Le Juif Errant

| 16.41 - La ville d'or.

 

 

 

Pendant que le maréchal Simon traversait le jardin d’un air si agité en lisant la lettre anonyme qu’il avait reçue par l’étrange intermédiaire de Rabat-Joie, Rose et Blanche se trouvaient seules dans le salon qu’elles occupaient habituellement et dans lequel, pendant leur absence, Jocrisse était entré un instant. Les pauvres enfants semblaient vouées à des deuils successifs : au moment où le deuil de leur mère touchait à sa fin, la mort tragique de leur grand-père les avait de nouveau enveloppées de crêpes lugubres. Toutes deux étaient complètement vêtues de noir et assises sur un canapé auprès de leur table à ouvrage.
 
Le chagrin produit souvent l’effet des années : il vieillit. Aussi en peu de mois Rose et Blanche étaient devenues tout à fait jeunes filles. À la grâce enfantine de leurs ravissants visages, autrefois si ronds et si roses, et alors pâles et amaigris, avait succédé une expression de tristesse grave et touchante ; leurs grands yeux d’un azur limpide et doux, mais toujours rêveurs, n’étaient plus jamais baignés de ces joyeuses larmes qu’un bon rire frais et ingénu suspendait à leurs cils soyeux, alors que le sang-froid comique de Dagobert ou quelque muette facétie du vieux Rabat-Joie venait égayer leur pénible et long pèlerinage. En un mot, ces charmantes figures, que la palette fleurie de Greuze aurait seule pu rendre dans toute leur fraîcheur veloutée, étaient dignes alors d’inspirer le pinceau si mélancoliquement idéal du peintre immortel de Mignon regrettant le ciel, et de Marguerite songeant à Faust[1].
 
Rose, appuyée au dossier du canapé, avait la tête un peu inclinée sur sa poitrine où se croisait un fichu de crêpe noir ; la lumière, venant d’une fenêtre qui lui faisait face, brillait doucement sur son front pur et blanc, couronné de deux épais bandeaux de cheveux châtains ; son regard était fixe, et l’arc délié de ses sourcils légèrement contractés annonçait une préoccupation pénible ; ses deux petites mains blanches, aussi amaigries, étaient retombées sur ses genoux, tenant encore la tapisserie dont elle s’occupait.
 
Blanche, tournée de profil, la tête un peu penchée vers sa sœur avec une expression de tendre et inquiète sollicitude, la regardait, ayant encore machinalement son aiguille passée dans son canevas, comme si elle eût travaillé.
 
– Ma sœur, dit Blanche d’une voix douce au bout de quelques instants pendant lesquels on aurait pu voir, pour ainsi dire, les larmes lui monter aux yeux, ma sœur… à quoi songes-tu donc ? Tu as l’air bien triste.
 
– Je pense… à la ville d’or de nos rêves, dit Rose d’une voix lente, basse, après un moment de silence.
 
Blanche comprit l’amertume de ces paroles ; sans dire un seul mot, elle se jeta au cou de sa sœur en laissant couler ses larmes.
 
Pauvres jeunes filles… la ville d’or de leurs rêves… c’était Paris… et leur père… Paris, la merveilleuse cité de joies et de fêtes au-dessus desquelles, souriante, radieuse, apparaissait aux orphelines la figure paternelle.
 
Mais, hélas ! la belle ville d’or s’est changée pour elles en ville de larmes, de mort et de deuil ; le terrible fléau qui a frappé leur mère entre leurs bras au fond de la Sibérie semble les avoir suivies comme un nuage sinistre et sombre qui, planant toujours sur elles, leur a caché sans cesse le doux bleu du ciel et le réjouissant éclat du soleil.
 
La ville d’or de leurs rêves ! c’était encore la ville où peut-être un jour leur père leur aurait dit, en leur présentant deux prétendants bons et charmants comme elles : « Ils vous aiment… leur âme est digne de la vôtre : faites que chacune de vous ait un frère… et moi deux fils. » Alors quel trouble chaste et enchanteur pour les orphelines, dont le cœur pur comme le cristal n’avait jamais réfléchi que la céleste image de Gabriel, archange envoyé du ciel par leur mère pour les protéger.
 
