| 16.14 - Le piège.
Pour faire mieux comprendre les tortures de Rodin réduit à l’inaction par la maladie, et pour expliquer l’importance de la visite du cardinal Malipieri, rappelons en deux mots les audacieuses visées de l’ambition du jésuite, qui se croyait l’émule de Sixte-Quint, en attendant qu’il fût devenu son égal. Arriver par le succès de l’affaire Rennepont au généralat de son ordre, puis, dans le cas d’une abdication presque prévue, s’assurer, par une splendide corruption, la majorité du sacré-collège, afin de monter sur le trône pontifical, et alors, au moyen d’un changement dans les statuts de la compagnie de Jésus, inféoder cette puissante société au saint-siège au lieu de la laisser, dans son indépendance, égaler et presque toujours dominer le pouvoir papal, tels étaient les secrets projets de Rodin. Quant à leur possibilité, elle était consacrée par de nombreux antécédents ; car plusieurs simples moines ou prêtres avaient été soudainement élevés à la dignité pontificale. Quant à la moralité de la chose, l’avènement des Borgia, de Jules II, et de bien d’autres étranges vicaires du Christ, auprès desquels Rodin était un vénérable saint, excusait, autorisait les prétentions du jésuite. Quoique le but des menées souterraines de Rodin à Rome eût été jusqu’alors enveloppé du plus profond mystère, l’éveil avait été néanmoins donné sur ses intelligences secrètes avec un grand nombre de membres du sacré-collège. Une fraction de ce collège, à la tête de laquelle se trouvait le cardinal Malipieri, s’étant inquiétée, le cardinal profitait de son voyage en France pour tâcher de pénétrer les ténébreux desseins du jésuite. Si dans la scène que nous venons de peindre, le cardinal s’était tant opiniâtré à vouloir conférer avec le révérend père malgré le refus de ce dernier, c’est que le prélat espérait, ainsi qu’on va le voir, arriver par la ruse à surprendre un secret jusqu’alors trop bien caché au sujet des intrigues qu’il lui supposait à Rome. C’est donc au milieu de circonstances si importantes, si capitales, que Rodin se voyait en proie à une maladie qui paralysait ses forces, lorsque plus que jamais il aurait eu besoin de toute l’activité, de toutes les ressources de son esprit. * * * * * Après être resté quelques instants immobile auprès de la porte, le cardinal, tenant toujours son flacon sous son nez, s’approcha lentement du lit de Rodin. Celui-ci, irrité de cette persistance, et voulant échapper à un entretien qui pour beaucoup de raisons lui était singulièrement odieux, tourna brusquement la tête du côté de la ruelle, et feignit de dormir. S’inquiétant peu de cette feinte, et bien décidé à profiter de l’état de faiblesse où il savait Rodin, le prélat prit une chaise, et, malgré sa répugnance, s’établit au chevet du jésuite. – Mon révérend et très cher père… comment vous trouvez-vous ! lui dit-il d’une voix mielleuse que son accent italien semblait rendre plus hypocrite encore. Rodin fit le sourd, respira bruyamment et ne répondit pas. Le cardinal, quoiqu’il eût des gants, approcha, non sans dégoût, sa main de celle du jésuite, la secoua quelque peu, en répétant d’une voix plus élevée : – Mon révérend et très cher père, répondez-moi, je vous en conjure. Rodin ne put réprimer un mouvement d’impatience courroucée, mais il continua de rester muet. Le cardinal n’était pas homme à se rebuter de si peu ; il secoua de nouveau et un peu plus fort le bras du jésuite, en répétant avec une ténacité flegmatique qui eût mis hors de ses gonds l’homme le plus patient du monde : – Mon révérend et très cher père, puisque vous ne dormez pas… Écoutez-moi, je vous en prie… Aigri par la douleur, exaspéré par l’opiniâtreté du prélat, Rodin retourna brusquement la tête, attacha sur le Romain ses yeux caves, brillants d’un feu sombre, et, les lèvres contractées par un sourire sardonique, il dit avec amertume : – Vous tenez donc bien, monseigneur, à me voir embaumé… comme vous disiez tout à l’heure, et exposé en chapelle ardente, pour venir ainsi tourmenter mon agonie et hâter ma fin. – Moi, mon cher père !