Le Juif Errant

| 1.03 - L’arrivée.

 

 

 

Déjà plusieurs fois Morok, le dompteur de bêtes, avait impatiemment ouvert le volet de la lucarne du grenier donnant sur la cour de l’auberge du Faucon Blanc, afin de guetter l’arrivée des deux orphelines et du soldat ; ne les voyant pas venir, il se remit à marcher lentement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, cherchant le moyen d’exécuter le plan qu’il avait conçu ; ses idées le préoccupaient sans doute d’une manière pénible, car ses traits semblaient plus sinistres encore que d’habitude.
 
Malgré son apparence farouche, cet homme ne manquait pas d’intelligence, l’intrépidité dont il faisait preuve dans ses exercices, et que, par un adroit charlatanisme, il attribuait à son récent état de grâce, un langage quelquefois mystique et solennel, une hypocrisie austère, lui avaient donné une sorte d’allure sur les populations qu’il visitait souvent dans ses pérégrinations.
 
On se doute bien que, dès longtemps avant sa conversion, Morok s’était familiarisé avec les mœurs des bêtes sauvages… En effet, né dans le nord de la Sibérie, il avait été, jeune encore, l’un des plus hardis chasseurs d’ours et de rennes ; plus tard, en 1810, abandonnant cette profession pour servir de guide à un ingénieur russe chargé d’explorations dans les régions polaires, il l’avait ensuite suivi à Saint-Pétersbourg ; là Morok, après quelques vicissitudes de fortune, fut employé parmi les courriers impériaux, automates de fer que le moindre caprice du despote lance sur un traîneau, dans l’immensité de l’empire, depuis la Perse jusqu’à la mer Glaciale. Pour ces gens, qui voyageaient jour et nuit avec la rapidité de la foudre, il n’y a ni saisons, ni obstacles, ni fatigues, ni dangers ; projectiles humains, il faut qu’ils soient brisés ou qu’ils arrivent au but. On conçoit dès lors l’audace, la vigueur et la résignation d’hommes habitués à une vie pareille. Il est inutile de dire maintenant par suite de quelles singulières circonstances Morok avait abandonné ce rude métier pour une autre profession, et était enfin entré comme catéchumène dans une maison religieuse de Fribourg ; après quoi, bien et dûment converti, il avait commencé ses excursions nomades avec une ménagerie dont il ignorait l’origine.
 
Morok se promenait toujours dans son grenier. La nuit était venue. Les trois personnes dont il attendait si impatiemment l’arrivée ne paraissaient pas. Sa marche devenait de plus en plus nerveuse et saccadée. Tout à coup il s’arrêta brusquement, pencha la tête du côté de la fenêtre et écouta. Cet homme avait l’oreille fine comme un sauvage. « Les voilà… » s’écria-t-il. Et sa prunelle fauve brilla d’une joie diabolique. Il venait de reconnaître le pas d’un homme et d’un cheval. Allant au volet de son grenier, il l’entr’ouvrit prudemment, et vit entrer dans la cour de l’auberge les deux jeunes filles à cheval et le vieux soldat qui leur servait de guide.
 
La nuit était venue, sombre, nuageuse ; un grand vent faisait vaciller la lumière des lanternes à la clarté desquelles on recevait ces nouveaux hôtes ; le signalement donné à Morok était si exact, qu’il ne pouvait s’y tromper. Sûr de sa proie, il ferma la fenêtre. Après avoir encore réfléchi un quart d’heure, sans doute pour coordonner ses projets, il se pencha au-dessus de la trappe où était placée l’échelle qui servait d’escalier, et appela : « Goliath ! »
 
– Maître ! répondit une voix rauque.
 
– Viens ici.
 
– Me voilà… je viens de la boucherie, j’apporte de la viande.
 
Les montants de l’échelle tremblèrent, et bientôt une tête énorme apparut au niveau du plancher.
 
Goliath, le bien nommé (il avait plus de six pieds et une carrure d’hercule), était hideux ; ses yeux louches se renfonçaient sous un front bas et saillant ; sa chevelure et sa barbe fauve, épaisse et drue comme du crin, donnaient à ses traits un caractère bestialement sauvage ; entre ses larges mâchoires, armées de dents ressemblant à des crocs, il tenait par un coin un morceau de bœuf cru pesant dix ou douze livres, trouvant sans doute plus commode de porter ainsi cette viande, afin de se servir de ses mains pour grimper à l’échelle, qui vacillait sous le poids du fardeau.
 