L’on comprendra donc l’émotion pénible de Blanche lorsqu’elle entendit sa sœur dire avec une tristesse amère ces mots, qui résumaient leur position commune :
 
– Je pense… à la ville d’or de nos rêves…
 
– Qui sait ? reprit Blanche en essuyant les larmes de sa sœur, peut-être le bonheur nous viendra-t-il plus tard.
 
– Hélas ! puisque, malgré la présence de notre père, nous ne sommes pas heureuses… le serons-nous jamais ?
 
– Oui… quand nous serons réunies à notre mère, dit Blanche en levant les yeux vers le ciel.
 
– Alors, ma sœur… c’est peut-être un avertissement que ce rêve… ce rêve que nous avons eu comme autrefois… en Allemagne.
 
– La différence… c’est qu’alors l’ange Gabriel descendait du ciel pour venir vers nous, et que cette fois il nous emmenait de cette terre pour nous conduire là-haut… à notre mère.
 
– Ce rêve s’accomplira peut-être comme l’autre, ma sœur… Nous avions rêvé que l’ange Gabriel nous protégerait… et il nous a sauvées pendant le naufrage…
 
– Cette fois… nous avons rêvé qu’il nous conduirait au ciel… pourquoi cela n’arriverait-il pas aussi ?
 
– Mais pour cela… ma sœur… il faudra donc qu’il meure aussi, notre Gabriel qui nous a sauvées pendant la tempête ?… Alors, non, non, cela n’arrivera pas ; prions que pour lui cela n’arrive pas.
 
– Non, cela n’arrivera pas ; vois-tu, c’est seulement le bon ange de Gabriel qui lui ressemble, que nous avons vu en rêve.
 
– Ma sœur, ce rêve… comme il est singulier ! Cette fois encore, ainsi qu’en Allemagne, nous avons eu le même songe… et trois fois le même songe.
 
– C’est vrai. L’ange Gabriel s’est penché vers nous en nous regardant d’un air doux et triste, en nous disant : « Venez, mes enfants… venez, mes sœurs, votre mère vous attend… Pauvres enfants venues de si loin, a-t-il ajouté de sa voix pleine de tendresse, vous aurez traversé cette terre, innocentes et douces comme deux colombes, pour aller vous reposer à jamais dans le nid maternel… »
 
– Oui… ce sont bien les paroles de l’archange, dit l’autre orpheline d’un air pensif ; nous n’avons fait de mal à personne, nous avons aimé ceux qui nous ont aimées… pourquoi craindre de mourir ?
 
– Aussi, ma sœur, nous avons plutôt souri que pleuré, lorsque, nous prenant par la main, il a déployé ses belles ailes blanches et nous a emmenées avec lui dans le bleu du ciel…
 
– Au ciel, où notre bonne mère nous tendait les bras… la figure toute baignée de larmes.
 
– Oh ! vois-tu, ma sœur, on n’a pas des rêves comme cela pour rien… Et puis, ajouta-t-elle en regardant Rose avec un sourire navrant et d’un air d’intelligence, cela ferait peut-être cesser un grand chagrin dont nous sommes cause… tu sais…
 
– Hélas ! mon Dieu ! ce n’est pas notre faute : nous l’aimions tant… Mais nous sommes devant lui si craintives, si tristes, qu’il croit peut-être que nous ne l’aimons pas…
 
En disant ces mots, Rose, voulant essuyer ses larmes, prit son mouchoir dans son panier à ouvrage ; un papier plié en forme de lettre en tomba.
 
À cette vue, les deux sœurs tressaillirent, se serrèrent l’une contre l’autre, et Rose dit à Blanche d’une voix tremblante :
 
– Encore une de ces lettres !… Oh !… j’ai peur… Elle est comme les autres… bien sûr…
 
– Il faut vite la ramasser… qu’on ne la voie pas ; tu sais bien, dit Blanche en se baissant et prenant le papier avec précipitation ; sans cela ces personnes qui s’intéressent tant à nous courraient peut-être de grands dangers.
 
– Mais comment cette lettre se trouve-t-elle là ?
 
– Comment les autres se sont-elles trouvées toujours sous notre main en l’absence de notre gouvernante ?
 
– C’est vrai… à quoi bon chercher l’explication de ce mystère ? nous ne la trouverions pas… Voyons la lettre, peut-être sera-t-elle pour nous meilleure que les autres.
 
