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| 12.08 - La sympathie.
Si mademoiselle de Cardoville avait pu conserver quelques soupçons sur la sincérité du dévouement de Rodin à son égard, ils auraient dû tomber devant ce raisonnement malheureusement fort naturel et presque irréfragable : comment supposer la moindre intelligence entre l’abbé d’Aigrigny et son secrétaire, alors que celui-ci, dévoilant complètement les machinations de son maître, le livrait aux tribunaux : alors qu’enfin Rodin allait en ceci peut-être plus loin que mademoiselle de Cardoville n’aurait été elle-même ? Quelle arrière-pensée supposer au jésuite ? tout au plus de chercher à s’attirer par ses services la fructueuse protection de la jeune fille. Et encore ne venait-il pas de protester contre cette supposition, en déclarant que ce n’était pas à mademoiselle de Cardoville, belle, noble et riche, qu’il s’était dévoué, mais à la jeune fille au cœur fier et généreux ? Et puis enfin, ainsi que le disait Rodin lui-même, intéressé au sort d’être un misérable, ne se fût intéressé au sort d’Adrienne ? Un sentiment singulier, bizarre, mélange de curiosité, de surprise et d’intérêt, se joignait à la gratitude de mademoiselle de Cardoville pour Rodin ; pourtant, reconnaissant un esprit supérieur sous cette humble enveloppe, un soupçon grave lui vint tout à coup à l’esprit.
– Monsieur, dit-elle à Rodin, j’avoue toujours aux gens que j’estime les mauvais doutes qu’ils m’inspirent, afin qu’ils se justifient et m’excusent si je me trompe.
Rodin regarda mademoiselle de Cardoville avec surprise ; et paraissant supputer mentalement les soupçons qu’il avait pu lui inspirer, il répondit après un moment de silence :
– Peut-être s’agit-il de mon voyage à Cardoville, de mes propositions à votre brave et digne régisseur ? Mon Dieu ! je…
– Non, non, monsieur… dit Adrienne en l’interrompant, vous m’avez fait spontanément cet aveu, et je comprends qu’aveuglé sur le compte de M. d’Aigrigny, vous ayez exécuté passivement des instructions auxquelles la délicatesse répugnait… Mais comment se fait-il qu’avec votre valeur incontestable, vous occupiez auprès de lui, et depuis longtemps, une position aussi subalterne ?
– C’est vrai, dit Rodin en souriant, cela doit vous surprendre d’une manière fâcheuse, ma chère demoiselle ; car un homme de quelque capacité qui reste longtemps dans une condition infime, a évidemment quelque vice radical, quelque passion mauvaise ou basse…
– Ceci, monsieur, est généralement vrai…
– Et personnellement vrai… quant à moi.
– Ainsi, monsieur, vous avouez ?…
– Hélas ! j’avoue que j’ai une mauvaise passion, à laquelle j’ai depuis quarante ans sacrifié toutes les chances de parvenir à une position sortable.
– Et cette passion… monsieur ?
– Puisqu’il faut vous faire ce vilain aveu… c’est la paresse… oui, la paresse… l’horreur de toute activité d’esprit, de toute responsabilité morale, de toute initiative. Avec les douze cents livres que me donnait l’abbé d’Aigrigny, j’étais l’homme le plus heureux du monde ; j’avais foi dans la noblesse de ses vues ! sa pensée était la mienne, sa volonté la mienne. Ma besogne finie, je rentrais dans ma pauvre petite chambre, j’allumais mon poêle, je dînais de racines ; puis, prenant quelque livre de philosophie bien inconnu et rêvant là-dessus, je lâchais bride à mon esprit, qui contenu tout le jour, m’entraînait à travers les théories, les utopies les plus délectables. Alors, de toute la hauteur de mon intelligence emportée, Dieu sait où, par l’audace de mes pensées, il me semblait dominer et mon maître et les grands génies de la terre. Cette fièvre durait bien, ma foi, trois ou quatre heures ; après quoi, je dormais d’un bon somme ; chaque matin je me rendais allègrement à ma besogne, sûr de mon pain du lendemain, sans souci de l’avenir, vivant de peu, attendant avec impatience les joies de ma soirée solitaire, et me disant à part moi, en griffonnant comme une machine stupide : Eh ! eh !… pourtant… si je voulais !…
– Certes, … vous auriez pu comme un autre peut-être arriver à une haute position, dit Adrienne, singulièrement touchée de la philosophie pratique de Rodin.
