Le Juif Errant

| 10.08 - Le code pénal.

 

 

 

Dagobert, un moment épouvanté des machinations ténébreuses et souterraines si dangereuses poursuivies par les robes noires, comme il disait, contre des personnes qu’il aimait, avait pu hésiter un instant à tenter la délivrance de Rose et de Blanche ; mais son indécision cessa aussitôt après la lettre du maréchal Simon, qui venait si inopinément lui rappeler des devoirs sacrés. À l’abattement passager du soldat avait succédé une résolution d’une énergie calme et pour ainsi dire recueillie.
 
– Agricol, quelle heure est-il ? demanda-t-il à son fils.
 
– Neuf heures ont sonné tout à l’heure, mon père.
 
– Il faut me fabriquer tout de suite un crochet de fer solide… assez solide pour supporter mon poids, et assez ouvert pour s’adapter au chaperon d’un mur. Ce poêle de fonte sera ta forge et ton enclume ; tu trouveras un marteau dans la maison… et… quant à du fer… tiens, en voici…
 
Ce disant, le soldat prit auprès du foyer une paire de pincettes à très fortes branches, les présenta à son fils, et ajouta :
 
– Allons, mordieu ; mon garçon, attise le feu, chauffe à blanc, et forge-moi ce fer.
 
À ces paroles, Françoise et Agricol se regardèrent avec surprise ; le forgeron resta muet et interdit, ignorant la résolution de son père et les préparatifs que celui-ci avait déjà commencés avec l’aide de la Mayeux.
 
– Tu ne m’entends donc pas, Agricol ? répéta Dagobert toujours la paire de pincettes à la main ; il faut tout de suite me fabriquer un crochet avec cela !…
 
– Un crochet… mon père… et pour quoi faire ?
 
– Pour mettre au bout d’une corde que j’ai là ; il faudra le terminer par une espèce d’œillet assez large pour qu’elle puisse y être solidement attachée…
 
– Mais cette corde, ce crochet, à quoi bon ?
 
– À escalader les murs du couvent, si je ne puis m’y introduire par une porte.
 
– Quel couvent ? demanda Françoise à son fils.
 
– Comment, mon père ! s’écria celui-ci en se levant brusquement, tu penses encore… à cela ?
 
– Ah ! çà, à quoi veux-tu que je pense ?
 
– Mais, mon père… c’est impossible… tu ne tenteras pas une pareille entreprise.
 
– Mais quoi donc, mon enfant ? demanda Françoise avec anxiété ; où ton père veut-il donc aller ?
 
– Il veut, cette nuit, s’introduire dans un couvent où sont enfermées les filles du maréchal Simon, et les enlever.
 
– Grand Dieu !… mon pauvre mari !… un sacrilège !… s’écria Françoise, toujours fidèle à ses pieuses traditions ; et joignant les mains, elle fit un mouvement pour se lever et s’approcher de Dagobert.
 
Le soldat, pressentant qu’il allait avoir à subir des observations, des prières de toutes sortes, et bien résolu de n’y pas céder, voulut tout d’abord couper court à ces supplications inutiles qui d’ailleurs lui faisaient perdre un temps précieux ; il reprit donc un air grave, sévère, presque solennel, qui témoignait de l’inflexibilité de sa détermination :
 
– Écoute, ma femme, et toi aussi mon fils : quand, à mon âge, on se décide à une chose, on sait pourquoi… et une fois qu’on est décidé, il n’y a ni femme, ni fils qui tiennent… on fait ce qu’on doit… c’est à quoi je suis résolu… Épargnez-moi donc ces paroles inutiles… C’est votre devoir de me parler ainsi, soit ; ce devoir, vous l’avez rempli ; n’en parlons plus. Ce soir je veux être le maître chez moi…
 
Françoise, craintive, effrayée, n’osa pas hasarder une parole ; mais elle tourna ses regards suppliants vers son fils.
 
– Mon père… dit celui-ci, un mot encore… un mot seulement.
 
– Voyons ce mot, reprit Dagobert avec impatience.
 
