Le Juif Errant

| 16.16 - La note secrète.

 

 

 

Le père d’Aigrigny lut donc ce qui suit :
 
« Il y a trois jours, l’abbé Gabriel de Rennepont, qui n’était jamais allé chez Mlle de Cardoville, est arrivé à l’hôtel de cette demoiselle à une heure et demie de l’après-midi ; il y est resté jusqu’à près de cinq heures. Presque aussitôt après le départ de l’abbé, deux domestiques sont sortis de l’hôtel ; l’un s’est rendu chez M. le maréchal Simon, l’autre chez Agricol Baudoin, l’ouvrier forgeron, et ensuite chez le prince Djalma…
 
« Hier, sur le midi, le maréchal Simon et ses deux filles sont venus chez Mlle de Cardoville ; peu de temps après, l’abbé Gabriel s’y est aussi rendu, accompagné d’Agricol Baudoin. Une longue conférence a eu lieu entre ces différents personnages et Mlle de Cardoville ; ils sont restés chez elle jusqu’à trois heures et demie.
 
« Le maréchal Simon, qui était venu en voiture, s’en est allé à pied avec ses deux filles ; tous trois semblaient très satisfaits, et on a même vu, dans une des allées écartées des Champs-Élysées, le maréchal Simon embrasser ses deux filles avec expansion et attendrissement.
 
« L’abbé Gabriel de Rennepont et Agricol Baudoin sont sortis les derniers.
 
« L’abbé Gabriel est rentré chez lui, ainsi qu’on l’a su plus tard ; le forgeron, que l’on avait plusieurs motifs de surveiller, s’est rendu chez le marchand de vin de la rue de la Harpe. On y est entré sur ses pas ; il a demandé une bouteille de vin, et s’est assis dans un coin reculé du cabinet du fond, à main gauche ; il ne buvait pas et semblait vivement préoccupé ; on a supposé qu’il attendait quelqu’un. En effet, au bout d’une demi-heure est arrivé un homme de trente ans environ, brun, de taille élevée, borgne de l’œil gauche, vêtu d’une redingote marron et d’un pantalon noir ; il avait la tête nue. Il devait venir d’un endroit voisin. Cet homme s’est attablé avec le forgeron. Une conversation assez animée, mais dont on n’a pu malheureusement rien entendre, s’est engagée entre ces deux individus. Au bout d’une demi-heure environ, Agricol Baudoin a mis dans la main de l’homme borgne un petit paquet qui a paru devoir contenir de l’or, vu son peu de volume et l’air de profonde gratitude de l’homme borgne qui a reçu ensuite, d’Agricol Baudoin, avec beaucoup d’empressement, une lettre que celui-ci paraissait lui recommander très instamment, et que l’homme borgne a mise soigneusement dans sa poche ; après quoi, tous deux se sont séparés, et le forgeron a dit : « À demain ».
 
« Après cette entrevue, on a cru devoir particulièrement suivre l’homme borgne ; il a quitté la rue de la Harpe, a traversé le Luxembourg et est entré dans la maison de retraite de la rue de Vaugirard.
 
« Le lendemain, on s’est rendu de très bonne heure aux environs de la rue de la Harpe ; car on ignorait l’heure du rendez-vous donné la veille à l’homme borgne par Agricol ; on a attendu jusqu’à une heure et demie, le forgeron est arrivé.
 
« Comme l’on s’était rendu à peu près méconnaissable, dans la crainte d’être remarqué, on a pu, ainsi que la veille, entrer dans le cabaret et s’attabler assez près du forgeron sans lui donner d’ombrage ; bientôt l’homme borgne est venu, il lui a remis une lettre cachetée en noir. À la vue de cette lettre, Agricol Baudoin a paru si ému, qu’avant même de la lire on a vu distinctement une larme tomber sur ses moustaches.
 
« La lettre était fort courte, car le forgeron n’a pas mis dix minutes à la lire ; mais, néanmoins, il en a paru si content, qu’il en a bondi de joie sur son banc, et a cordialement serré la main de l’homme borgne ; mais il parut lui demander instamment quelque chose, que celui-ci refusait. Enfin il a semblé céder, et tous deux sont sortis du cabaret.
 
