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| 1.03 - Épilogue.
Le site est agreste… sauvage… C’est une haute colline couverte d’énormes blocs de grès au milieu desquels pointent çà et là des bouleaux et des chênes au feuillage déjà jauni par l’automne ; ces grands arbres se dessinent sur la lueur rouge que le soleil a laissée au couchant : on dirait la réverbération d’un incendie. De cette hauteur, l’œil plonge dans une vallée profonde, ombreuse, fertile, à demi voilée d’une légère vapeur par la brume du soir… Les grasses prairies, les massifs d’arbres touffus, les champs dépouillés de leurs épis mûrs, se confondent dans une teinte sombre, uniforme, qui contraste avec la limpidité bleuâtre du ciel. Des clochers de pierre grise ou d’ardoise élancent çà et là leurs flèches aiguës du fond de cette vallée… car plusieurs villages y sont épars, bordant une longue route qui va du nord au couchant. C’est l’heure du repos, c’est l’heure où d’ordinaire la vitre de chaque chaumière s’illumine au joyeux pétillement du foyer rustique, et scintille au loin à travers l’ombre et la feuillée, pendant que des tourbillons de fumée sortant des cheminées s’élèvent lentement vers le ciel. Et pourtant, chose étrange, on dirait que dans ce pays tous les foyers sont éteints ou déserts. Chose plus étrange, plus sinistre encore, tous les clochers sonnent le funèbre glas des morts… L’activité, le mouvement, la vie, semblaient concentrés dans ce branle lugubre qui retentit au loin. Mais voilà que, dans ces villages, naguère obscurs, les lumières commencent à poindre… Ces clartés ne sont pas produites par le vif et joyeux pétillement du foyer rustique… Elles sont rougeâtres comme ces feux de pâtre aperçus le soir à travers le brouillard… Et puis ces lumières ne restent pas immobiles. Elles marchent… marchent lentement vers le cimetière de chaque église. Alors le glas des morts redouble, l’air frémit sous les coups précipités des cloches ; et, à de rares intervalles, des chants mortuaires arrivent, affaiblis, jusqu’au faîte de la colline. Pourquoi tant de funérailles ? Quelle est donc cette vallée de désolation, où les chants paisibles qui succèdent au dur travail quotidien sont remplacés par des chants de mort ? où le repos du soir est remplacé par le repos éternel ? Quelle est cette vallée de désolation dont chaque village pleure tant de morts à la fois, et les enterre à la même heure, la même nuit ? Hélas ! c’est que la mortalité est si prompte, si nombreuse, si effrayante, que c’est à peine si l’on suffit à enterrer les morts… Pendant le jour, un rude et impérieux labeur attache les survivants à la terre : et le soir seulement, au retour des champs, ils peuvent, brisés de fatigue, creuser ces autres sillons où leurs frères vont reposer, pressés comme les grains de blé dans le semis. Et cette vallée n’a pas, seule, vu tant de désolation. Pendant des années maudites, bien des villages, bien des bourgs, bien des villes, bien des contrées immenses ont vu, comme cette vallée, leurs foyers éteints et déserts !… ont vu, comme cette vallée, le deuil remplacer la joie, le glas des morts remplacer le bruit des fêtes… ont, comme cette vallée, beaucoup pleuré de morts le même jour et les ont enterrés la nuit, à la sinistre lueur des torches. Car, pendant ces années maudites, un terrible voyageur a lentement parcouru la terre d’un pôle à l’autre… du fond de l’Inde et de l’Asie aux glaces de la Sibérie… des glaces de la Sibérie jusqu’aux grèves de l’Océan français. Ce voyageur, mystérieux comme la mort, lent comme l’éternité, implacable comme le destin, terrible comme la main de Dieu… c’était… LE CHOLÉRA !!… * * * * Le bruit des cloches et des chants funèbres montait toujours, des profondeurs de la vallée au sommet de la colline, comme une grande voix plaintive… La lueur des torches funéraires s’apercevait toujours au loin, à travers la brume du soir… Le crépuscule durait encore. Heure étrange, qui donne aux formes les plus arrêtées une apparence vague, insaisissable, fantastique… Mais le sol pierreux et sonore de la montagne a résonné sous un pas lent, égal et ferme… À travers les grands troncs noirs des arbres un homme a passé. Sa taille était haute ; il tenait sa tête baissée sur sa poitrine ; sa figure était noble, douce et triste ; ses sourcils, unis entre eux, s’étendaient d’une tempe à l’autre, et semblaient rayer son front d’une marque sinistre. Cet homme ne semblait pas entendre les tintements lointains de tant de cloches funèbres et pourtant, deux jours auparavant, le calme, le bonheur, la santé, la joie régnaient dans ces villages, qu’il avait lentement traversés, et qu’il