– Je ne peux pas combattre votre résolution ; mais je vous prouverai que vous ignorez à quoi vous vous exposez…
 
– Je n’ignore rien, dit le soldat d’un ton brusque. Ce que je tente est grave… mais il ne sera pas dit que j’ai négligé un moyen, quel qu’il soit, d’accomplir ce que j’ai promis d’accomplir.
 
– Mon père, prends garde… Encore une fois… tu ne sais pas à quel danger tu t’exposes ! dit le forgeron d’un air alarmé.
 
– Allons, parlons du danger ; parlons du fusil du portier et de la faux du jardinier, dit Dagobert en haussant les épaules dédaigneusement ; parlons-en, et que cela finisse… Eh bien ! après, supposons que je laisse ma peau dans ce couvent, est-ce que tu ne restes pas à ta mère ? Voilà vingt ans que vous avez l’habitude de vous passer de moi… ça vous coûtera moins…
 
– Et c’est moi, mon Dieu ! c’est moi qui suis cause de tous ces malheurs !… s’écria la pauvre mère. Ah ! Gabriel avait bien raison de me blâmer.
 
– Madame Françoise, rassurez-vous, dit tout bas la Mayeux, qui s’était rapprochée de la femme de Dagobert ; Agricol ne laissera pas son père s’exposer ainsi.
 
Le forgeron, après un moment d’hésitation, reprit d’une voix émue :
 
– Je te connais trop, mon père, pour songer à t’arrêter par la peur d’un danger de mort.
 
– De quel danger parles-tu alors ?
 
– D’un danger… devant lequel tu reculeras… toi si brave… dit le jeune homme d’un ton pénétré qui frappa son père.
 
– Agricol, dit sévèrement et rudement le soldat, vous dites une lâcheté, vous me faites une insulte.
 
– Mon père !
 
– Une lâcheté, reprit le soldat courroucé, parce qu’il est lâche de vouloir détourner un homme de son devoir en l’effrayant… une insulte, parce que vous me croyez capable d’être intimidé.
 
– Ah ! monsieur Dagobert, s’écria la Mayeux, vous ne comprenez pas Agricol.
 
– Je le comprends trop, répondit durement le soldat.
 
Douloureusement ému de la sévérité de son père, mais ferme dans sa résolution dictée par son amour et par son respect, Agricol reprit, non sans un violent battement de cœur :
 
– Pardonnez-moi si je vous désobéis, mon père… mais dussiez-vous me haïr, vous saurez à quoi vous vous exposez en escaladant, la nuit, les murs d’un couvent…
 
– Mon fils !! vous osez… s’écria Dagobert, le visage enflammé de colère.
 
– Agricol… s’écria Françoise éplorée… mon mari !
 
– Monsieur Dagobert, écoutez Agricol !… c’est dans notre intérêt à tous qu’il parle, s’écria la Mayeux.
 
– Pas un mot de plus… répondit le soldat en frappant du pied avec colère.
 
– Je vous dis… mon père… que vous risquez presque sûrement… les galères !! s’écria le forgeron en devenant d’une pâleur effrayante.
 
– Malheureux ! dit Dagobert en saisissant son fils par le bras, tu ne pouvais pas me cacher cela… plutôt que de m’exposer à être traître et lâche !
 
Puis le soldat répéta en frémissant :
 
– Les galères !!
 
Et il baissa la tête, muet, pensif, et comme écrasé par ces mots foudroyants.
 
– Oui, vous introduire dans un lieu habité, la nuit, avec escalade et effraction… la loi est formelle… ce sont les galères ! s’écria Agricol, à la fois heureux et désolé de l’accablement de son père ; oui, mon père… les galères… si vous êtes pris en flagrant délit : et il y a dix chances contre une pour que cela soit, car, la Mayeux vous l’a dit, le couvent est gardé… Ce matin, vous auriez tenté d’enlever en plein jour ces deux jeunes demoiselles, vous auriez été arrêté ; mais au moins cette tentative, faite ouvertement, avait un caractère de loyale audace qui plus tard peut-être vous eût fait absoudre… Mais vous introduire ainsi la nuit avec escalade… je vous le répète, ce sont les galères… Maintenant… mon père… décidez-vous… ce que vous ferez, je le ferai… car je ne vous laisserai pas aller seul… Dites un mot… je forge votre crochet ; j’ai là au bas de l’armoire un marteau, des tenailles… et dans une heure nous partons.
 
