Le Juif Errant

| 15.03 - Les aveux.

 

 

 

Mlle de Cardoville, ne voulant pas laisser pénétrer la cause des violents sentiments qui l’agitaient, accueillit M. de Montbron avec une gaieté feinte et forcée ; de son côté, celui-ci, malgré sa grande habitude du monde, se trouvant fort embarrassé d’aborder le sujet dont il désirait conférer avec Adrienne, résolut, comme on dit vulgairement, de tâter le terrain avant d’engager sérieusement la conversation.
 
Après avoir regardé la jeune fille pendant quelques secondes, M. de Montbron secoua la tête, et dit avec un soupir de regret :
 
– Ma chère enfant, je ne suis pas content…
 
– Quelque peine de cœur… ou de creps, mon cher comte ? dit Adrienne en souriant.
 
– Une peine de cœur, dit M. de Montbron.
 
– Comment, vous si beau joueur, vous auriez plus de souci d’un coup de tête féminin… que d’un coup de dé ?
 
– J’ai une peine de cœur, et c’est vous qui me la causez, ma chère enfant.
 
– Monsieur de Montbron, vous allez me rendre très orgueilleuse, dit Adrienne en souriant.
 
– Et vous auriez grand tort… car ma peine de cœur vient justement, je vous le dis brutalement, de ce que vous négligez votre beauté… Oui, voyez vos traits pâles, abattus, fatigués… depuis quelques jours vous êtes triste… vous avez quelque chagrin… j’en suis sûr.
 
– Mon cher monsieur de Montbron, vous avez tant de pénétration qu’il vous est permis d’en manquer une fois… et cela vous arrive… aujourd’hui. Je ne suis pas triste, je n’ai aucun chagrin… et je vais vous dire une bien énorme, une bien orgueilleuse impertinence : jamais je ne me suis trouvée si jolie.
 
– Il n’y a rien de plus modeste, au contraire, que cette prétention… Et qui vous a dit ce mensonge-là ? une femme ?
 
– Non… c’est mon cœur, et il a dit vrai, reprit Adrienne avec une légère émotion ; puis elle ajouta : – Comprenez… si vous pouvez.
 
– Prétendez-vous par là que vous êtes fière de l’altération de vos traits, parce que vous êtes fière des souffrances de votre cœur ? dit M. de Montbron en examinant Adrienne avec attention. Soit, j’avais donc raison, vous avez un chagrin… J’insiste… ajouta le comte d’un ton vraiment pénétré, parce que cela m’est pénible…
 
– Rassurez-vous ; je suis on ne peut plus heureuse, car à chaque instant je me contemplais dans cette pensée : qu’à mon âge je suis libre… absolument libre.
 
– Oui… libre… de vous tourmenter… libre… d’être malheureuse tout à votre aise.
 
– Allons, allons, mon cher comte, dit Adrienne, voici notre vieille querelle qui se ranime… je trouve en vous l’allié de ma tante… et de l’abbé d’Aigrigny.
 
– Moi ? oui… à peu près comme les républicains sont les alliés des légitimistes : ils s’entendent pour se dévorer plus tard… À propos de votre abominable tante, on dit que depuis quelques jours il se tient chez elle une manière de concile qui s’agite fort ; véritable émeute mitrée. Votre tante est en bonne voie.
 
– Pourquoi pas ? Vous l’eussiez vue autrefois ambitionner le rôle de la déesse Raison… aujourd’hui nous la verrons peut-être canonisée… N’a-t-elle pas déjà accompli la première partie de la vie de sainte Madeleine ?
 
– Vous ne direz jamais autant de mal d’elle qu’elle en fait, ma chère enfant. Néanmoins, quoique pour des raisons bien opposées… je pensais comme elle au sujet de votre caprice de vivre seule…
 
– Je le sais.
 
– Oui, et par cela même que je désirais vous voir mille fois plus libre encore que vous ne l’êtes… moi, je vous conseillais… tout bonnement…
 
– De me marier.
 