Et les sœurs lurent ce qui suit :
 
« Continuez à adorer votre père, chères enfants, car il est bien malheureux, et c’est vous qui, involontairement, causez tous ses chagrins ; vous ne saurez jamais les terribles sacrifices que votre présence lui impose ; mais, hélas ! il est victime de son devoir paternel ; ses peines sont plus cruelles que jamais ; épargnez-lui surtout des démonstrations de tendresse qui lui causent encore plus de chagrin que de bonheur ; chacune de vos caresses est un coup de poignard pour lui, car il voit en vous la cause innocente de ses douleurs.
 
« Chères enfants, il ne faut cependant pas désespérer, si vous avez assez d’empire sur vous pour ne pas le mettre à la douloureuse épreuve d’une tendresse trop expansive ; soyez réservées quoique affectueuses, et vous allégerez ainsi de beaucoup ses peines. Gardez toujours le secret, même pour le brave et bon Dagobert, qui vous aime tant ; sans cela, lui, vous, votre père et l’ami inconnu qui vous écrit, courriez de grands dangers, puisque vous avez des ennemis terribles.
 
« Courage et espoir, car on désire rendre bientôt pure de tout chagrin la tendresse de votre père pour vous, et alors quel beau jour !… Peut-être n’est-il pas loin…
 
« Brûlez ce billet comme les autres. »
 
Cette lettre était écrite avec tant d’adresse, qu’en supposant même que les orphelines l’eussent communiquée à leur père ou à Dagobert, ces lignes eussent été tout au plus considérées comme une indiscrétion étrange, fâcheuse, mais presque excusable, d’après la manière dont elle était conçue ; rien, en un mot, n’était plus perfidement combiné, si l’on songe à la perplexité cruelle où se trouvait placé le maréchal Simon, luttant sans cesse entre le chagrin d’abandonner de nouveau ses filles et la honte de manquer à ce qu’il regardait comme un devoir sacré. La tendresse, la susceptibilité de cœur des deux orphelines, étant mises en éveil par ces avis diaboliques, les deux sœurs s’aperçurent bientôt qu’en effet leur présence était à la fois douce et cruelle à leur père ; car, quelquefois, à leur aspect, il se sentait incapable de les abandonner, et alors, malgré lui, la pensée d’un devoir inaccompli attristait son visage. Aussi les pauvres enfants ne pouvaient manquer d’interpréter ces nuances dans le sens funeste des lettres anonymes qu’elles recevaient. Elles s’étaient persuadées que, par un mystérieux motif qu’elles ne pouvaient pénétrer, leur présence était souvent importune, pénible pour leur père. De là venait la tristesse croissante de Rose et de Blanche ; de là, une sorte de crainte, de réserve, qui, malgré elles, comprimait l’expansion de leur tendresse filiale ; embarras douloureux que le maréchal aussi abusé par ces apparences inexplicables pour lui, prenait à son tour pour de la tiédeur ; alors son cœur se brisait, sa loyale figure trahissait une peine amère, et souvent, pour cacher ses larmes, il quittait brusquement ses enfants… Et les orphelines, atterrées, se disaient :
 
– Nous sommes cause des chagrins de notre père ; c’est notre présence qui le rend si malheureux.
 
Que l’on juge maintenant du ravage qu’une telle pensée, fixe, incessante, devait apporter dans ces deux jeunes cœurs aimants, timides et naïfs. Comment les orphelines se seraient-elles défiées de ces avertissements anonymes, qui parlaient avec vénération de tout ce qu’elles aimaient, et qui d’ailleurs semblaient chaque jour justifiés par la conduite de leur père envers elles ? Déjà victimes de trames nombreuses, ayant entendu dire qu’elles étaient environnées d’ennemis, on conçoit que, fidèles aux recommandations de leur ami inconnu, elles n’avaient jamais fait confidence à Dagobert de ces écrits où le soldat était si justement apprécié.
 
Quant au but de cette manœuvre, il était fort simple : en harcelant ainsi le maréchal de tous côtés, en le persuadant de la tiédeur de ses enfants, on devait naturellement espérer vaincre l’hésitation qui l’empêchait encore d’abandonner de nouveau ses filles pour se jeter dans une aventureuse entreprise. Rendre au maréchal la vie même si amère, qu’il regardât comme un bonheur de chercher l’oubli de ses tourments dans les violentes émotions d’un projet téméraire, généreux et chevaleresque, telle était la fin que se proposait Rodin, et cette fin ne manquait ni de logique ni de possibilité.
 