Un profond silence suivit les paroles du forgeron, silence seulement interrompu par les sanglots de Françoise, qui murmurait avec désespoir :
 
– Hélas !… mon Dieu !… voilà pourtant ce qui arrive… parce que j’ai écouté l’abbé Dubois !…
 
En vain la Mayeux consolait Françoise, elle se sentait elle-même épouvantée ; car le soldat était capable de braver l’infamie, et alors Agricol voudrait partager les périls de son père.
 
Dagobert, malgré son caractère énergique et déterminé, restait frappé de stupeur. Selon ses habitudes militaires, il n’avait vu dans son entreprise nocturne qu’une sorte de ruse de guerre autorisée par son bon droit d’abord, et aussi par l’inexorable fatalité de sa position ; mais les effrayantes paroles de son fils le ramenaient à la réalité, à une terrible alternative : ou il lui fallait trahir la confiance du général Simon et les derniers vœux de la mère des orphelines, ou bien il lui fallait s’exposer à une flétrissure effroyable… et surtout y exposer son fils… son fils !! et cela même sans la certitude de délivrer les orphelines…
 
Tout à coup, Françoise, essuyant ses yeux noyés de larmes, s’écria comme frappée d’une inspiration soudaine :
 
– Mais, mon Dieu ! j’y songe… il y a peut-être un moyen de faire sortir ces chères enfants du couvent sans violence.
 
– Comment cela, ma mère ? dit vivement Agricol.
 
– C’est M. l’abbé Dubois qui les a fait conduire… mais, d’après ce que suppose Gabriel, probablement mon confesseur n’a agi que par les conseils de M. Rodin…
 
– Et quand cela serait, ma chère mère, on aurait beau s’adresser à M. Rodin, on n’obtiendrait rien de lui.
 
– De lui, non, mais peut-être de cet abbé si puissant qui est le supérieur de Gabriel, qui l’a toujours protégé depuis son entrée au séminaire.
 
– Quel abbé, ma mère ?
 
– M. l’abbé d’Aigrigny.
 
– En effet, chère mère, avant d’être prêtre il était militaire… peut-être serait-il plus accessible qu’un autre… et pourtant…
 
– D’Aigrigny ! s’écria Dagobert avec une expression d’horreur et de haine. Il y a ici mêlé à ces trahisons, un homme qui, avant d’être prêtre, a été militaire, et qui s’appelle d’Aigrigny ?
 
– Oui, mon père, le marquis d’Aigrigny… Avant la Restauration… il avait servi en Russie… et, en 1815, les Bourbons lui ont donné un régiment…
 
– C’est lui ! dit Dagobert d’une voix sourde. Encore lui ! toujours lui !!! comme un mauvais démon… qu’il s’agisse de la mère, du père ou des enfants.
 
– Que dis-tu, mon père ?
 
– Le marquis d’Aigrigny ! s’écria Dagobert. Savez-vous quel est cet homme ? Avant d’être prêtre, il a été le bourreau de la mère de Rose et de Blanche, qui méprisait son amour. Avant d’être prêtre… il s’est battu contre son pays, et s’est trouvé deux fois face à face à la guerre avec le général Simon… Oui, pendant que le général était prisonnier à Leipzig, criblé de blessures à Waterloo, l’autre, le marquis renégat, triomphait avec les Russes et les Anglais ! Sous les Bourbons, le renégat, comblé d’honneurs, s’est encore retrouvé en face du soldat de l’Empire persécuté. Entre eux deux cette fois, il y a eu un duel acharné… Le marquis a été blessé ; mais le général Simon, proscrit et condamné à mort, s’est exilé… Maintenant le renégat est prêtre… dites-vous ? Eh bien, moi, maintenant, je suis certain que c’est lui qui a fait enlever Rose et Blanche afin d’assouvir sur elles la haine qu’il a toujours eue contre leur mère et contre leur père… Cet infâme d’Aigrigny les tient en sa puissance. Ce n’est plus seulement la fortune de ces enfants que j’ai à défendre maintenant… c’est leur vie… entendez-vous ? leur vie…
 
