Le Juif Errant

| 16.58 -Madame de la Sainte-Colombe.

 

 

 

Mme de la Sainte-Colombe qui, au commencement de ce récit, était venue visiter la terre et le château de Cardoville dans l’intention d’acheter cette propriété, avait fondé sa fortune en tenant un magasin de modes sous les galeries de bois du Palais-Royal, lors de l’entrée des alliés à Paris. Singulier magasin, dans lequel les ouvrières étaient toujours plus jolies et beaucoup plus fraîches que les chapeaux qu’elles accommodaient.
 
Il serait assez difficile de dire par quels moyens cette créature était parvenue à se créer une fortune considérable, sur laquelle les révérends pères, parfaitement insoucieux de l’origine de ces biens, pourvu qu’ils les puissent empocher (ad majorem Dei gloriam), avaient de sérieuses visées. Ils avaient procédé selon l’ABC de leur métier. Cette femme était d’un esprit faible, vulgaire, grossier.
 
Les révérends pères, parvenant à s’introduire auprès d’elle, ne l’avaient pas trop blâmée de ses abominables antécédents. Ils avaient même trouvé moyen d’atténuer ses peccadilles, car leur morale est facile et complaisante ; mais ils lui avaient déclaré que, de même qu’un veau devient taureau avec l’âge, les peccadilles grandissaient dans l’impénitence et que, croissant avec la vieillesse, elles finissaient par atteindre les proportions de péchés énormes ; et alors, comme punition redoutable de ces péchés énormes, était venue la fantasmagorie obligée du diable et de ses cornes, de ses flammes et de ses fourches ; dans le cas, au contraire, où la répression de ces peccadilles arriverait en temps utile et se formulerait par quelque belle et bonne donation à leur compagnie, les révérends pères se faisaient fort de renvoyer Lucifer à ses fourneaux, et de garantir à la Sainte-Colombe, toujours moyennant valeur mobilière ou immobilière, une bonne place parmi les élus. Malgré l’efficacité ordinaire de ces moyens, cette conversion avait présenté de nombreuses difficultés. La Sainte-Colombe, sujette, de temps à autre, à de terrible retours de jeunesse, avait usé deux ou trois directeurs.
 
Enfin, brodant sur le tout, Nini-Moulin, qui convoitait sérieusement la fortune et forcément la main de cette créature, avait quelque peu nui aux projets des révérends pères.
 
Au moment où l’écrivain religieux se rendait auprès de la Sainte-Colombe comme mandataire de Rodin, elle occupait un appartement au premier, rue Richelieu, car, malgré ses velléités de retraite, cette femme trouvait un plaisir infini au tapage assourdissant, à l’aspect tumultueux d’une rue passante et populeuse.
 
Ce logis était richement meublé, mais presque toujours en désordre, malgré les soins, ou à cause des soins de deux ou trois domestiques, avec qui la Sainte-Colombe fraternisait tour à tour de la façon la plus touchante ou se querellait avec furie.
 
Nous introduirons le lecteur dans le sanctuaire où cette créature était depuis quelque temps en conférence secrète avec Nini-Moulin.
 
La néophyte ambitionnée des révérends pères trônait sur un canapé d’acajou recouvert de soie cramoisie. Elle avait deux chats sur ses genoux et un chien caniche à ses pieds, tandis qu’un gros vieux perroquet gris allait et venait, perché sur le dos du canapé ; une perruche verte, moins privée ou moins favorisée, glapissait de temps à autre, enchaînée à un bâton, près de l’embrasure d’une fenêtre ; le perroquet ne criait pas, mais parfois il intervenait brusquement dans la conversation en faisant entendre d’une voix retentissante les jurements les plus effroyables, ou en grasseyant le plus distinctement du monde un vocabulaire digne des halles ou des lieux déshonnêtes où s’était passée son enfance ; pour tout dire, cet ancien commensal de la Sainte-Colombe, avant sa conversion, avait reçu de sa maîtresse cette éducation peu édifiante, et avait même été baptisé par elle d’un nom des plus malsonnants, auquel la Sainte-Colombe, abjurant ses premières erreurs, avait depuis substitué le nom modeste de Barnabé.
 
Quant au portrait de la Sainte-Colombe, c’était une robuste femme de cinquante ans environ, au visage large, coloré, quelque peu barbu, et à la voix virile ; elle portait ce soir-là une manière de turban orange et une robe de velours violâtre, quoiqu’on fût à la fin de mai ; elle avait en outre des bagues à tous les doigts et sur le front une ferronnière de diamants.
 
Nini-Moulin avait abandonné le paletot-sac quelque peu sans façon qu’il portait habituellement pour un habillement noir complet et un large gilet blanc à la Robespierre ; ses cheveux étaient aplatis autour de son crâne bourgeonné, et il avait pris une physionomie des plus béates, dehors qui lui semblaient devoir mieux servir ses projets matrimoniaux et contrebalancer l’influence de l’abbé Corbinet que les allures de Roger-Bontemps qu’il avait d’abord affectées. Dans ce moment, l’écrivain religieux, laissant de côté ses intérêts, ne s’occupait que de réussir dans la délicate mission dont il avait été chargé par Rodin, mission qui, d’ailleurs, lui avait été adroitement présentée par le jésuite sous des apparences parfaitement acceptables, et dont le but, à tout prendre honorable, faisait excuser les moyens quelque peu hasardeux.
 
– Ainsi, disait Nini-Moulin en continuant un entretien commencé depuis quelque temps, elle a vingt ans ?
 