… Grand Dieu !… que me dites-vous là ! Et le cardinal leva les mains au ciel, comme pour le prendre à témoin du tendre intérêt qu’il portait au jésuite. – Je dis ce que j’ai entendu tout à l’heure, monseigneur, Car cette cloison est mince, ajouta Rodin avec un redoublement d’amertume. – Si, par là, vous voulez dire que de toutes les forces de mon âme je vous ai désiré… je vous désire une fin tout chrétienne et exemplaire… oh ! vous ne vous trompez pas, mon très cher père !… vous m’avez parfaitement entendu, car il me serait très doux de vous voir, après une vie si bien remplie, un sujet d’adoration pour les fidèles. – Et moi, je vous dis, monseigneur, s’écria Rodin d’une voix faible et saccadée, je vous dis qu’il y a de la férocité à émettre de pareils vœux en présence d’un malade dans un état désespéré… Oui, reprit-il avec une animation croissante qui contrastait avec son accablement, qu’on y prenne garde, entendez-vous, car… si l’on m’obsède… si l’on me harcèle sans cesse… si l’on ne me laisse pas râler tranquillement mon agonie… on me forcera de mourir d’une façon peu chrétienne… je vous en avertis… et si l’on compte sur un spectacle édifiant pour en tirer profit, on a tort… Cet accent de colère ayant douloureusement fatigué Rodin, il laissa retomber sa tête sur son oreiller, et essuya ses lèvres gercées et saignantes avec son mouchoir à tabac. – Allons, allons, calmez-vous, mon très cher père, reprit le cardinal d’un air paterne ; n’ayez pas ces idées funestes. Sans doute, la Providence a sur vous de grands desseins, puisqu’elle vous a délivré d’un grand péril… Espérons qu’elle vous sauvera encore de celui qui vous menace à cette heure. Rodin répondit par un rauque murmure en se retournant vers la ruelle. L’imperturbable prélat continua : – À votre salut ne se sont pas bornées les vues de la Providence, mon très cher père, elle a encore manifesté sa puissance d’une autre façon… Ce que je vais vous dire est de la plus haute importance ; écoutez-moi bien attentivement. Rodin, sans se retourner, dit d’un ton amèrement courroucé qui trahissait une souffrance réelle : – Ils veulent ma mort… j’ai la poitrine en feu… la tête brisée… et ils sont sans pitié… Oh ! je souffre comme un damné. – Déjà… dit tout bas le Romain en souriant malicieusement de ce sarcasme ; puis il reprit tout haut : – Permettez-moi d’insister, mon très cher père… Faites un petit effort pour m’écouter, vous ne le regretterez pas. Rodin, toujours étendu sur son lit, leva au ciel sans mot dire, mais d’un geste désespéré, ses deux mains jointes et crispées sur son mouchoir à tabac ; puis ses bras retombèrent affaissés le long de son corps. Le cardinal haussa légèrement les épaules et accentua lentement les paroles suivantes, afin que Rodin n’en perdît aucune : – Mon cher père, la Providence a voulu que, pendant votre accès de délire, vous fissiez à votre insu des révélations très importantes. Et le prélat attendit avec une inquiète curiosité le résultat du pieux guet-apens qu’il tendait à l’esprit affaibli du jésuite. Mais celui-ci, toujours tourné vers la ruelle, ne parut pas l’avoir entendu et resta muet. – Vous réfléchissez sans doute à mes paroles, mon cher père, reprit le cardinal. Vous avez raison, car il s’agit d’un fait bien grave ; oui, je vous le répète, la Providence a permis