– Oui… je le crois, j’aurais pu arriver…, mais dès que je le pouvais… à quoi bon ? Voyez-vous, ma chère demoiselle, ce qui rend souvent les gens d’une valeur quelconque inexplicables pour le vulgaire… c’est qu’ils se contentent souvent de dire : si je voulais !
– Mais enfin, monsieur… sans tenir beaucoup aux aisances de la vie, il est un certain bien-être que l’âge rend presque indispensable, auquel vous renoncez absolument…
– Détrompez-vous, s’il vous plaît, ma chère demoiselle, dit Rodin en souriant avec finesse, je suis très sybarite, il me faut absolument un bon vêtement, un bon poêle, un bon matelas, un bon morceau de pain, un bon radis, bien piquant, assaisonné de bon sel gris, de bonne eau limpide, et pourtant, malgré la complication de mes goûts, mes douze cents francs me suffisent et au-delà, puisque je puis faire quelques économies.
– Et maintenant que vous voici sans emploi, comment allez-vous vivre ; monsieur ? dit Adrienne de plus en plus intéressée par la bizarrerie de cet homme, et pensant à mettre son désintéressement à l’épreuve.
– J’ai un petit boursicaut ; il me suffira pour rester ici jusqu’à ce que j’aie délié jusqu’au dernier fil la noire trame du père d’Aigrigny ; je me dois cette réparation pour avoir été sa dupe ; trois ou quatre jours suffiront je l’espère à cette besogne. Après quoi, j’ai la certitude de trouver un modeste emploi dans ma province, chez un receveur particulier des contributions. Il y a peu de temps déjà quelqu’un me voulant du bien m’avait fait cette offre ; mais je n’avais pas voulu quitter le père d’Aigrigny, malgré les grands avantages que l’on me proposait… Figurez-vous donc huit cents francs, ma chère demoiselle, huit cent francs, nourri et logé… Comme je suis un peu sauvage, j’aurai préféré être logé à part… mais, vous sentez bien, on me donne déjà tant… que je passerai pardessus ce petit inconvénient.
Il faut renoncer à peindre l’ingénuité de Rodin en faisant ces petites confidences ménagères, et surtout abominablement mensongères, à Mlle de Cardoville, qui sentit son dernier soupçon disparaître.
– Comment, monsieur, dit-elle au jésuite avec intérêt, dans trois ou quatre jours vous aurez quitté Paris ?
– Je l’espère bien, ma chère demoiselle, et cela… ajouta-t-il d’un ton mystérieux, et cela pour plusieurs raisons… mais ce qui me serait bien précieux, reprit-il d’un ton grave et pénétré en contemplant Adrienne avec attendrissement, ce serait d’emporter au moins avec moi cette conviction, que vous m’avez su quelque gré d’avoir, à la seule lecture de votre entretien avec la princesse de Saint-Dizier, deviné en vous une valeur peut-être sans pareille de nos jours, chez une jeune personne de votre âge et de votre condition…
– Ah ! monsieur, dit Adrienne en souriant, ne vous croyez pas obligé de me rendre sitôt les louanges sincères que j’ai adressées à votre supériorité d’esprit… J’aimerais mieux de l’ingratitude.
– Eh ! mon Dieu… je ne vous flatte pas, ma chère demoiselle ; à quoi bon ? Nous ne devons plus nous revoir… Non, je ne vous flatte pas… je vous comprends, voilà tout… et ce qui va vous sembler bizarre, c’est que votre aspect complète l’idée que je m’étais faite de vous, ma chère demoiselle, en lisant votre entretien avec votre tante ; ainsi quelques côtés de votre caractère, jusqu’alors obscurs pour moi, sont maintenant vivement éclairés.
