Le Juif Errant

| 16.04 - Le parvis Notre-Dame.

 

 

 

Huit jours se sont écoulés depuis que Rodin a été atteint du choléra, dont les ravages vont toujours croissant.
 
Terrible temps que celui-là ! Un voile de deuil s’est étendu sur Paris, naguère si joyeux. Jamais, pourtant, le ciel n’a été d’un azur plus pur, plus constant ; jamais le soleil n’a rayonné plus radieux. Cette inexorable sérénité de la nature durant les ravages du fléau mortel offrait un étrange et mystérieux contraste. L’insolente lumière d’un soleil éblouissant rendait plus visible encore l’altération des traits causée par les mille angoisses de la peur. Car chacun tremblait, celui-ci pour soi, celui-là pour les êtres aimés ; les physionomies trahissaient quelque chose d’inquiet, d’étonné, de fébrile. Les pas étaient précipités comme si, en marchant plus vite, il avait chance d’échapper au péril ; et puis aussi on se hâtait de rentrer chez soi. On laissait la vie, la santé, le bonheur dans sa maison ; deux heures après, on y retrouvait souvent l’agonie, la mort, le désespoir. À chaque instant des choses nouvelles et sinistres frappaient votre vue : tantôt passaient par les rues des charrettes remplies de cercueils symétriquement empilés. Elles s’arrêtaient devant chaque demeure : des hommes vêtus de gris et de noir attendaient sous la porte ; ils tendaient les bras, et à ceux-ci l’on jetait un cercueil, à ceux-là deux, souvent trois ou quatre, dans la même maison ; si bien que, parfois, la provision étant vite épuisée, bien des morts de la rue n’étaient pas servis, et la charrette, arrivée pleine, s’en allait vide.
 
Dans presque toutes les maisons, de bas en haut, de haut en bas, c’était un bruit de marteaux assourdissant : on clouait des bières ; on en clouait tant et tant que, par intervalles, les cloueurs s’arrêtaient fatigués. Alors éclataient toutes sortes de cris de douleur, de gémissements plaintifs, d’imprécations désespérées. C’étaient ceux à qui les hommes gris et noirs avaient pris quelqu’un pour remplir les bières. On remplissait donc incessamment des bières, et on les clouait jour et nuit, plutôt le jour que la nuit ; car, dès le crépuscule, à défaut des corbillards insuffisants, arrivait une lugubre file de voitures mortuaires improvisées : tombereaux, charrettes, tapissières, fiacres, haquets, venaient servir au funèbre transport ; à l’encontre des autres qui, dans les rues, entraient pleines et sortaient vides, ces dernières entraient vides et bientôt sortaient pleines.
 
Pendant ce temps-là les vitres des maisons s’illuminaient, et souvent les lumières brûlaient jusqu’au jour. C’était la saison des bals ; ces clartés ressemblaient assez aux rayonnements lumineux des folles nuits de fête, si ce n’est que les cierges remplaçaient la bougie, et la psalmodie des prières des morts le joyeux bourdonnement du bal ; puis, dans les rues, au lieu des bouffonneries transparentes de l’enseigne des costumiers pour les mascarades, se balançaient de loin en loin de grandes lanternes d’un rouge de sang portant ces mots en lettres noires :
 
SECOURS AUX CHOLÉRIQUES
 
Où il y avait véritablement fête… pendant la nuit, c’était aux cimetières… Ils se débauchaient… Eux, toujours si mornes, si muets, à ces heures nocturnes, heures silencieuses où l’on entend le léger frissonnement des cyprès agités par la brise… eux, si solitaires que nul pas humain n’osait pendant la nuit troubler leur silence funèbre… ils étaient tout à coup devenus animés, bruyants, tapageurs et brillants de lumières. À la lueur fumeuse des torches qui jetaient de grandes clartés rougeâtres sur les sapins noirs et sur les pierres blanches des sépulcres, bon nombre de fossoyeurs fossoyaient allègrement en fredonnant. Ce dangereux et rude métier se payait alors presque à prix d’or ; on avait tant besoin de ces bonnes gens, qu’il fallait, après tout, les ménager ; s’ils buvaient souvent, ils buvaient beaucoup ; s’ils chantaient toujours, ils chantaient fort, et ce, pour entretenir leurs forces et leur bonne humeur, puissant auxiliaire d’un tel travail. Si quelques-uns ne finissaient pas d’aventure la fosse commencée, d’obligeants compagnons la finissaient pour eux (c’était le mot), et les y plaçaient amicalement.
 