que, pendant votre délire, votre parole trahît vos pensées les plus secrètes, en me révélant, heureusement à moi seul… des choses qui vous compromettent de la manière la plus grave… Bref, pendant vos accès de délire de cette nuit, qui a duré près de deux heures, vous avez dévoilé le but caché de vos intrigues à Rome avec plusieurs membres du sacré-collège. Et le cardinal, se levant doucement, allait se pencher sur le lit afin d’épier l’expression de la physionomie de Rodin… Celui-ci ne lui en donna pas le temps. Ainsi qu’un cadavre soumis à l’action de la pile voltaïque se meut par soubresauts brusques et étranges, ainsi Rodin bondit dans son lit, se retourna et se redressa droit sur son séant en entendant les derniers mots du prélat. – Il s’est trahi… dit le cardinal à voix basse et en italien. Puis, se rasseyant brusquement, il attacha sur le jésuite des yeux étincelants d’une joie triomphante. Quoiqu’il n’eût pas entendu l’exclamation de Malipieri, quoiqu’il n’eût pas remarqué l’expression glorieuse de sa physionomie, Rodin, malgré sa faiblesse, comprit la grave imprudence de son premier mouvement trop significatif… Il passa lentement sa main sur son front, comme s’il eût éprouvé une sorte de vertige ; puis il jeta autour de lui des regards confus, effarés, en portant à ses lèvres tremblantes son vieux mouchoir à tabac, qu’il mordit machinalement pendant quelques secondes. – Votre vive émotion, votre effroi, me confirment, hélas ! la triste découverte que j’ai faite, reprit le cardinal de plus en plus triomphant du succès de sa ruse, et se voyant sur le point de pénétrer enfin un secret si important ; aussi maintenant, mon très cher père, ajouta-t-il, vous comprendrez qu’il est pour vous d’un intérêt capital d’entrer dans les plus minutieux détails sur vos projets et sur vos complices à Rome : de la sorte, mon cher père, vous pouvez espérer en l’indulgence du saint-siège, surtout si vos aveux sont assez explicites, assez circonstanciés pour remplir quelques lacunes, d’ailleurs inévitables, dans une révélation faite durant l’ardeur d’un délire fiévreux. Rodin, revenu de sa première émotion, s’aperçut, mais trop tard, qu’il avait été joué et qu’il s’était gravement compromis, non par ses paroles, mais par un mouvement de surprise et d’effroi dangereusement significatif. En effet, le jésuite avait craint un instant de s’être trahi pendant son délire en s’entendant accuser d’intrigues ténébreuses avec Rome ; mais, après quelques minutes de réflexion, le jésuite, malgré l’affaiblissement de son esprit, se dit avec beaucoup de sens : – Si ce rusé Romain avait mon secret, il se garderait bien de m’en avertir ; il n’a donc que des soupçons, aggravés par le mouvement involontaire que je n’ai pu réprimer tout à l’heure. Et Rodin essuya la sueur froide qui coulait de son front brûlant. L’émotion de cette scène augmentait ses souffrances et empirait encore son état, déjà si alarmant. Brisé de fatigue, il ne put rester plus longtemps assis dans son lit, et se rejeta en arrière sur son oreiller. – Per Bacco ! se dit tout bas le cardinal effrayé de l’expression de la figure du jésuite, s’il allait trépasser avant d’avoir rien dit, et échapper ainsi à mon piège si habilement tendu ? Et se penchant vivement vers Rodin, le prélat lui dit : – Qu’avez-vous donc, mon très cher père ? – Je me sens affaibli, monseigneur… ce que je souffre… ne peut s’exprimer… – Espérons, mon très cher père, que cette crise n’aura rien de fâcheux… mais le contraire pouvant arriver, il y va du salut de votre âme de me faire à l’instant les aveux les plus complets… les plus détaillés : dussent ces aveux épuiser vos forces… la vie éternelle… vaut mieux que cette vie