– En vérité, monsieur, vous m’étonnez de plus en plus…
– Que voulez-vous ? je vous dis naïvement mes impressions ; à cette heure je m’explique parfaitement, par exemple, votre amour passionné du beau, votre culte religieux pour les sensualités raffinées, vos ardentes aspirations vers un monde meilleur, votre courageux mépris pour bien des usages dégradants, serviles, auxquels la femme est soumise ; oui, maintenant, je comprends mieux encore le noble orgueil avec lequel vous contemplez ce flot d’hommes vains, suffisants, ridicules, pour qui la femme est une créature à eux dévolue, de par les lois qu’ils ont faites à leur image, qui n’est pas belle. Selon ces tyranneaux, la femme, espèce inférieure, à laquelle un concile de cardinaux a daigné reconnaître une âme à deux voix de majorité, ne doit-elle pas s’estimer mille fois heureuse d’être la servante de ces petits pachas, vieux à trente ans, essoufflés, épouffés, blasés, qui, las de tous les excès, voulant se reposer dans leur épuisement, songent comme on dit, à faire une fin, ce qu’ils entreprennent en épousant une pauvre jeune fille qui désire, elle, au contraire, faire un commencement !
Mlle de Cardoville eût certainement souri aux traits satiriques de Rodin, si elle n’eût pas été singulièrement frappée de l’entendre s’exprimer dans des termes si appropriés à elle… lorsque pour la première fois de sa vie elle voyait cet homme dangereux. Adrienne oubliait ou plutôt ignorait qu’elle avait affaire à un de ces jésuites d’une rare intelligence, et ceux-là unissent les connaissances et les ressources mystérieuses de l’espion de police à la profonde sagacité du confesseur : prêtres diaboliques, qui, au moyen de quelques renseignements, de quelques aveux, de quelques lettres, reconstruisent un caractère comme Cuvier reconstruisait un corps, d’après quelques fragments zoologiques.
Adrienne, loin d’interrompre Rodin, l’écoutait avec une curiosité croissante. Sûr de l’effet qu’il produisait, celui-ci continua d’un ton indigné :
– Et votre tante et l’abbé d’Aigrigny vous traitaient d’insensée parce que vous vous révoltiez contre le joug futur de ces tyranneaux ! parce qu’en haine des vices honteux de l’esclavage, vous vouliez être indépendante avec les loyales qualités de l’indépendance, libre avec les fières vertus de la liberté !
– Mais, monsieur, dit Adrienne de plus en plus surprise, comment mes pensées peuvent-elles vous être aussi familières ?
– D’abord, je vous connais parfaitement, grâce à votre entretien avec Mme de Saint-Dizier ; et puis, si par hasard nous poursuivions tous deux le même but, quoique par des moyens divers, reprit finement Rodin en regardant Mlle de Cardoville d’un air d’intelligence, pourquoi nos convictions ne seraient-elles pas les mêmes ?
– Je ne vous comprends pas… monsieur… De quel but voulez-vous donc parler ?…
– Du but que tous les esprits élevés, généreux, indépendants poursuivent incessamment… les uns agissant comme vous, ma chère demoiselle, par passion, par instinct, sans se rendre compte peut-être de la haute mission qu’ils sont appelés à remplir. Ainsi, par exemple, lorsque vous vous complaisez dans les délices les plus raffinés, lorsque vous vous entourez de tout ce qui charme vos sens… croyez-vous ne céder qu’à l’attrait du beau, qu’à un besoin de jouissances exquises ?… Non, non, mille fois non… car alors vous ne seriez qu’une créature incomplète, odieusement personnelle, une sèche égoïste d’un goût très recherché… rien de plus… et à votre âge, ce serait hideux, ma chère demoiselle, ce serait hideux.
– Monsieur, ce jugement si sévère… le portez-vous donc sur moi ? dit Adrienne avec inquiétude, tant cet homme lui imposait déjà malgré elle.
– Certes, je le porterais sur vous, si vous aimiez le luxe pour le luxe ; mais non, non, un sentiment tout autre vous anime, reprit le jésuite ; ainsi, raisonnons un peu : éprouvant le besoin passionné de toutes ces jouissances, vous en sentez le prix ou le manque plus vivement que personne, n’est-il pas vrai ?