– Mon père… croyez-vous cet homme capable de…
 
– Un traître à son pays, qui finit par être un prêtre infâme, est capable de tout ; je vous dis que peut-être à cette heure ils tuent ces enfants à petit feu… s’écria le soldat d’une voix déchirante, car les séparer l’une de l’autre, c’est déjà commencer à les tuer…
 
Puis Dagobert ajouta avec une exaspération impossible à rendre :
 
– Les filles du général Simon sont au pouvoir du marquis d’Aigrigny et de sa bande… et j’hésiterais à tenter de les sauver… par peur des galères !… Les galères ! ajouta-t-il avec un éclat de rire convulsif, qu’est-ce que ça me fait, à moi, les galères ? Est-ce qu’on y met votre cadavre ? Est-ce qu’après cette dernière tentative je n’aurais pas le droit, si elle avorte, de me brûler la cervelle ? Mets ton fer au feu, mon garçon… vite, le temps presse… forge… forge le fer…
 
– Mais… ton fils… t’accompagne ! s’écria Françoise avec un cri de désespoir maternel.
 
Puis, se levant, elle se jeta aux pieds de Dagobert en disant :
 
– Si tu es arrêté… il le sera aussi…
 
– Pour s’épargner les galères… il fera comme moi… j’ai deux pistolets.
 
– Mais moi… s’écria la malheureuse mère en tendant ses mains suppliantes, sans toi… sans lui… que deviendrai-je ?
 
– Tu as raison… j’étais égoïste… j’irai seul, dit Dagobert.
 
– Tu n’iras pas seul… mon père… reprit Agricol.
 
– Mais ta mère !…
 
– La Mayeux voit ce qui se passe, elle ira trouver M. Hardy, mon bourgeois, et lui dira tout… C’est le plus généreux des hommes… et ma mère aura un abri et du pain jusqu’à la fin de ses jours.
 
– Et c’est moi… c’est moi qui suis cause de tout !… s’écria Françoise en se tordant les mains avec désespoir. Punissez-moi, mon Dieu… punissez-moi… c’est ma faute… j’ai livré ces enfants… Je serais punie par la mort de mon enfant.
 
– Agricol… tu ne me suivras pas !! Je te le défends, dit Dagobert en pressant son fils contre sa poitrine avec énergie.
 
– Moi !… après t’avoir signalé le danger… je reculerais !… tu n’y penses pas, mon père ! Est-ce que je n’ai pas aussi quelqu’un à délivrer, moi ? Mlle de Cardoville, si bonne, si généreuse, qui m’avait voulu sauver de la prison, n’est-elle pas prisonnière, à son tour ? Je te suivrai, mon père, c’est mon droit, c’est mon devoir, c’est ma volonté.
 
Ce disant, Agricol mit dans l’ardent brasier du poêle de fonte les pincettes destinées à faire un crochet.
 
– Hélas ! mon Dieu ! ayez pitié de nous tous ! disait la pauvre mère en sanglotant, toujours agenouillée, pendant que le soldat était en proie à un violent combat intérieur.
 
– Ne pleure pas ainsi, chère mère, tu me brises le cœur, dit Agricol en relevant sa mère avec l’aide de la Mayeux, rassure-toi. J’ai dû exagérer à mon père les mauvaises chances de l’entreprise ; mais à nous deux, en agissant prudemment, nous pourrons réussir presque sans rien risquer, n’est-ce pas, mon père ? dit Agricol, en faisant un signe d’intelligence à Dagobert. Encore une fois, rassure-toi, bonne mère… je réponds de tout… Nous délivrerons les filles du maréchal Simon et Mlle de Cardoville… La Mayeux, donne-moi les tenailles et le marteau qui sont au bas de cette armoire…
 
L’ouvrière, essuyant ses larmes, obéit à Agricol, pendant que celui-ci, à l’aide d’un soufflet, avivait le brasier où chauffaient les pincettes.
 