laissait alors derrière lui mornes et désolés. Mais ce voyageur continuait sa route dans ses pensées. « Le 13 février approche, pensait-il ; ils approchent… ces jours où les descendants de ma sœur bien-aimée, ces derniers rejetons de notre race, doivent être réunis à Paris… Hélas ! pour la troisième fois, il y a cent cinquante ans, la persécution l’a disséminée par toute la terre, cette famille qu’avec tendresse j’ai suivie d’âge en âge, pendant dix-huit siècles… au milieu de ses migrations, de ses exils, de ses changements de religion, de fortune et de nom. Oh ! pour cette famille, issue de ma sœur, à moi, pauvre artisan[1], que de grandeurs, que d’abaissements, que d’obscurité, que d’éclat, que de misères, que de gloire ! De combien de crimes elle s’est souillée… de combien de vertus elle s’est honorée ! L’histoire de cette seule famille… c’est l’histoire de l’humanité tout entière ! Passant à travers tant de générations, par les veines du pauvre et du riche, du souverain et du bandit, du sage et du fou, du lâche et du brave, du saint et de l’athée, le sang de ma sœur s’est perpétué jusqu’à cette heure. « De cette famille… que reste-t-il aujourd’hui ? « Sept rejetons : « Deux orphelines, filles d’une mère proscrite et d’un père proscrit ; un prince détrôné ; un pauvre prêtre missionnaire ; un homme de condition moyenne ; une jeune fille de grand nom et de grande fortune ; ensuite un artisan. « À eux tous, ils résument les vertus, le courage, les dégradations, les misères de notre race !… « La Sibérie… L’Inde… l’Amérique… la France… voilà où le sort les a jetés ! « L’instinct m’avertit lorsqu’un des miens est en péril… Alors, du nord au midi… de l’orient à l’occident, je vais à eux… je vais à eux, hier, sous les glaces du pôle, aujourd’hui sous une zone tempérée… demain sous le feu des tropiques ; mais souvent, hélas ! au moment où ma présence pourrait les sauver, la main invisible me pousse, le tourbillon m’emporte, et… « – MARCHE !… MARCHE !… « – Qu’au moins je finisse ma tâche ! « – MARCHE !… « – Une heure seulement !… une heure de repos !… « – MARCHE !… « – Hélas ! je laisse ceux que j’aime au bord de l’abîme !… « – MARCHE !… MARCHE !!! « Tel est mon châtiment… S’il est grand… mon crime a été plus grand encore !… artisan voué aux privations, à la misère… le malheur m’avait rendu méchant… Oh ! maudit… maudit soit le jour où, pendant que je travaillais, sombre, haineux, désespéré, parce que, malgré mon labeur acharné, les miens manquaient de tout… le Christ a passé devant ma porte ! Poursuivi d’injures, accablé de coups, portant à grand-peine sa lourde croix, il m’a demandé de se reposer un moment sur mon banc de pierre… Son front ruisselait, ses pieds saignaient, la fatigue le brisait… et avec une douceur navrante, il me disait : « – Je souffre !… « – Et moi aussi, je souffre… lui ai-je répondu en le repoussant avec colère, avec dureté ; je souffre, mais personne ne me vient en aide… Les impitoyables font les impitoyables !… MARCHE !… MARCHE ! « Alors, lui, poussant un soupir douloureux, m’a dit : « – Et toi, tu marcheras sans cesse jusqu’à la rédemption ; ainsi le veut le Seigneur qui est au cieux. « Et mon châtiment a commencé… « Trop tard j’ai ouvert les yeux à la lumière… trop tard j’ai connu le repentir, trop tard j’ai connu la charité, trop tard enfin j’ai compris ces paroles, qui devraient être la loi de l’humanité tout entière : AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES « En vain, depuis des siècles, pour mériter mon pardon, puisant ma force et mon éloquence dans ces mots célestes, j’ai rempli de commisération et d’amour bien des cœurs remplis de courroux et d’envie : en vain j’ai enflammé bien des âmes de la sainte horreur de l’oppression et de l’injustice. Le jour de la clémence n’est pas encore venu !… « Et, ainsi que le premier homme a par sa chute voué sa postérité au malheur, on dirait que moi, artisan, j’ai voué les artisans à d’éternelles douleurs, et qu’ils expient mon crime : car eux seuls, depuis dix-huit siècles, n’ont pas encore été affranchis. Depuis dix-huit siècles, les puissants et les heureux disent à ce peuple de travailleurs… ce que j’ai dit au Christ implorant et souffrant : MARCHE !… MARCHE !… Et ce peuple, comme lui brisé de fatigue, comme lui portant une lourde croix… dit comme lui avec une tristesse amère : « – Oh ! par pitié… quelques instants de trêve… nous sommes épuisés… « – MARCHE !!! « – Mais si nous mourons à la peine, que deviendront et nos petits-enfants et nos vieilles mères ? « – MARCHE !… MARCHE !… « Et depuis des siècles, eux et moi, nous marchons et nous souffrons, sans qu’une voix charitable nous ait dit ASSEZ !!! Hélas !