– Sans doute ; de cette façon, votre chère liberté… avec ses conséquences, au lieu de s’appeler Mlle de Cardoville… se serait appelée Mme de… qui vous voudrez… Nous vous aurions trouvé un excellent mari qui eût été responsable… de votre indépendance…
 
– Et qui aurait été responsable de ce ridicule mari ? et qui se serait dégradé jusqu’à porter un nom moqué, bafoué par tous ?… Moi, peut-être ? dit Adrienne en s’animant légèrement. Non, non, mon cher comte ; en bien ou en mal, je répondrai toujours seule de mes actions ; à mon nom s’attachera, bonne ou mauvaise, une opinion que, seule du moins, j’aurai formée, car il me serait aussi impossible de déshonorer lâchement un nom qui ne serait pas le mien, que de le porter s’il n’était pas continuellement entouré de la profonde estime qu’il me faut. Or, comme on ne répond que de soi… je garderai mon nom.
 
– Il n’y a que vous au monde pour avoir des idées pareilles.
 
– Pourquoi ? dit Adrienne en riant, parce qu’il me paraît disgracieux de voir une pauvre jeune fille pour ainsi dire s’incarner et disparaître dans quelque homme très laid et très égoïste, et devenir, comme on le dit sans rire… elle, douce et jolie, devenir tout à coup la moitié de cette vilaine chose… oui… ainsi, elle fraîche et charmante rose, je suppose, la moitié d’un affreux chardon ! Allons, mon cher comte, avouez-le… c’est quelque chose de fort odieux que cette métempsycose… conjugale, ajouta Adrienne avec un éclat de rire.
 
La gaieté factice, un peu fébrile, d’Adrienne, contrastait d’une manière si navrante avec la pâleur et l’altération de ses traits ; il était si facile de voir qu’elle cherchait à étourdir un profond chagrin par ses rires forcés, que M. de Montbron en fut douloureusement touché ; mais, dissimulant son émotion, il parut réfléchir un instant et prit machinalement un des livres tout récemment achetés et coupés dont Adrienne était entourée. Après avoir jeté un regard distrait sur ce volume, il continua en dissimulant la pénible émotion que lui causait le rire forcé de Mlle de Cardoville :
 
– Voyons, chère tête folle que vous êtes… une fois de plus… Supposons que j’aie vingt ans et que vous me fassiez l’honneur de m’épouser… on vous appellerait Mme de Montbron, je suppose ?
 
– Peut-être…
 
– Comment, peut-être ? quoique mariés vous ne porteriez pas mon nom ?
 
– Mon cher comte, dit Adrienne en souriant, ne poursuivons pas une hypothèse qui ne peut me laisser que… des regrets.
 
Tout à coup, M. de Montbron fit un brusque mouvement et regarda Mlle de Cardoville, avec une expression de surprise profonde… Depuis quelques moments, tout en causant à Adrienne, le comte avait pris machinalement deux ou trois des volumes çà et là épars sur la causeuse, et machinalement encore il avait jeté les yeux sur ces ouvrages. Le premier portait pour titre : Histoire moderne de l’Inde, le deuxième : Voyage dans l’Inde, le troisième : Lettre sur l’Inde. De plus en plus surpris, M. de Montbron avait continué son investigation et avait vu se compléter cette nomenclature indienne par le quatrième volume des Promenades dans l’Inde ; le cinquième, des Souvenirs de l’Hindoustan ; le sixième, Notes d’un voyageur aux Indes orientales. De là une surprise que, pour plusieurs motifs fort graves, M. de Montbron n’avait pu cacher plus longtemps et que ses regards témoignèrent à Adrienne.
 
Celle-ci ayant complètement oublié la présence des volumes accusateurs dont elle était entourée, cédant à un mouvement de dépit involontaire, rougit légèrement ; puis, son caractère ferme et résolu reprenant le dessus, elle dit à M. de Montbron en le regardant en face :
 
– Eh bien !… mon cher comte… de quoi vous étonnez-vous ?
 
Au lieu de répondre, M. de Montbron semblait de plus en plus absorbé, pensif, en contemplant la jeune fille, et il ne put s’empêcher de dire en se parlant à soi-même :
 
– Non… non… c’est impossible… et pourtant…
 
– Il serait peut-être indiscret à moi… d’assister à votre monologue, mon cher comte, dit Adrienne.
 
– Excusez-moi, ma chère enfant… mais ce que je vois me surprend à un point…
 
– Et que voyez-vous, je vous prie ?
 