Enfin ce gros et grand corps sortit tout entier de la trappe : à son cou de taureau, à l’étonnante largeur de sa poitrine et de ses épaules, à la grosseur de ses bras et de ses jambes, on devinait que ce géant pouvait sans crainte lutter corps à corps avec un ours. Il portait un vieux pantalon à bandes rouges, garni de basane, et une sorte de casaque, ou plutôt de cuirasse de cuir très épais, çà et là éraillé par les ongles tranchants des animaux. Lorsqu’il fut debout, Goliath desserra ses crocs, ouvrit la bouche, laissa tomber à terre le quartier de bœuf, en léchant ses moustaches sanglantes avec gourmandise. Cette espèce de monstre avait, comme tant d’autres saltimbanques, commencé par manger de la viande crue dans les foires, moyennant rétribution du public ; puis, ayant pris l’habitude de cette nourriture de sauvage, et alliant son goût à son intérêt, il préludait aux exercices de Morok en dévorant devant la foule quelques livres de chair crue.
 
– La part de la Mort et la mienne sont en bas, voilà celle de Caïn et de Judas, dit Goliath en montrant le morceau de bœuf. Où est le couperet ?… que je la sépare en deux… Pas de préférence… bête ou homme, à chaque gueule… sa viande…
 
Retroussant alors une des manches de sa casaque, il fit voir un avant-bras velu comme la peau d’un loup, et sillonné de veines grosses comme le pouce.
 
– Ah ça, voyons, maître, où est le couperet ! reprit-il en cherchant des yeux cet instrument.
 
Au lieu de répondre à cette demande, le Prophète fit plusieurs questions à son acolyte.
 
– Étais-tu en bas quand tout à l’heure de nouveaux voyageurs sont arrivés dans l’auberge ?
 
– Oui, maître, je revenais de la boucherie.
 
– Quels sont ces voyageurs ?
 
– Il y a deux petites filles montées sur un cheval blanc ; un vieux bonhomme à grandes moustaches les accompagne… Mais le couperet… les bêtes ont grand’faim… moi aussi… le couperet !…
 
– Sais-tu… où on a logé ces voyageurs ?
 
– L’hôte a conduit les petites et le vieux au fond de la cour.
 
– Dans le bâtiment qui donne sur les champs ?
 
– Oui, maître… mais le…
 
Un concert d’horribles mugissements ébranla le grenier et interrompit Goliath.
 
– Entendez-vous ! s’écria-t-il, la faim rend ces bêtes furieuses. Si je pouvais rugir… je ferais comme elles. Je n’ai jamais vu Judas et Caïn comme ce soir, ils font des bonds dans leur cage, à tout briser… Quant à la Mort, ses yeux brillent encore plus qu’à l’ordinaire… on dirait deux chandelles… Pauvre Mort !…
 
Morok, sans avoir égard aux observations de Goliath :
 
– Ainsi, les jeunes filles sont logées dans le bâtiment du fond de la cour ?
 
– Oui, oui ; mais pour l’amour du diable, le couperet ? Depuis le départ de Karl, il faut que je fasse tout l’ouvrage, et ça met du retard à notre manger.
 
– Le vieux bonhomme est-il resté avec les jeunes filles ? demanda Morok.
 
Goliath, stupéfait de ce que, malgré ses instances, son maître ne songeait pas au souper des animaux, contemplait le Prophète avec une surprise croissante.
 
– Réponds donc, brute !…
 
– Si je suis brute, j’ai la force des brutes, dit Goliath d’un ton bourru ; et brute contre brute, je n’ai pas toujours le dessous.
 
– Je te demande si le vieux est resté avec les jeunes filles ! répéta Morok.
 
– Eh bien ! non, répondit le géant ; le vieux, après avoir conduit son cheval à l’écurie, a demandé un baquet, de l’eau, il s’est établi sous le porche, et à la clarté de la lanterne… il savonne… Un homme à moustaches grises… savonner comme une lavandière, c’est comme si je donnais du millet à des serins, ajouta Goliath en haussant les épaules avec mépris. Maintenant que j’ai répondu, maître, laissez-moi m’occuper du souper des bêtes.
 
Puis, cherchant quelque chose des yeux, il ajouta :
 
– Mais où donc est ce couperet ?
 
Après un moment de silence méditatif, le Prophète dit à Goliath :
 
– Tu ne donneras pas à manger aux bêtes ce soir.
 
D’abord Goliath ne comprit pas, tant cette idée était, en effet, incompréhensible pour lui.
 
– Plaît-il, maître ? dit-il.
 
– Je te défends de donner à manger aux bêtes ce soir.
 
Goliath ne répondit rien, ouvrit ses yeux louches d’une grandeur démesurée, joignit les mains et recula de deux pas.
 