périssable. – De quels aveux voulez-vous parler, monseigneur ? dit Rodin d’une voix faible et d’un ton sardonique. – Comment ! de quels aveux ! s’écria le cardinal stupéfait, mais de vos aveux sur les dangereuses intrigues que vous avez nouées à Rome. – Quelles intrigues ! demanda Rodin. – Mais les intrigues que vous avez révélées pendant votre délire, reprit le prélat avec une impatience de plus en plus irritée. Vos aveux n’ont-ils pas été assez explicites ! Pourquoi donc maintenant cette coupable hésitation à les compléter ! – Mes aveux ont été… explicites !… vous m’en assurez !… dit Rodin en s’interrompant presque après chaque mot, tant il était oppressé. Mais l’énergie de sa volonté, se présence d’esprit ne l’abandonnaient pas encore. – Oui, je vous le répète, reprit le cardinal, sauf quelques lacunes, vos aveux ont été des plus explicites. – Alors… à quoi bon… vous les répéter ! Et le même sourire ironique effleura les lèvres bleuâtres de Rodin. – À quoi bon ! s’écria le prélat courroucé. À mériter le pardon : car, si l’on doit indulgence et rémission au pécheur repentant qui avoue ses fautes, on ne doit qu’anathème et malédiction au pécheur endurci. – Oh !… quelle torture !… c’est mourir à petit feu, murmura Rodin ; et il reprit : – Puisque j’ai tout dit… je n’ai plus rien à vous apprendre… vous savez tout. – Je sais tout… Oui, sans doute, je sais tout, reprit le prélat d’une voix foudroyante ; mais comment ai-je été instruit ! Par des aveux que vous faisiez sans avoir seulement la conscience de votre action, et vous pensez que cela vous sera compté !… Non… non… croyez-moi, le moment est solennel, la mort vous menace, oui ! elle vous menace ; tremblez donc… de faire un mensonge sacrilège, s’écria le prélat de plus en plus courroucé et secouant rudement le bras de Rodin ; redoutez les flammes éternelles si vous osez nier ce que vous savez être la vérité… Le niez-vous !… – Je ne nierai rien, articula péniblement Rodin ; mais laissez-moi en repos. – Enfin, Dieu vous inspire, dit le cardinal avec un sourire de satisfaction. Et, croyant toucher à son but il reprit : – Écoutez la voix du Seigneur ; elle vous guidera sûrement, mon cher père ; ainsi vous ne niez rien ? – J’avais… le délire… je… ne… puis… donc… nier… (Oh ! que je souffre !) ajouta Rodin en forme de parenthèse. Je ne puis donc nier… les folies que j’aurais dites… pendant mon délire… – Mais quand ces prétendues folies sont d’accord avec la réalité, s’écria le prélat… furieux d’être de nouveau trompé dans son attente, mais quand le délire est une révélation involontaire… providentielle… – Cardinal Malipieri… votre ruse… n’est pas même à la hauteur de mon agonie, reprit Rodin d’une voix éteinte. La preuve que je n’ai pas dit mon secret… si j’ai un secret… c’est que vous voudriez… me… le faire dire… Et le jésuite, malgré ses douleurs, malgré sa faiblesse croissante, eut la force de se lever à demi sur son lit, de regarder le prélat bien en face, et de le narguer par un sourire d’une ironie diabolique. Après quoi, Rodin retomba étendu sur son oreiller en portant ses deux mains crispées à sa poitrine et poussant un long soupir d’angoisse. – Malédiction !… Cet infernal jésuite m’a deviné, se dit le cardinal en frappant du pied avec rage ; il s’est aperçu que son premier mouvement l’avait compromis, il est maintenant sur ses gardes… je n’en obtiendrai rien… À moins de profiter de la faiblesse où le voilà, et à force d’obsessions… de menaces… d’épouvante… Le prélat ne put achever ; la porte s’ouvrit brusquement, et le père d’Aigrigny entra en s’écriant avec une explosion de joie indicible : – Excellente nouvelle !…
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