– Des traces d’une préoccupation aussi vive… aussi grande… que nouvelle… pour tout ce qui a rapport… à l’Inde, dit M. de Montbron en accentuant lentement ses paroles et attachant un regard pénétrant sur la jeune fille.
 
– Eh bien ? dit bravement Adrienne.
 
– Eh bien, je cherche la cause de cette soudaine passion…
 
– Géographique, dit Mlle de Cardoville en interrompant M. de Montbron… Vous trouvez cette passion peut-être un peu sérieuse pour mon âge… mon cher comte… mais il faut bien occuper ses loisirs… et puis enfin, ayant pour cousin un Indien quelque peu prince, il m’a pris envie d’avoir une idée du fortuné pays… d’où m’est arrivée cette sauvage parenté.
 
Ces derniers mots furent prononcés avec une amertume dont M. de Montbron fut frappé ; aussi, observant attentivement Adrienne, il reprit :
 
– Il me semble que vous parlez du prince… avec un peu d’aigreur.
 
– Non… j’en parle avec indifférence…
 
– Il mériterait pourtant… un sentiment tout autre…
 
– D’une toute autre personne peut-être, répondit sèchement Adrienne.
 
– Il est si malheureux !… dit M. de Montbron d’un ton sincèrement pénétré. Il y a deux jours encore, je l’ai vu… il m’a déchiré le cœur.
 
– Et que me font, à moi… ces déchirements ? s’écria Adrienne avec une impatience douloureuse, presque courroucée.
 
– Je désirerais que de si cruels tourments vous fissent au moins pitié… répondit gravement le comte.
 
– À moi… pitié ! s’écria Adrienne d’un air de fierté révoltée. Puis, se contenant, elle ajouta froidement :
 
– Ah çà… monsieur de Montbron, c’est une plaisanterie ?… Ce n’est pas sérieusement que vous me demandez de m’intéresser aux tourments amoureux de votre prince ?
 
Il y eut un dédain si glacial dans ces derniers mots d’Adrienne, ses traits péniblement contractés trahirent une hauteur si amère, que M. de Montbron dit tristement :
 
– Ainsi… cela est vrai… on ne m’avait pas trompé… Moi qui, par ma vieille et constante amitié, avais, je crois, quelques droits à votre confiance, je n’ai rien su… tandis que vous avez tout dit à un autre… Cela m’est pénible… très pénible…
 
– Je ne vous comprends pas, monsieur de Montbron.
 
– Eh ! mon Dieu !… maintenant je n’ai plus de ménagements à garder !… s’écria le comte. Il n’y a plus, je le vois, aucun espoir pour ce malheureux enfant… vous aimez quelqu’un.
 
Et comme Adrienne fit un mouvement.
 
– Oh ! il n’y a pas à le nier, reprit le comte ; votre pâleur… votre tristesse depuis quelques jours… votre implacable indifférence pour le prince, tout me le prouve… vous aimez…
 
Mlle de Cardoville, blessée de la façon dont le comte parlait du sentiment qu’il lui supposait, reprit avec une dignité hautaine :
 
– Vous devez savoir, monsieur de Montbron, qu’un secret surpris… n’est pas une confidence, et votre langage m’étonne…
 
– Eh ! ma chère amie, si j’use du triste privilège de l’expérience… si je devine, si je vous dis que vous aimez… si je vais même presque jusqu’à vous reprocher cet amour… c’est qu’il s’agit pour ainsi dire de la vie ou de la mort de ce pauvre jeune prince, qui, vous le savez, m’intéresse maintenant autant que s’il était mon fils, car il est impossible de le connaître sans lui porter le plus tendre intérêt !
 
– Il serait singulier, reprit Adrienne avec un redoublement de froideur et d’ironie amère, que mon amour… en admettant que j’eusse un amour dans le cœur… eût une si étrange influence sur le prince Djalma… Que lui importe que j’aime ! ajouta-t-elle avec un dédain presque douloureux.
 
– Que lui importe !!! Mais, en vérité, ma chère amie, permettez-moi de vous le dire, c’est vous qui plaisantez cruellement… Comment !… ce malheureux enfant vous aime avec toute l’ardeur d’un premier amour ; deux fois déjà il a voulu, par le suicide, mettre fin à l’horrible torture que lui cause sa passion pour vous… et vous trouvez étrange que votre amour pour un autre… soit une question de vie ou de mort pour lui !…
 
– Mais il m’aime donc ! s’écria la jeune fille avec un accent impossible à rendre.
 