– Ah çà, m’entends-tu ? dit Morok avec impatience. Est-ce clair ?
 
– Ne pas manger ! quand notre viande est là, quand notre soupe est déjà en retard de trois heures !… s’écria Goliath avec une stupeur croissante.
 
– Obéis… et tais-toi !
 
– Mais vous voulez donc qu’il arrive un malheur ce soir ?… La faim va rendre les bêtes furieuses ! et moi aussi…
 
– Tant mieux !
 
– Enragées !…
 
– Tant mieux. !
 
– Comment, tant mieux ?… Mais…
 
– Assez !
 
– Mais, par la peau du diable, j’ai aussi faim qu’elles, moi…
 
– Mange… Qui t’empêche ? Ton souper est prêt, puisque tu le manges cru.
 
– Je ne mange jamais sans mes bêtes… ni elles sans moi…
 
– Je te répète que si tu as le malheur de donner à manger aux bêtes, je te chasse.
 
Goliath fit entendre un grognement sourd, aussi rauque que celui d’un ours, en regardant le Prophète d’un air à la fois stupéfait et courroucé.
 
Morok, ces ordres donnés, marchait en long et en large dans le grenier, paraissant réfléchir. Puis, s’adressant à Goliath, toujours plongé dans son ébahissement profond :
 
– Tu te rappelles où est la maison du bourgmestre, chez qui j’ai été ce soir faire viser mon permis, et dont la femme a acheté des petits livres et un chapelet ?
 
– Oui, répondit brutalement le géant.
 
– Tu vas aller demander à sa servante si tu peux être sûr de trouver demain le bourgmestre de bon matin.
 
– Pourquoi faire ?
 
– J’aurai peut-être quelque chose d’important à lui apprendre ; en tout cas, dis-lui que je le prie de ne pas sortir avant de m’avoir vu.
 
– Bon… mais les bêtes… je ne peux pas leur donner à manger avant d’aller chez le bourgmestre ?… Seulement à la panthère de Java… c’est la plus affamée… Voyons, maître, seulement à la Mort ? Je ne prendrai qu’une bouchée pour la lui faire manger. Caïn, moi et Judas, nous attendrons.
 
– C’est surtout à la panthère que je te défends de donner à manger. Oui, à elle… encore moins qu’à tout autre…
 
– Par les cornes du diable ! s’écria Goliath, qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui ? Je ne comprends rien à rien. C’est dommage que Karl ne soit pas ici ; lui qui est malin, il m’aiderait à comprendre pourquoi vous empêchez des bêtes qui ont faim… de manger.
 
– Tu n’as pas besoin de comprendre.
 
– Est-ce qu’il ne viendra pas bientôt, Karl ?
 
– Il est revenu.
 
– Où est-il donc ?
 
– Il est reparti.
 
– Qu’est-ce qui se passe donc ici ? Il y a quelque chose ; Karl part, revient, repart… et…
 
– Il ne s’agit pas de Karl, mais de toi ; quoique affamé comme un loup, tu es malin comme un renard, et quand tu veux, aussi malin que Karl…
 
Et Morok frappa cordialement sur l’épaule du géant, changeant tout à coup de physionomie et de langage.
 
– Moi, malin ?
 
– La preuve, c’est qu’il y aura dix florins à gagner cette nuit… et que tu seras assez malin pour les gagner…
 
– À ce compte-là, oui, je suis assez malin, dit le géant en souriant d’un air stupide et satisfait. Qu’est-ce qu’il faudra faire pour gagner ces dix florins ?
 
– Tu le verras…
 
– Est-ce difficile ?
 
– Tu le verras… Tu vas commencer par aller chez le bourgmestre ; mais avant de partir tu allumeras ce réchaud.
 
Il le montra du geste à Goliath.
 
– Oui, maître… dit le géant un peu consolé du retard de son souper par l’espérance de gagner dix florins.
 
– Dans ce réchaud, tu mettras rougir cette tige d’acier, ajouta le Prophète.
 
– Oui, maître.
 
– Tu l’y laisseras ; tu iras chez le bourgmestre, et tu reviendras ici m’attendre.
 
– Oui, maître.
 
– Tu entretiendras toujours le feu du fourneau.
 
– Oui, maître.
 
Morok fit un pas pour sortir ; puis, se ravisant :
 
– Tu dis que le vieux bonhomme est occupé à savonner sous le porche ?
 
– Oui, maître.
 
– N’oublie rien : la tige d’acier au feu, le bourgmestre, et tu reviens ici attendre mes ordres.
 
Ce disant, le Prophète descendit du grenier par la trappe et disparut.