– Voici tes outils… Agricol, dit la Mayeux d’une voix profondément altérée, en présentant, de ses mains tremblantes, ces objets au forgeron, qui, à l’aide des tenailles, retira bientôt du feu les pincettes chauffées à blanc, qu’il commença de façonner en crochet à grands coups de marteau, se servant du poêle de fonte pour enclume.
 
Dagobert était resté silencieux et pensif. Tout à coup il dit à Françoise en lui prenant les mains :
 
– Tu connais ton fils : l’empêcher maintenant de me suivre, c’est impossible… Mais rassure-toi… chère femme… nous réussirons… je l’espère… Si nous ne réussissons pas… si nous sommes arrêtés, Agricol et moi, eh bien ! non… pas de lâchetés… pas de suicide… le père et le fils s’en iront en prison bras dessus bras dessous, le front haut, le regard fier, comme deux hommes de cœur qui ont fait leur devoir… jusqu’au bout… Le jour du jugement viendra… nous dirons tout… loyalement, franchement… nous dirons que, poussés à la dernière extrémité… ne trouvant aucun secours, aucun appui dans la loi, nous avons été obligés d’avoir recours à la violence… Va, forge, mon garçon, ajouta Dagobert en s’adressant à son fils, qui martelait le fer rougi, forge… forge… sans crainte ; les juges sont d’honnêtes gens, ils absoudront d’honnêtes gens.
 
– Oui, brave père, tu as raison ; rassure-toi, chère mère… les juges verront la différence qu’il y a entre des bandits qui escaladent la nuit des murs pour voler… et un vieux soldat et son fils qui au péril de leur liberté, de leur vie, de l’infamie, ont voulu délivrer de pauvres victimes.
 
– Et si ce langage n’est pas entendu, reprit Dagobert, tant pis !… ce ne sera ni ton fils ni ton mari qui seront déshonorés aux yeux des honnêtes gens… Si l’on nous met au bagne… si nous avons le courage de vivre… eh bien ! le jeune et le vieux forçat porteront fièrement leur chaîne… et le marquis renégat… le prêtre infâme sera plus honteux que nous… Va, forge le fer sans crainte, mon garçon ! Il y a quelque chose que le bagne ne peut flétrir : une bonne conscience et l’honneur… Maintenant, deux mots, ma bonne Mayeux ; l’heure avance et nous presse. Quand vous êtes descendue dans le jardin, avez-vous remarqué si les étages du couvent étaient élevés ?
 
– Non, pas très élevés, monsieur Dagobert, surtout du côté qui regarde la maison des fous où est enfermée Mlle de Cardoville.
 
– Comment avez-vous fait pour parler à cette demoiselle ?
 
– Elle était de l’autre côté d’une claire-voie en planches qui sépare à cet endroit les deux jardins.
 
– Excellent… dit Agricol en continuant de marteler son fer, nous pourrons facilement entrer de l’un dans l’autre jardin… peut-être sera-t-il plus facile et plus sûr de sortir par la maison des fous… Malheureusement tu ne sais pas où est la chambre de Mlle de Cardoville.
 
– Si… reprit la Mayeux en rassemblant ses souvenirs, elle habite un pavillon carré, et il y a au-dessus de la fenêtre où je l’ai vue pour la première fois une espèce d’auvent avancé, peint couleur de coutil bleu et blanc.
 
– Bon… je ne l’oublierai pas.
 
– Et vous ne savez pas, à peu près, où sont les chambres de mes pauvres enfants ? dit Dagobert.
 
Après un moment de réflexion, la Mayeux reprit :
 
– Elles sont en face du pavillon occupé par Mlle de Cardoville, car elle leur a fait depuis deux jours des signes de sa fenêtre ; et je me souviens maintenant qu’elle m’a dit que les deux chambres, placées à des étages différents, se trouvaient, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au premier.
 