– À en mourir… vous dis-je, je l’ai vu…
 
Adrienne fit un mouvement de stupeur ; de pâle qu’elle était elle devint pourpre, puis cette rougeur disparut, ses lèvres blanchirent et tremblèrent : son émotion fut si vive qu’elle resta quelques moments sans pouvoir parler, et mit la main sur son cœur comme pour en comprimer les battements. M. de Montbron, presque effrayé du changement subit de la physionomie d’Adrienne, de l’altération croissante de ses traits, se rapprocha vivement d’elle et s’écria :
 
– Mon Dieu ! ma pauvre enfant, qu’avez-vous !
 
Au lieu de lui répondre, Adrienne lui fit un signe de la main comme pour le rassurer ; le comte, en effet, se rassura, car le visage de la jeune fille, naguère contracté par la douleur, l’ironie et le dédain, semblait renaître au milieu des émotions les plus douces, les plus ineffables ; l’impression qu’elle éprouvait était si enivrante, qu’elle semblait s’y complaire et craindre d’en perdre le moindre sentiment ; puis la réflexion lui disant que peut-être elle était la dupe d’une illusion ou d’un mensonge, elle s’écria tout à coup avec angoisse, en s’adressant à M. de Montbron :
 
– Mais ce que vous me dites… est vrai… au moins…
 
– Ce que je vous dis !
 
– Oui… que le prince Djalma…
 
– Vous aime comme un insensé !… Hélas !… cela n’est que trop vrai.
 
– Non… non… s’écria Adrienne, avec une expression ravissante de naïveté, cela ne saurait être jamais trop vrai.
 
– Que dites-vous !… s’écria le comte.
 
– Mais cette… femme !… demanda Adrienne, comme si ce mot lui eût brûlé les lèvres.
 
– Quelle femme !
 
– Celle qui était la cause de ces déchirements si douloureux.
 
– Cette femme !… qui voulez-vous que ce fût, sinon vous !
 
– Moi !… oh ! oui, c’était moi, n’est-ce pas ? rien que moi !
 
– Sur l’honneur… croyez-en mon expérience… jamais je n’ai vu une passion plus sincère et plus touchante.
 
– Oh ! n’est-ce pas, jamais il n’a eu dans le cœur un autre amour que le mien ?
 
– Lui ?… jamais.
 
– On me l’a dit… pourtant…
 
– Qui ?
 
– M. Rodin…
 
– Que Djalma ?…
 
– Deux jours après m’avoir vue s’était épris d’un fol amour.
 
– M. Rodin… vous a dit cela ? s’écria M. de Montbron en paraissant frappé d’une idée subite. Mais c’est aussi lui qui a dit à Djalma… que vous étiez éprise de quelqu’un…
 
– Moi !…
 
– Et c’est cela qui causait l’affreux désespoir de ce malheureux enfant…
 
– Et c’est cela qui causait mon affreux désespoir, à moi !
 
– Mais vous l’aimez donc autant qu’il vous aime ? s’écria M. de Montbron transporté de joie.
 
– Si je l’aime ?… dit Mlle de Cardoville.
 
Quelques coups frappés discrètement à la porte interrompirent Adrienne.
 
– Vos gens… sans doute… Remettez-vous, dit le comte.
 
– Entrez, dit Adrienne d’une voix émue.
 
Florine parut.
 
– Qu’est-ce ? dit Mlle de Cardoville.
 
– M. Rodin vient de venir. Craignant de déranger mademoiselle, il n’a pas voulu entrer ; mais il reviendra dans une demi-heure… Mademoiselle voudra-t-elle le recevoir ?
 
– Oui, oui, dit le comte à Florine, et lors même que je serais encore avec mademoiselle, introduisez-le… N’est-ce pas votre avis ? demanda M. de Montbron à Adrienne.
 
– C’est mon avis… répondit la jeune fille.
 
Et un éclair d’indignation brilla dans ses yeux en songeant à cette perfidie de Rodin.
 
– Ah ! le vieux drôle !… dit de M. de Montbron. Je m’étais toujours défié de ce cou tors.
 
Florine sortit, laissant le comte avec sa maîtresse.