– En effet, dit Adrienne, vivement intéressée.
– Votre reconnaissance et votre intérêt sont déjà forcément acquis à ceux-là qui, pauvres, laborieux, inconnus, vous procurent ces merveilles du luxe dont vous ne pouvez vous passer ?
– Ce sentiment de gratitude est si vif chez moi, monsieur, reprit Adrienne de plus en plus ravie de se voir si bien comprise ou devinée, qu’un jour je fis inscrire sur un chef-d’œuvre d’orfèvrerie, au lieu du nom de son vendeur, le nom de son auteur, pauvre artiste jusqu’alors inconnu, et qui, depuis, a conquis sa véritable place.
– Vous le voyez, je ne me trompais pas, reprit Rodin : l’amour de ces jouissances vous rend reconnaissante pour ceux qui vous les procurent. Et ce n’est pas tout : me voilà, moi, par exemple, ni meilleur ni pire qu’un autre, mais habitué à vivre de privations dont je ne souffre pas le moins du monde. Eh bien ! les privations de mon prochain me touchent nécessairement bien moins que vous, ma chère demoiselle, car vos habitudes de bien-être… vous rendent plus forcément compatissante que toute autre pour l’infortune… Vous souffririez trop de la misère pour ne pas plaindre et secourir ceux qui en souffrent.
– Mon Dieu ! monsieur, dit Adrienne, qui commençait à se sentir sous le charme funeste de Rodin, plus je vous entends, plus je suis convaincue que vous défendez mille fois mieux que moi ces idées, qui m’ont été si durement reprochées par Mme de Saint-Dizier et par l’abbé d’Aigrigny. Oh ! parlez… parlez, monsieur… je ne puis vous dire avec quel bonheur… avec quelle fierté je vous écoute.
Et attentive, émue, les yeux attachés sur le jésuite avec autant d’intérêt que de sympathie et de curiosité, Adrienne, par un gracieux mouvement de tête qui lui était familier, rejeta en arrière les longues boucles de sa chevelure dorée, comme pour mieux contempler Rodin, qui reprit :
– Et vous vous étonnez, ma chère demoiselle, de n’avoir été comprise ni par votre tante ni par l’abbé d’Aigrigny ? Quel point de contact aviez-vous avec ces esprits hypocrites, jaloux, rusés, tels que je puis les juger maintenant ? Voulez-vous une nouvelle preuve de leur haineux aveuglement ? parmi ce qu’ils appelaient vos monstrueuses folies, quelle était la plus scélérate, la plus damnable ? C’était votre résolution de vivre désormais seule et à votre guise, de disposer librement de votre présent et de votre avenir, ils trouvaient cela odieux, détestable, immoral. Et pourtant, votre résolution était-elle dictée par un fol amour de liberté ? Non ! Par une aversion désordonnée de tout joug, de toute contrainte ? Non ! Par l’unique désir de vous singulariser ? Non ! car alors, je vous aurais durement blâmée.
– D’autres raisons m’ont en effet guidée, je vous l’assure, dit vivement Adrienne, devenant très jalouse de l’estime que son caractère pourrait inspirer à Rodin.
