Le Juif Errant

| 16.57 - A socius, socius et demi.

 

 

 

Le révérend père Caboccini, jésuite romain, qui entra chez Rodin, était un petit homme de trente ans au plus, grassouillet, rondelet, et dont l’abdomen gonflait la noire soutanelle.
 
Ce bon petit père était borgne ; mais l’œil qui lui restait brillait de vivacité ; sa figure fleurie souriait, avenante, joyeuse, splendidement couronnée d’une épaisse chevelure châtaine, frisée comme celle d’un enfant Jésus de cire ; un geste cordial jusqu’à la familiarité, des manières expansives et pétulantes s’harmonisaient à merveille avec la physionomie de ce personnage.
 
En une seconde, Rodin eut dévisagé l’émissaire italien ; et comme il connaissait sa compagnie et les habitudes de Rome sur le bout du doigt, il éprouva tout d’abord une sorte de pressentiment sinistre à la vue de ce bon petit père aux façons si accortes ; il eût moins redouté quelque révérend père long et osseux, à la face austère et sépulcrale, car il savait que la compagnie tâchait autant que possible de dérouter les curieux par la physionomie et les dehors de ses agents.
 
Or, si Rodin pressentait juste, à en juger par les cordiales apparences de cet émissaire, celui-ci devait être chargé de la plus funeste mission. Défiant, attentif, l’œil et l’esprit au guet, comme un vieux loup qui évente et flaire une attaque ou une surprise, Rodin, selon son habitude, s’était lentement et tortueusement avancé vers le petit borgne, afin d’avoir le temps de bien examiner et de pénétrer sûrement sous cette joviale écorce ; mais le Romain ne lui en laissa pas le temps ; dans l’élan de son impétueuse affectuosité, il s’élança presque de la porte au cou de Rodin, en le serrant entre ses bras avec effusion, l’embrassant, le réembrassant encore, et toujours sur les deux joues, et si plantureusement, et si bruyamment, que ses baisers monstres retentissaient d’un bout de la chambre à l’autre.
 
De sa vie Rodin ne s’était trouvé à pareille fête ; de plus en plus inquiet de la fourbe que devaient cacher de si chaudes embrassades, sourdement irrité d’ailleurs par ses mauvais pressentiments, le jésuite français faisait tous ses efforts pour se soustraire aux marques de la tendresse assez exagérée du jésuite romain ; mais ce dernier tenait bon et ferme ; ses bras, quoique courts, étaient vigoureux, et Rodin fut baisé et rebaisé par le gros petit borgne jusqu’à ce que celui-ci manquât d’haleine.
 
Il est inutile de dire que ces accolades enragées étaient accompagnées des exclamations les plus amicales, les plus affectueuses, les plus fraternelles ; le tout en assez bon français, mais avec un accent italien des plus prononcés, dont nous ferons grâce au lecteur en le priant de suppléer par la pensée cette espèce de patois assez comique, après que nous en aurons donné une phrase comme spécimen.
 
On se souvient peut-être que, comprenant les dangers que pouvaient attirer ses machinations ambitieuses, et sachant par l’histoire que l’usage du poison avait été souvent considéré à Rome comme nécessité d’État et de politique, Rodin, mis en défiance par l’arrivée du cardinal Malipieri, et brusquement attaqué du choléra, mais ignorant que les douleurs atroces qu’il ressentait étaient les symptômes de la contagion, s’était écrié en lançant un regard furieux sur le prélat romain :
 
– Je suis empoisonné !…
 
Les mêmes appréhensions vinrent involontairement au jésuite pendant qu’il tâchait, par d’inutiles efforts, d’échapper aux embrassades de l’émissaire de son général, et il se disait à part soi :
 
– Ce borgne me paraît bien tendre… Pourvu qu’il n’y ait pas de poison sous ces baisers de Judas !
 