Aux joyeux refrains des fossoyeurs répondaient d’autres flonflons lointains ; des cabarets s’étaient improvisés aux environs des cimetières, et les cochers des morts, une fois leurs pratiques descendues à leur adresse, comme ils disaient ingénieusement, les cochers des morts, riches d’un salaire extraordinaire, banquetaient, rigolaient en seigneurs ; souvent l’aurore les surprit le verre à la main et la gaudriole aux lèvres… Observation bizarre ; chez ces gens de funérailles, vivant dans les entrailles du fléau, la mortalité fut presque nulle.
 
Dans les quartiers sombres, infects, où, au milieu d’une atmosphère morbide, vivaient entassés une foule de prolétaires déjà épuisés par les plus dures privations, et, ainsi que l’on disait énergiquement alors, tout mâchés pour le choléra, il ne s’agissait plus d’individus, mais de familles entières enlevées en quelques heures ; pourtant, parfois, ô clémence providentielle ! un ou deux petits enfants restaient seuls dans la chambre froide et délabrée, après que père et mère, frère et sœur étaient partis en cercueil. Souvent aussi on fut obligé de fermer, faute de locataires, plusieurs de ces maisons, pauvres ruches de laborieux travailleurs, complètement déshabitées en un jour par le fléau, depuis la cave, où, selon l’habitude, couchaient sur la paille de petits ramoneurs, jusqu’aux mansardes, où, hâves et demi-nus, se roidissaient sur le carreau glacé quelques malheureux sans travail et sans pain.
 
De tous les quartiers de Paris, celui qui, pendant la période croissante du choléra, offrit peut-être le spectacle le plus effrayant, fut le quartier de la Cité, et, dans la Cité, le parvis de Notre-Dame était presque chaque jour le théâtre de scènes terribles, la plupart des malades des rues voisines que l’on transportait à l’Hôtel-Dieu affluant sur cette place.
 
Le choléra n’avait pas une physionomie… il en avait mille. Ainsi, huit jours après que Rodin avait été subitement atteint, plusieurs événements, où l’horrible le disputait à l’étrange, se passaient sur le parvis de Notre-Dame. Au lieu de la rue d’Arcole, qui conduit aujourd’hui directement sur cette place, on y arrivait alors d’un côté par une ruelle sordide comme toutes les rues de la Cité ; une voûte sombre et écrasée la terminait. En entrant dans le parvis on avait à gauche le portail de l’immense cathédrale, et en face de soi les bâtiments de l’Hôtel-Dieu. Un peu plus loin, une échappée de vue permettait d’apercevoir le parapet du quai Notre-Dame.
 
Sur la muraille noirâtre et lézardée de l’arcade on pouvait lire un placard récemment appliqué ; il portait ces mots tracés au moyen d’un poncis et de lettres de cuivre[1] :
 
Vengeance !… vengeance !…
 
Les gens du peuple qui se font porter dans les hôpitaux y sont empoisonnés, parce qu’on trouve le nombre des malades trop considérable ; chaque nuit des bateaux remplis de cadavres descendent la Seine.
 
Vengeance ! et mort aux assassins du peuple !
 
Deux hommes enveloppés de manteaux et à demi cachés dans l’ombre de la voûte écoutaient avec une curiosité inquiète une rumeur qui s’élevait de plus en plus menaçante du milieu d’un rassemblement tumultueusement groupé aux abords de l’Hôtel-Dieu.
 
