pourquoi ne voit-on pas enfin, en France, un seul ouvrier décoré pour prix de sa main-d’œuvre, de son courage industriel et de sa longue et laborieuse carrière ? Cette croix et la modeste pension qui l’accompagne seraient pourtant pour lui une double récompense justement méritée ; mais non, pour l’humble travailleur, pour le travail nourricier, il n’y a qu’oubli, injustice, indifférence et dédain !
 
Aussi de cet abandon public, souvent aggravé par l’égoïsme et par la dureté des maîtres ingrats, naît pour les travailleurs une condition déplorable. Les uns, malgré un labeur incessant, vivent dans les privations, et meurent avant l’âge, presque toujours maudissant une société qui les délaisse ; d’autres cherchent l’éphémère oubli de leurs maux dans une ivresse meurtrière ; un grand nombre enfin, n’ayant aucun intérêt, aucun avantage, aucune incitation morale ou matérielle à faire plus ou à faire mieux, se bornent à faire rigoureusement ce qu’il faut pour gagner leur salaire. Rien ne les attache à leur travail, parce que rien à leurs yeux ne rehausse, n’honore, ne glorifie le travail… Rien ne les défend contre les séductions de l’oisiveté, et s’ils trouvent par hasard le moyen de vivre quelque temps dans la paresse, peu à peu ils cèdent à ces habitudes de fainéantise, de débauche ; et quelquefois les plus mauvaises passions flétrissent à jamais des natures originairement saines, honnêtes, remplies de bon vouloir, faute d’une tutelle protectrice et équitable qui ait soutenu, encouragé, récompensé leurs premières tendances, honnêtes et laborieuses.
 
* * * *
 
Nous suivrons maintenant la Mayeux, qui, après s’être présentée pour chercher de l’ouvrage chez la personne qui l’employait ordinairement, s’était rendue rue de Babylone, au pavillon occupé par Adrienne de Cardoville.
 


[1] Bossuet, Méditations sur l’Évangile, VIe jour, tome IV.
[2] Traité sur la concupiscence, vol. IV.
[3] Ce mot atroce a été dit lors des malheureux événements de Lyon.