– Eh ! je le sais bien, vos motifs n’étaient et ne pouvaient être qu’excellents, reprit le jésuite. Cette résolution si attaquée, pourquoi la prenez-vous ? Est-ce pour braver les usages reçus ? non, vous les avez respectés tant que la haine de Mme de Saint-Dizier ne vous a pas forcée de vous soustraire à son impitoyable tutelle. Voulez-vous vivre seule pour échapper à la surveillance du monde ? non, vous serez cent fois plus en évidence dans cette vie exceptionnelle que dans tout autre condition ! Voulez-vous enfin mal employer votre liberté ? non, mille fois non ! pour faire le mal, on recherche l’ombre, l’isolement ; posée, au contraire, comme vous le serez, tous les yeux jaloux et envieux du troupeau vulgaire seront constamment braqués sur vous… Pourquoi donc enfin prenez-vous cette détermination si courageuse, si rare, qu’elle en est unique chez une jeune personne de votre âge ? Voulez-vous que je vous le dise, moi… ma chère demoiselle ? Eh bien, vous voulez prouver par votre exemple que toute femme au cœur pur, à l’esprit droit, au caractère ferme, à l’âme indépendante, peut noblement et fièrement sortir de la tutelle humiliante que l’usage lui impose ! Oui, au lieu d’accepter une vie d’esclave en révolte, vie fatalement vouée à l’entière responsabilité de tous les actes de votre vie, afin de bien constater qu’une femme complètement livrée à elle-même peut égaler l’homme en sagesse, en droiture, et le surpasser en délicatesse et en dignité… Voilà votre dessein, ma chère demoiselle. Il est noble, il est grand. Votre exemple sera-t-il imité ? je l’espère ! Mais ne le serait-il pas, que votre généreuse tentative vous placera toujours haut et bien, croyez-moi…
Les yeux de Mlle de Cardoville brillaient d’un fier et doux éclat, ses joues étaient légèrement colorées, son sein palpitait, elle redressait sa tête charmante par un mouvement d’orgueil involontaire ; enfin, complètement sous le charme de cet homme diabolique, elle s’écria :
– Mais, monsieur, qui êtes-vous donc pour connaître, pour analyser ainsi mes plus secrètes pensées, pour lire dans mon âme plus clairement que je n’y lis moi-même, pour donner une nouvelle vie, un nouvel élan à ces idées d’indépendance qui depuis si longtemps germent en moi ? qui êtes-vous donc enfin pour me relever si fort à mes propres yeux, que maintenant j’ai la conscience d’accomplir une mission honorable pour moi, et peut-être utile à celles de mes sœurs qui souffrent dans un dur servage ?… Encore une fois, qui êtes-vous, monsieur ?
– Qui je suis, mademoiselle ! répondit Rodin avec un sourire d’adorable bonhomie ; je vous l’ai dit, je suis un pauvre vieux bonhomme qui, depuis quarante ans, après avoir chaque jour servi de machine à écrire les idées des autres, rentre chaque soir dans son réduit, où il se permet alors d’élucubrer ses idées à lui ; un brave homme qui, de son grenier, assiste et prend même un peu de part au mouvement des esprit généreux qui marchent vers un but plus profond peut-être qu’on ne le pense communément… Aussi, ma chère demoiselle, je vous le disais tout à l’heure, vous et moi nous tendons aux mêmes fins, vous sans y réfléchir et en continuant d’obéir à vos rares et divins instincts. Aussi, croyez-moi, vivez, vivez, toujours belle, toujours libre, toujours heureuse ! c’est votre mission ; elle est plus providentielle que vous ne le pensez, oui, continuez à vous entourer de toutes les merveilles du luxe et des arts ; raffinez encore vos sens, épurez encore vos goûts par le choix exquis de vos jouissances ; dominez par l’esprit, la grâce, par la pureté, cet imbécile et laid troupeau d’hommes, qui dès demain, vous voyant seule et libre, va vous entourer, ils vous croiront une proie facile, dévolue à leur cupidité, à leur égoïsme, à leur sotte fatuité. Raillez, stigmatisez ces prétentions niaises et sordides ; soyez reine de ce monde et digne d’être respectée comme une reine… Aimez… brillez… jouissez… c’est votre rôle ici-bas ; n’en doutez pas ! toutes ces fleurs dont Dieu vous comble à profusion porteront un jour des fruits excellents. Vous aurez cru vivre seulement pour le plaisir… vous aurez vécu pour le plus noble but où puisse prétendre une âme grande et belle… Aussi peut-être… dans quelques années d’ici, nous nous rencontrerons encore : vous, de plus en plus belle et fêtée… moi, de plus en plus vieux et obscur ; mais, il n’importe… une voix secrète vous dit maintenant, j’en suis sûr, qu’entre nous deux, si dissemblables, il existe un lien caché, une communion mystérieuse que désormais rien ne pourra détruire !