Bientôt ces cris : Mort aux médecins ! Vengeance ! arrivèrent jusqu’aux deux hommes embusqués sous l’arcade.
 
– Les placards font leur effet, dit l’un ; le feu est aux poudres… Une fois la populace en délire… on la lancera sur qui l’on voudra.
 
– Dis donc, reprit l’autre homme, regarde là-bas… cet hercule dont la taille gigantesque domine toute cette canaille. Est-ce que ce n’était pas un des plus enragés meneurs lors de la destruction de la fabrique de M. Hardy ?
 
– Pardieu, oui… Je le reconnais ; partout où il y a un mauvais coup à faire on trouve ce gredin-là.
 
– Maintenant, crois-moi, ne restons pas sous cette arcade, dit l’autre homme ; il y fait un vent glacé, et quoique je sois matelassé de flanelle…
 
– Tu as raison, le choléra est brutal en diable. D’ailleurs tout se prépare bien de ce côté ; on assure aussi que l’émeute républicaine va soulever en masse le faubourg Saint-Antoine. Chaud ! chaud ! ça nous sert, et la sainte cause de la religion triomphera de l’impiété révolutionnaire… Allons rejoindre le père d’Aigrigny.
 
– Où le trouverons-nous ?
 
– Ici près, viens… viens.
 
Et les deux hommes disparurent précipitamment. Le soleil, commençant à décliner, jetait ses rayons dorés sur les noires sculptures du portail de Notre-Dame et sur la masse imposante de ses deux tours, qui se dressaient au milieu d’un ciel parfaitement bleu, car depuis plusieurs jours un vent de nord-est, sec et glacé, balayait les moindres nuages. Un rassemblement assez nombreux, encombrant, nous l’avons dit, les abords de l’Hôtel-Dieu, se pressait aux grilles dont le péristyle de l’hospice est entouré ; derrière la grille on voyait rangé un piquet d’infanterie ; car les cris de Mort aux médecins ! étaient devenus de plus en plus menaçants. Les gens qui vociféraient ainsi appartenaient à une populace oisive, vagabonde et corrompue… à la lie de Paris : aussi, chose effrayante, les malheureux que l’on transportait, traversant forcément ces groupes hideux, entraient à l’Hôtel-Dieu au milieu de clameurs sinistres et de cris de mort. À chaque instant, des civières, des brancards apportaient de nouvelles victimes ; les civières, souvent garnies de rideaux de coutil, cachaient les malades ; mais les brancards n’ayant aucune couverture, quelquefois les mouvements convulsifs d’un agonisant écartaient le drap, qui laissait voir une face cadavéreuse.
 
Au lieu d’épouvanter les misérables rassemblés devant l’hospice, de pareils spectacles devenaient pour eux le signal de plaisanteries de cannibales ou de prédictions atroces sur le sort de ces malheureux une fois au pouvoir des médecins.
 
Le carrier et Ciboule, accompagnés d’un bon nombre de leurs acolytes, se trouvaient mêlés à la populace. Après le désastre de la fabrique de M. Hardy, le carrier, solennellement chassé du compagnonnage par les Loups, qui n’avaient voulu conserver aucune solidarité avec ce misérable, le carrier, disons-nous, se plongeant depuis lors dans la plus basse crapule et spéculant sur sa force herculéenne, s’était établi, moyennant salaire, le défenseur officieux de Ciboule et de ses pareilles.
 
Sauf quelques passants amenés par hasard sur le parvis Notre-Dame, la foule déguenillée dont il était couvert se composait donc du rebut de la population de Paris, misérables non moins à plaindre qu’à blâmer, car la misère, l’ignorance et le délaissement engendrent fatalement le vice et le crime. Pour ces sauvages de la civilisation, il n’y avait ni pitié, ni enseignement, ni terreur, dans les effrayants tableaux dont ils étaient entourés à chaque instant ; insoucieux d’une vie qu’ils disputaient chaque jour à la faim ou aux tentations du crime, ils bravaient le fléau avec une audace infernale, ou ils succombaient le blasphème à la bouche. La haute stature du carrier dominait les groupes : l’œil sanglant, les traits enflammés, il vociférait de toutes ses forces :
 
– Mort aux carabins !… ils empoisonnent le peuple !
 