Après avoir lu cette lettre les deux jeunes filles restèrent un instant silencieuses, accablées ; puis Rose, qui tenait le papier, se leva vivement, s’approcha de la cheminée, et jeta la lettre au feu en disant d’un air craintif :
 
– Il faut bien vite brûler cette lettre… Sans cela il arriverait peut-être de grands malheurs.
 
– Pas de plus grands que celui qui nous arrive… dit Blanche avec abattement : causer de grands chagrins à notre père, quelle peut en être la cause ?
 
– Peut-être, vois-tu, Blanche, dit Rose, dont les larmes coulèrent lentement, peut-être qu’il ne nous trouve pas telles qu’il nous aurait désirées ; il nous aime bien comme les filles de notre pauvre mère qu’il adorait… mais, pour lui, nous ne sommes pas les filles qu’il avait rêvées. Me comprends-tu, ma sœur ?
 
– Oui… oui… c’est peut-être cela qui le chagrine tant… Nous sommes si peu instruites, si sauvages, si gauches, qu’il a sans doute honte de nous, et comme il nous aime malgré cela… il souffre.
 
– Hélas ! ce n’est pas notre faute… Notre bonne mère nous a élevées dans ce désert de Sibérie comme elle a pu.
 
– Oh ! notre père, en lui-même, ne nous le reproche pas, sans doute ; mais, comme tu dis, il en souffre.
 
– Surtout s’il a des amis dont les filles soient bien belles, remplies de talent et d’esprit ; alors, il regrette amèrement que nous ne soyons pas ainsi.
 
– Te rappelles-tu, lorsqu’il nous a menées chez notre cousine, Mlle Adrienne, qui a été si tendre, si bonne pour nous, comme il nous disait avec admiration : « Avez-vous vu, mes enfants ? Qu’elle est belle, Mlle Adrienne, quel esprit, quel noble cœur, et avec cela quelle grâce, quel charme ! »
 
– Oh ! c’est bien vrai… Mlle de Cardoville était si belle, sa voix était si douce, qu’en la regardant, qu’en l’écoutant, il nous semblait que nous n’avions plus de chagrin.
 
– Et c’est à cause de cela, vois-tu, Rose, que notre père, en nous comparant à notre cousine et à tant d’autres belles demoiselles, ne doit pas être fier de nous… et lui, si aimé, si honoré, il aurait tant aimé être fier de ses filles ?
 
Tout à coup Rose, mettant sa main sur le bras de sa sœur, lui dit avec anxiété :
 
– Écoute… écoute… on parle bien haut dans la chambre de notre père.
 
– Oui… dit Blanche en prêtant l’oreille à son tour ; et puis on marche… c’est son pas…
 
– Ah ! mon Dieu… comme il élève la voix ! il a l’air bien en colère… il va peut-être venir…
 
Et à la pensée de l’arrivée de leur père… de leur père qui pourtant les adorait, les deux malheureuses enfants se regardèrent avec crainte.
 
Les éclats de voix devenant de plus en plus distincts, plus courroucés, Rose, toute tremblante, dit à sa sœur :
 
– Ne restons pas ici… viens dans notre chambre…
 
– Pourquoi ?
 
– Nous entendrions malgré nous, les paroles de notre père, et il ignore sans doute que nous sommes là…
 
– Tu as raison… viens, viens, répondit Blanche en se levant précipitamment.
 
– Oh ! j’ai peur… je ne l’ai jamais entendu parler d’un ton si irrité.
 
– Ah ! mon Dieu !… dit Blanche en pâlissant et en s’arrêtant involontairement, c’est à Dagobert qu’il parle ainsi…
 
– Que se passe-t-il donc alors pour qu’il lui parle de la sorte… ?
 
– Hélas ! c’est quelque malheur…
 
– Oh !… ma sœur… ne restons pas ici… cela fait trop de peine d’entendre parler ainsi à Dagobert.
 
Le bruit retentissant d’un objet lancé ou brisé avec fureur dans la pièce voisine épouvanta tellement les orphelines, que, pâles, tremblantes d’émotion, elles se précipitèrent dans leur chambre, dont elles fermèrent la porte.
 
Expliquons maintenant la cause du violent courroux du maréchal Simon.
 


[1] Est-il besoin de nommer M. Ary Scheffer, un de nos plus grands peintres de l’école moderne, et le plus admirablement poète de tous nos grands peintres ?