– Tout au plus, répondit la Sainte-Colombe qui paraissait en proie à une vive curiosité ; mais c’est tout de même bien farce ce que vous me dites là… mon gros bibi (la Sainte-Colombe était, on le sait, déjà sur un pied de douce familiarité avec l’écrivain religieux).
 
– Farce… n’est peut-être pas le mot tout à fait propre, ma digne amie, fit Nini-Moulin d’un air confit ; c’est touchant… intéressant, que vous voulez dire… car si vous pouvez retrouver d’ici à demain la personne en question…
 
– Diable !… d’ici à demain, mon fiston, s’écria cavalièrement la Sainte-Colombe, comme vous y allez ! voilà plus d’un an que je n’ai entendu parler d’elle… Ah ! si… pourtant ; Antonia, que j’ai rencontrée il y a un mois, m’a dit où elle était.
 
– Alors… par le moyen auquel vous aviez d’abord pensé, ne pourrait-on pas la découvrir ?
 
– Oui… gros bibi ! mais c’est joliment sciant, ces démarches-là, quand on n’en a pas l’habitude…
 
– Comment ! ma belle amie, vous si bonne, vous qui travaillez si fort à votre salut… vous hésitez devant quelques démarches… désagréables… surtout lorsqu’il s’agit d’une action exemplaire, lorsqu’il s’agit d’arracher une jeune fille à Satan et à ses pompes ?…
 
Ici le perroquet Barnabé fit entendre deux effroyables jurons, admirablement bien articulés.
 
Dans son premier mouvement d’indignation, la Sainte-Colombe s’écria en se retournant vers Barnabé d’un air courroucé et révolté :
 
– Ce… (un mot aussi gros que celui prononcé par Barnabé) ne se corrigera jamais… Veux-tu te taire ?… (Ici une kyrielle d’autres mots du vocabulaire de Barnabé.) C’est comme un fait-exprès… Hier encore il a fait rougir l’abbé Corbinet jusqu’aux oreilles… Te tairas-tu ?
 
– Si vous reprenez toujours Barnabé de ses écarts avec cette sévérité-là, dit Nini-Moulin conservant un imperturbable sérieux, vous finirez par le corriger. Mais, pour en revenir à notre affaire, voyons, soyez ce que vous êtes naturellement, ma respectable amie, obligeante au possible ; concourez à une double bonne action : d’abord à arracher, je vous le disais, une jeune fille à Satan et à ses pompes, en lui assurant un sort honnête, c’est-à-dire le moyen de revenir à la vertu ; et ensuite, chose non moins capitale, le moyen de rendre ainsi peut-être à la raison une pauvre mère devenue folle de chagrin… Pour cela, que faut-il faire ?… quelques démarches… voilà tout.
 
– Mais pourquoi cette fille-là plutôt qu’une autre, mon gros bibi ? C’est donc parce qu’elle est comme une espèce de rareté ?
 
– Certainement, ma respectable amie… sans cela, cette pauvre mère folle… que l’on veut ramener à la raison, ne serait pas, à sa vue, frappée comme il faut qu’elle le soit.
 
– Ça c’est juste.
 
– Allons, voyons, un petit effort, ma digne amie.
 
– Farceur… allez ! dit Sainte-Colombe avec un mol abandon ; il faut faire tout ce que vous voulez…
 
– Ainsi, dit vivement Nini-Moulin, vous promettez…
 
– Je promets… et je fais mieux que ça… je vais tout de suite… aller où il faut ; ça sera plus tôt fait. Ce soir… je saurai de quoi il retourne, et si ça se peut ou non.
 
Ce disant, la Sainte-Colombe se leva avec effort, déposa ses deux chats sur le canapé, repoussa son chien du bout du pied et sonna vigoureusement.
 
– Vous êtes admirable… dit Nini-Moulin avec dignité. Je n’oublierai de ma vie…
 
– Faut pas vous gêner… mon gros, dit la Sainte-Colombe en interrompant l’écrivain religieux, c’est pas à cause de vous que je me décide.
 
– Et à cause de qui ! ou de quoi !… demanda Nini-Moulin.
 
– Ah ! c’est mon secret, dit la Sainte-Colombe.
 
Puis, s’adressant à sa femme de chambre, qui venait d’entrer, elle ajouta :
 
– Ma biche, dis à Ratisbonne d’aller me chercher un fiacre, et donne-moi mon chapeau de velours coquelicot à plumes.
 
Pendant que la suivante allait exécuter les ordres de sa maîtresse, Nini-Moulin s’approcha de la Sainte-Colombe et lui dit à mi-voix d’un ton modeste et pénétré :
 
– Vous remarquerez du moins, ma belle amie, que je ne vous ai pas dit ce soir un seul mot de mon amour… me tiendrez-vous compte de ma discrétion !
 
À ce moment, la Sainte-Colombe venait d’enlever son turban ; elle se retourna brusquement et planta cette coiffure sur le crâne chauve de Nini-Moulin, en riant d’un gros rire.
 
L’écrivain religieux parut ravi de cette preuve de confiance et, au moment où la suivante rentrait avec le châle et le chapeau de sa maîtresse, il baisa passionnément le turban, en regardant la Sainte-Colombe à la dérobée.
 
* * * * *
 
Le lendemain de cette scène, Rodin dont la physionomie paraissait triomphante, mettait lui-même une lettre à la poste. Cette lettre portait pour adresse :
 
À monsieur Agricol Baudoin,
Rue Brise-Miche, n° 2.
PARIS.
 
(Très pressée.)