– C’est plus aisé que de le nourrir, ajoutait Ciboule. Puis, s’adressant à un vieillard agonisant que deux hommes, perçant à grand’peine cette foule compacte, apportaient sur une chaise, la mégère reprit :
 
– N’entre donc pas là-dedans, eh ! moribond ; crève ici, au grand air, au lieu de crever dans cette caverne, où tu seras empoisonné comme un vieux rat.
 
– Oui, ajouta le carrier, après, on te jettera à l’eau pour régaler les ablettes, dont tu ne mangeras pas, encore…
 
À ces atroces plaisanteries, le vieillard roula des yeux égarés et fit entendre de sourds gémissements. Ciboule voulut arrêter la marche des porteurs, et ils ne se débarrassèrent qu’à grand’peine de cette mégère.
 
Le nombre des cholériques arrivant à l’Hôtel-Dieu augmentait de minute en minute ; les moyens de transport habituels ayant manqué, à défaut de civières et de brancards, c’était à bras que l’on apportait les malades.
 
Çà et là des épisodes effrayants témoignaient de la rapidité foudroyante du fléau. Deux hommes portaient un brancard recouvert d’un drap taché de sang ; l’un d’eux se sent tout à coup atteint violemment, il s’arrête court ; ses bras défaillants abandonnent le brancard, il pâlit, chancelle, tombe à demi renversé sur le malade, et devient aussi livide que lui… l’autre porteur, effrayé, fuit éperdu, laissant son compagnon et le mourant au milieu de la foule. Les uns s’éloignent avec horreur, d’autres éclatent d’un rire sauvage.
 
– L’attelage s’est effarouché, dit le carrier ; il a laissé la carriole en plan…
 
– Au secours ! criait le moribond d’une voix dolente ; par pitié, portez-moi à l’hospice.
 
– Il n’y a plus de place au parterre, dit une voix railleuse.
 
– Et tu n’as pas assez de jambes pour monter au paradis, ajouta un autre.
 
Le malade fit un effort pour se soulever ; mais ses forces le trahirent : il retomba épuisé sur le matelas. Tout à coup la multitude reflua violemment, renversa le brancard ; le porteur et le vieillard sont foulés aux pieds, et leurs gémissements sont couverts par ces cris :
 
– Mort aux carabins !
 
Et les hurlements recommencèrent avec une nouvelle furie. Cette bande farouche, qui, dans son délire féroce, ne respectait rien, fut cependant obligée, quelques instants après, d’ouvrir ses rangs devant plusieurs ouvriers qui frayaient vigoureusement le passage à deux de leurs camarades apportant entre leurs bras entrelacés un artisan jeune encore ; sa tête, appesantie et déjà livide, s’appuyait sur l’épaule de l’un de ses compagnons ; un petit enfant suivait en sanglotant, tenant le pan de la blouse d’un des artisans. Depuis quelques moments on entendait résonner au loin, dans les rues tortueuses de la Cité, le bruit sonore et cadencé de plusieurs tambours : on battait le rappel, car l’émeute grondait au faubourg Saint-Antoine ; les tambours, débouchant par l’arcade, traversaient la place du parvis Notre-Dame ; un de ces soldats, vétéran à moustaches grises, ralentit subitement les roulements sonores de sa caisse, et resta un pas en arrière ; ses compagnons se retournèrent surpris… il était vert ; ses jambes fléchissent, il balbutie quelques mots inintelligibles et tombe foudroyé sur le pavé avant que les tambours du premier rang eussent cessé de battre. La rapidité fulgurante de cette attaque effraya un moment les plus endurcis ; surprise de la brusque interruption du rappel, une partie de la foule courut par curiosité vers les tambours. À la vue du soldat mourant que deux de ses compagnons soutenaient entre leurs bras, l’un des deux hommes qui, sous la voûte du parvis, avaient assisté au commencement de l’émotion populaire, dit aux autres tambours :
 
– Votre camarade a peut-être bu en route à quelque fontaine ?
 