… tel est mon châtiment, il est immense… il est double… Je souffre au nom de l’humanité en voyant des populations misérables, vouées sans relâche à d’ingrats et rudes travaux. Je souffre au nom de la famille, en ne pouvant, moi pauvre et errant, venir toujours en aide aux miens, à ces descendants d’une sœur chérie. « Mais quand la douleur est au-dessus de mes forces… quand je pressens pour les miens un danger dont je ne peux les sauver, alors, traversant les mondes, ma pensée va trouver cette femme, comme moi maudite… cette fille de reine[2] qui, comme moi fils d’artisan, marche… marche, et marchera jusqu’au jour de sa rédemption… Une seule fois par siècle, ainsi que deux planètes se rapprochent dans leur révolution séculaire… je puis rencontrer cette femme… pendant la fatale semaine de la Passion. « Et après cette entrevue remplie de souvenirs terribles et de douleurs immenses, astres errants de l’éternité, nous poursuivons notre course infinie. « Et cette femme, la seule qui, comme moi sur la terre, assiste à la fin de chaque siècle, en disant : ENCORE !!! cette femme, d’un bout du monde à l’autre, répond à ma pensée… « Elle, qui seule au monde partage mon terrible sort, a voulu partager l’unique intérêt qui m’ait consolé à travers les siècles… Ces descendants de ma sœur chérie, elle les aime aussi… elle les protège aussi… Pour eux aussi, de l’orient à l’occident, du nord au midi… elle va… elle arrive. « Mais, hélas ! la main invisible la pousse aussi… le tourbillon l’emporte aussi. Et : « – MARCHE !… « – Qu’au moins je finisse ma tâche, dit-elle aussi. « – MARCHE !… « – Une heure… rien qu’une heure de repos ! « – MARCHE !… « – Je laisse ceux que j’aime au fond de l’abîme. « – MARCHE !… MARCHE !!! * * * * Pendant que cet homme allait ainsi sur la montagne, absorbé dans ses pensées, la brise du soir, jusqu’alors légère, avait augmenté, le vent devenait de plus en plus violent, déjà l’éclair sillonnait la nue… déjà de sourds et longs sifflements annonçaient l’approche d’un orage. Tout à coup, cet homme maudit, qui ne peut plus ni pleurer ni sourire, tressaillit. Aucune douleur physique ne pouvait l’atteindre… et pourtant il porta vivement la main à son cœur, comme s’il eût éprouvé un contrecoup cruel. « Oh ! s’écria-t-il, je le sens… à cette heure… plusieurs des miens… les descendants de ma sœur bien-aimée souffrent et courent de grands périls… les uns au fond de l’Inde… d’autres en Amérique… d’autres ici en Allemagne. La lutte recommence, de détestables passions se sont ranimées… Ô toi qui m’entends, toi comme moi errante et maudite, Hérodiade, aide-moi à les protéger. Que ma prière t’arrive au milieu des solitudes de l’Amérique où tu es à cette heure… Puissions-nous arriver à temps ! » Alors il se passa une chose extraordinaire. La nuit était venue. Cet homme fit un mouvement pour retourner précipitamment sur ses pas, mais une force invisible l’en empêcha et le poussa en sens contraire. À ce moment la tempête éclata dans toute sa sombre majesté. Un de ces tourbillons qui déracinent les arbres… qui ébranlent les rochers, passa sur la montagne, rapide et tonnant comme la foudre. Au milieu des mugissements de l’ouragan, à la lueur des éclairs, on vit alors, sur les flancs de la montagne, l’homme au front marqué de noir descendre à grands pas à travers les rochers et les arbres courbés sous les efforts de la tempête. La marche de cet homme n’était plus lente, ferme et calme mais péniblement saccadée, comme celle d’un être qu’une puissance irrésistible entraînerait malgré lui… ou qu’un effrayant ouragan emporterait dans son tourbillon. En vain cet homme étendait vers le ciel des mains suppliantes. Il disparut bientôt au milieu des ombres de la nuit et du fracas de la tempête.
[1] On sait que, selon la légende, le Juif errant était un pauvre cordonnier de Jérusalem. Le Christ, portant sa croix, passa devant la maison de l’artisan, et lui demanda de se reposer un instant sur un banc de pierre situé près de la porte. – Marche !… marche !…lui dit durement le juif en le repoussant. – C’est toi qui marcheras jusqu’à la fin des siècles !… lui répondit le Christ d’un ton sévère et triste. (voir, pour plus de détails, l’éloquente et savante notice de M. Charles Magnin, placée en tête de la magnifique épopée d’Ahasvérus, par M. Ed. Quinet). [2] Selon une légende très peu connue, que nous devons à la précieuse bienveillance de M. Maury, le savant sous-bibliothécaire de l’Institut, Hérodiade fut condamné à errer jusqu’au jugement dernier pour avoir demandé la mort de saint Jean-Baptiste.
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