« On les a suivis de loin ; comme hier, l’homme borgne est entré dans la maison signalée rue de Vaugirard. Agricol, après l’avoir accompagné jusqu’à la porte, a longtemps rôdé autour des murs, semblant étudier les localités ; de temps à autre, il écrivait quelques mots sur un carnet. Le forgeron s’est ensuite dirigé en toute hâte vers la place de l’Odéon, où il a pris un cabriolet. On l’a imité, on l’a suivi, et il s’est rendu rue d’Anjou, chez Mlle de Cardoville.
 
« Par un heureux hasard, au moment où l’on venait de voir Agricol entrer dans l’hôtel, une voiture à la livrée de Mlle de Cardoville en sortait ; l’écuyer de cette demoiselle s’y trouvait avec un homme de fort mauvaise mine, misérablement vêtu et très pâle. Cet incident, assez extraordinaire, méritant quelque attention, on n’a pas perdu de vue cette voiture ; elle s’est directement rendue à la préfecture de police. L’écuyer de Mlle de Cardoville est descendu de voiture avec l’homme de mauvaise mine ; tous deux sont entrés au bureau des agents de surveillance ; au bout d’une demi-heure, l’écuyer de Mlle de Cardoville est ressorti seul, et, montant en voiture, s’est fait conduire au Palais de justice, où il est entré au parquet du procureur du roi ; il est resté là environ une demi-heure, après quoi il est revenu rue d’Anjou, à l’hôtel de Cardoville.
 
« On a su, par une voie parfaitement sûre, que le même jour, sur les huit heures du soir, MM. d’Ormesson et de Valbelle, avocats très distingués, et le juge d’instruction qui a reçu la plainte en séquestration de Mlle de Cardoville, lorsqu’elle était retenue chez M. le docteur Baleinier, ont eu avec cette demoiselle, à l’hôtel de Cardoville, une conférence qui s’est prolongée jusqu’à près de minuit, et à laquelle assistaient Agricol Baudoin et deux autres ouvriers de la fabrique de M. Hardy.
 
« Aujourd’hui le prince Djalma s’est rendu chez le maréchal Simon ; il y est resté trois heures et demie ; au bout de ce temps, le maréchal et le prince se sont rendus, selon toute apparence, chez Mlle de Cardoville, car leur voiture s’est arrêtée rue d’Anjou ; un accident imprévu a empêché de compléter ce dernier renseignement.
 
« On vient d’apprendre qu’un mandat d’amener vient d’être lancé contre le nommé Léonard, ancien factotum de M. le baron Tripeaud. Ce Léonard est soupçonné d’être l’auteur de l’incendie de la fabrique de M. François Hardy, Agricol Baudoin et deux de ces camarades ayant signalé un homme qui offre une ressemblance frappante avec Léonard.
 
« De tout ceci il résulte évidemment que, depuis peu de jours, l’hôtel de Cardoville est le foyer où aboutissent et d’où rayonnent les démarches les plus actives, les plus multipliées, qui semblent toujours graviter autour de M. le maréchal Simon, de ses filles et de M. François Hardy, démarches dont Mlle de Cardoville, l’abbé Gabriel, Agricol Baudoin, sont les agents les plus infatigables, et, on le craint, les plus dangereux. »
 
En rapprochant cette note des autres renseignements et en se rappelant le passé, il en résultait des découvertes accablantes pour les révérends pères. Ainsi Gabriel avait eu de fréquentes et longues conférences avec Adrienne, qui jusqu’alors lui était inconnue.
 
Agricol Baudoin s’était mis en rapport avec M. François Hardy, et la justice était sur la trace des fauteurs et incitateurs de l’émeute qui avait ruiné et incendié la fabrique du concurrent du baron Tripeaud.
 
Il paraissait presque certain que Mlle de Cardoville avait eu une entrevue avec le prince Djalma.
 
Cet ensemble de faits prouvait évidemment que, fidèle à la menace qu’elle avait faite à Rodin, lorsque la double perfidie du révérend père avait été démasquée, Mlle de Cardoville s’occupait activement de réunir autour d’elle les membres dispersés de sa famille, afin de les engager à se liguer contre l’ennemi dangereux dont les détestables projets, étant ainsi dévoilés et hardiment combattus, ne devaient plus avoir aucune chance de réussite.
 
On comprend maintenant quel dut être le foudroyant effet de cette note sur le père d’Aigrigny et sur Rodin… Rodin agonisant, cloué sur un lit de douleur et réduit à l’impuissance, alors qu’il voyait tomber pièce à pièce son laborieux échafaudage.