– Oui, monsieur, répondit le soldat ; il mourait de soif, il a bu deux gorgées d’eau sur la place du Châtelet.
 
– Alors il a été empoisonné, dit l’homme.
 
– Empoisonné ? s’écrièrent plusieurs voix.
 
– Il n’y aurait rien d’étonnant, reprit l’homme d’un air mystérieux ; on jette du poison dans les fontaines publiques ; ce matin on a massacré un homme rue Beaubourg ; on l’avait surpris vidant un paquet d’arsenic dans le broc d’un marchand de vin[2].
 
Après avoir prononcé ces paroles, l’homme disparut dans la foule.
 
Ce bruit, non moins stupide que le bruit qui courait sur ces empoisonnements des malades de l’Hôtel-Dieu, fut accueilli par une explosion de cris d’indignation : cinq ou six hommes en guenilles, véritables bandits, saisirent le corps du tambour expirant, l’élevèrent sur leurs épaules, malgré les efforts de ses camarades, et, portant ce sinistre trophée, ils parcoururent le parvis, précédés du carrier et de Ciboule, qui criaient partout sur leur passage :
 
– Place aux cadavres ! voilà comment on empoisonne le peuple !…
 
Un nouveau mouvement fut imprimé à la foule par l’arrivée d’une berline de poste à quatre chevaux ; n’ayant pu passer sur le quai Napoléon, alors en partie dépavé, cette voiture s’était aventurée à travers les rues tortueuses de la Cité, afin de gagner l’autre rive de la Seine par le parvis Notre-Dame. Ainsi que bien d’autres, ces émigrants fuyaient Paris pour échapper au fléau qui le décimait. Un domestique et une femme de chambre assis sur le siège de derrière échangèrent un coup d’œil d’effroi en passant devant l’Hôtel-Dieu, tandis qu’un jeune homme, placé dans l’intérieur et sur le devant de la voiture, baissa la glace pour recommander aux postillons d’aller au pas, de crainte d’accident, la foule étant alors très compacte. Ce jeune homme était M. de Morinval : dans le fond de la voiture se trouvaient M. de Montbron et sa nièce, Mme de Morinval. La pâleur et l’altération des traits de la jeune femme disaient assez son épouvante ; M. de Montbron, malgré sa fermeté d’esprit, semblait fort inquiet et aspirait de temps à autre, ainsi que sa nièce, un flacon rempli de camphre.
 
Pendant quelques minutes la voiture s’avança lentement ; les postillons conduisaient leurs chevaux avec précaution. Soudain une rumeur, d’abord sourde et lointaine, circula dans les rassemblements, et bientôt se rapprocha ; elle augmentait à mesure que devenait plus distinct ce son retentissant de chaînes et de ferraille, son bruyant généralement particulier aux fourgons d’artillerie ; en effet, une de ces voitures, arrivant par le quai Notre-Dame en sens inverse de la berline, la croisa bientôt.
 
Chose étrange ! la foule était compacte, la marche de ce fourgon rapide ; pourtant, à l’approche de cette voiture, les rangs pressés s’ouvraient comme par enchantement. Ce prodige s’expliqua bientôt par ces mots répétés de bouche en bouche :
 
– Le fourgon des morts !… le fourgon des morts !
 
Le service des pompes funèbres ne suffisant plus au transport des corps, on avait mis en réquisition un certain nombre de fourgons d’artillerie, dans lesquels on entassait précipitamment les cercueils. Si un grand nombre de passants regardaient cette sinistre voiture avec épouvante, le carrier et sa bande redoublèrent d’horribles lazzi.
 
– Place à l’omnibus des trépassés ! cria Ciboule.
 
– Dans cet omnibus-là, il n’y a pas de danger qu’on vous y marche sur les pieds, dit le carrier.
 