– Et ces fenêtres sont-elles grillées ? demanda le forgeron.
 
– Je l’ignore.
 
– Il n’importe, merci, ma bonne fille ; avec ces indications nous pouvons marcher, dit Dagobert ; pour le reste, j’ai mon plan.
 
– Ma petite Mayeux, de l’eau, dit Agricol, afin que je refroidisse mon fer.
 
Puis, s’adressant à son père :
 
– Ce crochet est-il bien ?
 
– Oui, mon garçon : dès qu’il sera refroidi, nous ajusterons la corde.
 
Depuis quelque temps Françoise Baudoin s’était agenouillée pour prier avec ferveur : elle suppliait Dieu d’avoir pitié d’Agricol et de Dagobert, qui, dans leur ignorance, allaient commettre un grand crime ; elle conjurait surtout le Seigneur de faire retomber sur elle seule son courroux céleste, puisqu’elle seule était la cause de la funeste résolution de son fils et de son mari. Dagobert et Agricol terminaient en silence leurs préparatifs : tous deux étaient très pâles et d’une gravité solennelle : ils sentaient tout ce qu’il y avait de dangereux dans leur entreprise désespérée. Au bout de quelques minutes, dix heures sonnèrent à Saint-Merri. Le tintement de l’horloge arriva faible et à demi couvert par le grondement des rafales de vent et de pluie, qui n’avaient pas cessé.
 
– Dix heures… dit Dagobert en tressaillant, il n’y a pas une minute à perdre… Agricol, prends le sac.
 
– Oui, mon père.
 
En allant chercher le sac, Agricol s’approcha de la Mayeux, qui se soutenait à peine, et lui dit tout bas et rapidement :
 
– Si nous ne sommes pas ici demain matin… je te recommande ma mère. Tu iras chez M. Hardy ; peut-être sera-t-il arrivé de voyage. Voyons, sœur, du courage, embrasse-moi. Je te laisse ma pauvre mère.
 
Et le forgeron, profondément ému, serra cordialement dans ses bras la Mayeux, qui se sentait défaillir.
 
– Allons, mon vieux Rabat-Joie… en route, dit Dagobert, tu nous serviras de vedette…
 
Puis, s’approchant de sa femme, qui, s’étant relevée, serrait contre sa poitrine la tête de son fils, qu’elle couvrait de baisers en fondant en larmes, le soldat lui dit, affectant autant de calme que de sérénité :
 
– Allons, ma chère femme, sois raisonnable, fais-nous du bon feu… dans deux ou trois heures nous ramènerons ici deux pauvres enfants et une belle demoiselle… Embrasse-moi… cela me portera bonheur.
 
Françoise se jeta au cou de son mari sans prononcer une parole.
 
Ce désespoir muet, accentué par des sanglots sourds et convulsifs, était déchirant. Dagobert fut obligé de s’arracher des bras de sa femme, et, cachant son émotion, il dit à son fils d’une voix altérée :
 
– Partons… partons… elle me fend le cœur… Ma bonne Mayeux, veillez sur elle… Agricol… viens.
 
Et le soldat, glissant ses pistolets dans la poche de sa redingote, se précipita vers la porte, suivi de Rabat-Joie.
 
– Mon fils… encore !… que je t’embrasse encore une fois hélas !… c’est peut-être la dernière, s’écria la malheureuse mère, incapable de se lever et tendant les bras à Agricol. Pardonne-moi… c’est ma faute.
 
Le forgeron revint, pâle, mêla ses larmes à celles de sa mère, car il pleurait aussi, et murmura d’une voix étouffée :
 
– Adieu, chère mère… rassure-toi… à bientôt.
 
Puis, se dérobant aux étreintes de Françoise, il rejoignit son père sur l’escalier. Françoise Baudoin poussa un long gémissement et tomba presque inanimée entre les bras de la Mayeux. Dagobert et Agricol sortirent de la rue Brise-Miche au milieu de la tourmente, et se dirigèrent à grands pas vers le boulevard de l’Hôpital, suivis de Rabat-Joie.