Enfin, le bon petit père Caboccini, soufflant d’ahan, fut obligé de s’arracher du cou de Rodin, qui, rajustant son collet graisseux, sa cravate et son vieux gilet, de plus en plus incommodé par cet ouragan de caresses, dit d’un ton bourru :
 
– Serviteur, mon père, serviteur… il n’est point besoin de me baiser si fort…
 
Mais, sans répondre à ce reproche, le bon petit père, attachant sur Rodin son œil unique avec une expression d’enthousiasme et accompagnant ces mots de gestes pétulants, s’écria dans son patois :
 
– Enfin ze la vois, cette soupârbe loumière de noutre sinte compagnie ; ze pouis la sarrer contre mon cûr… Si… encoûre… encoûre…
 
Et, comme le bon petit père avait suffisamment repris haleine, il s’apprêtait à s’élancer, afin d’accoler de nouveau Rodin ; celui-ci recula vivement en étendant les bras en avant comme pour se garantir, et dit à cet impitoyable embrasseur, en faisant allusion à la comparaison illogiquement employée par le père Caboccini :
 
– Bon, bon, mon père ; d’abord, on ne serre pas une lumière contre son cœur ; puis je ne suis pas une lumière… je suis un humble et obscur travailleur de la vigne du Seigneur.
 
Le Romain reprit avec exaltation (nous traduirons désormais le patois, dont nous ferons grâce au lecteur après l’échantillon ci-dessus), le Romain reprit donc avec emphase :
 
– Vous avez raison, mon père, on ne serre pas une lumière contre son cœur, mais on se prosterne devant elle pour admirer son éclat resplendissant, éblouissant.
 
Et le père Caboccini allait joindre l’action à la parole, et s’agenouiller devant Rodin, si celui-ci n’eût prévenu ce mouvement d’adulation, en retenant le Romain par le bras, et lui disant avec impatience :
 
– Voici qui devient de l’idolâtrie, mon père ; passons, passons sur mes qualités, et arrivons au but de votre voyage : quel est-il ?
 
– Ce but, mon cher père, me remplit de joie, de bonheur, de tendresse ; j’ai tâché de vous témoigner cette tendresse par mes caresses et mes embrassades, car mon cœur déborde ; c’est tout ce que j’ai pu faire que de le retenir pendant toute la route, car il s’élançait toujours ici vers vous, mon cher père ; ce but, il me transporte, il me ravit ; ce but… il…
 
– Mais ce but qui vous ravit, s’écria Rodin exaspéré par ces exagérations méridionales, interrompant le Romain, ce but, quel est-il ?
 
– Ce rescrit de notre révérendissime et excellentissime général vous en instruira, mon très cher père…
 
Et le père Caboccini tira de son portefeuille un pli cacheté de trois sceaux, qu’il baisa respectueusement avant de le remettre à Rodin, qui le prit et, après l’avoir baisé de même, le décacheta avec une vive anxiété.
 
Pendant qu’il lut, les traits du jésuite demeurèrent impassibles ; le seul battement précipité des artères de ses tempes annonçait son agitation intérieure.
 
Néanmoins, mettant froidement la lettre dans sa poche, Rodin regarda le Romain et lui dit :
 
– Il en sera fait ainsi que l’ordonne notre excellentissime général.
 
– Ainsi, mon père, s’écria le père Caboccini avec une recrudescence d’effusion et d’admiration de toute sorte, c’est moi qui vais être l’ombre de votre lumière, votre second vous-même ; j’aurai le bonheur de ne vous quitter ni le jour ni la nuit, d’être votre socius, en un mot, puisque, après vous avoir accordé la faculté de n’en point avoir pendant quelque temps, selon votre désir, et dans le meilleur intérêt des affaires de notre sainte compagnie, notre excellentissime général juge à propos de m’envoyer de Rome auprès de vous pour remplir cette fonction ; faveur inespérée, immense, qui me remplit de reconnaissance pour notre général et de tendresse pour vous, mon cher et digne père.
 
– C’est bien joué, pensa Rodin, mais, moi, on ne me prend sans vert, et ce n’est que dans le royaume des aveugles que les borgnes sont rois.
 
* * * * *
 
Le soir du jour même où cette scène s’était passée entre le jésuite et son nouveau socius, Nini-Moulin, après avoir reçu en présence de Caboccini les instructions de Rodin, s’était rendu chez Mme de la Sainte-Colombe.