– C’est des voyageurs commodes qui sont là-dedans.
 
– Ils ne demandent jamais à descendre, au moins.
 
– Tiens ! Il n’y a qu’un soldat du train pour postillon !
 
– C’est vrai, les chevaux de devant sont menés par un homme en blouse.
 
– C’est que l’autre soldat aura été fatigué ; le câlin… il sera monté dans l’omnibus de la mort avec les autres… qui ne descendent qu’au grand trou.
 
– Et la tête en avant, encore.
 
– Oui, ils piquent une tête dans un lit de chaux.
 
– Où ils font la planche, c’est le cas de le dire.
 
– Ah ! c’est pour le coup qu’on la suivrait les yeux fermés… la voiture de la mort… C’est pire qu’à Montfaucon.
 
– C’est vrai… ça sent le mort qui n’est plus frais, dit le carrier en faisant allusion à l’odeur infecte et cadavéreuse que ce funèbre véhicule laissait après lui.
 
– Ah bon !… reprit Ciboule, voilà l’omnibus de la mort qui va accrocher la belle voiture ; tant mieux !… Ces riches, ils sentiront la mort.
 
En effet, le fourgon se trouvait alors à peu de distance et absolument en face de la berline, qu’il croisait ; un homme en blouse et en sabots conduisait les deux chevaux de volée, un soldat du train menait l’attelage de timon. Les cercueils étaient en si grand nombre dans ce fourgon, que son couvercle demi-circulaire ne fermait qu’à moitié ; de sorte qu’à chaque soubresaut de la voiture, qui, lancée rapidement, cahotait rudement sur le pavé très inégal, on voyait les bières se heurter les unes contre les autres. Aux yeux ardents de l’homme en blouse, à son teint enflammé, on devinait qu’il était à moitié ivre ; il excitait ses chevaux de la voix, des talons et du fouet, malgré les recommandations impuissantes du soldat du train, qui, contenant à peine ses chevaux, suivait malgré lui l’allure désordonnée que le charretier donnait à l’attelage. Aussi, l’ivrogne, ayant dévié de sa route, vint droit sur la berline, et l’accrocha. À ce choc, le couvercle du fourgon se renversa, et, lancé en dehors par cette violente secousse, un des cercueils, après avoir endommagé la portière de la berline, retomba sur le pavé avec un bruit sourd et mat. Cette chute disjoignit les planches de sapin clouées à la hâte, et au milieu des éclats du cercueil on vit rouler un cadavre bleuâtre, à demi enveloppé d’un suaire. À cet horrible spectacle, Mme de Morinval, qui avait machinalement avancé la tête à la portière, perdit connaissance en poussant un grand cri. La foule recula avec frayeur ; les postillons de la berline, non moins effrayés, profitant de l’espace qui s’était formé devant eux par la brusque retraite de la multitude, lors du passage du fourgon, fouettèrent leurs chevaux, et la voiture se dirigea vers le quai.
 
Au moment où la berline disparaissait derrière les derniers bâtiments de l’Hôtel-Dieu on entendit au loin les fanfares retentissantes d’une musique joyeuse, et ces cris répétés de proche en proche : La mascarade du choléra !
 
Ces mots annonçaient un de ces épisodes moitié bouffons moitié terribles et à peines croyables, qui signalèrent la période croissante de ce fléau. En vérité, si les témoignages contemporains n’étaient pas complètement d’accord avec les relations des papiers publics au sujet de cette mascarade, on croirait qu’au lieu d’un fait réel il s’agit de l’élucubration de quelque cerveau délirant.
 
La mascarade du choléra se présenta donc sur le parvis Notre-Dame au moment où la voiture de M. de Morinval disparaissait du côté du quai après avoir été accrochée par le fourgon des morts.
 


[1] On sait que lors du choléra des placards pareils furent répandus à profusion dans Paris, et tour à tour attribués à différents partis.
[2] On sait qu’à cette malheureuse époque plusieurs personnes furent massacrées sous le faux prétexte d’empoisonnement.