En prononçant ces derniers mots avec un accent si profondément ému qu’Adrienne en tressaillit, Rodin s’était approché d’elle sans qu’elle s’en aperçût, et pour ainsi dire sans marcher, en traînant ses pas et en glissant sur le parquet, par une sorte de lente circonvolution de reptile ; il avait parlé avec tant d’élan, tant de chaleur, que sa face blafarde s’était légèrement colorée, et que sa repoussante laideur disparaissait presque devant le pétillant éclat de ses petits yeux fauves, alors bien ouverts, ronds et fixes, qu’il attachait obstinément sur Adrienne ; celle-ci, penchée, les lèvres entr’ouvertes, la respiration oppressée, ne pouvait non plus détacher ses regards de ceux du jésuite ; il ne parlait plus, et elle écoutait encore. Ce qu’éprouvait cette belle jeune fille, si élégante, à l’aspect de ce vieux petit homme, chétif, laid et sale, était inexplicable. La comparaison si vulgaire, et pourtant si vraie, de l’effrayante fascination du serpent sur l’oiseau, pourrait néanmoins donner une idée de cette impression étrange.
La tactique de Rodin était habile et sûre. Jusqu’alors Mlle de Cardoville n’avait raisonné ni ses goûts ni ses instincts ; elle s’y était livrée parce qu’ils étaient inoffensifs et charmants. Combien donc devrait-elle être heureuse et fière d’entendre un homme doué d’un esprit supérieur, non seulement la louer de ces tendances dont elle avait été naguère si amèrement blâmée, mais l’en féliciter comme d’une chose grande, noble et divine ! Si Rodin se fût seulement adressé à l’amour-propre d’Adrienne, il eût échoué dans ses menées perfides, car elle n’avait pas la moindre vanité ; mais il s’adressait à tout ce qu’il y avait d’exalté, de généreux dans le cœur de cette jeune fille ; ce qu’il semblait encourager, admirer en elle, était réellement digne d’encouragement et d’admiration. Comment n’eût-elle pas été dupe de ce langage qui cachait de si ténébreux, de si funestes projets ? Frappée de la rare intelligence du jésuite, sentant sa curiosité vivement excitée par quelques mystérieuses paroles que celui-ci avait dites à dessein, ne s’expliquant pas l’action singulière que cet homme pernicieux exerçait déjà sur son esprit, ressentant une compassion respectueuse en songeant qu’un homme de cet âge, de cette intelligence, se trouvait dans la position la plus précaire, Adrienne lui dit avec sa cordialité naturelle :
– Un homme de votre mérite et de votre cœur, monsieur, ne doit pas être à la merci du caprice des circonstances ; quelques-unes de vos paroles ont ouvert à mes yeux des horizons nouveaux ; je sens que, sur beaucoup de points, vos conseils pourront m’être très utiles à l’avenir ; enfin, en venant m’arracher de cette maison, en vous dévouant aux autres personnes de ma famille, vous m’avez donné des marques d’intérêt que je ne puis oublier sans ingratitude… Une position bien modeste, mais assurée, vous a été enlevée… permettez-moi de…
– Pas un mot de plus, ma chère demoiselle, dit Rodin en interrompant Mlle de Cardoville d’un air chagrin ; je ressens pour vous une profonde sympathie ; je m’honore d’être en communauté d’idées avec vous ; je crois enfin fermement que quelque jour vous aurez à demander conseil au pauvre vieux philosophe : à cause de tout cela, je dois, je veux conserver envers vous la plus complète indépendance.
– Mais, monsieur, c’est au contraire moi qui serais votre obligée, si vous vouliez accepter ce que je désirerais tant vous offrir.
– Oh ! ma chère demoiselle, dit Rodin en souriant, je sais que votre générosité saura toujours rendre la reconnaissance légère et douce ; mais, encore une fois, je ne puis rien accepter de vous… Un jour peut-être… vous saurez pourquoi.
– Un jour ?
– Il m’est impossible de vous en dire davantage. Et puis, supposez que je vous aie quelque obligation, comment vous dire alors tout ce qu’il y a en vous de bon et de beau ? Plus tard, si vous me devez beaucoup pour mes conseils, tant mieux, je n’en serai que plus à l’aise pour vous blâmer si je vous trouve à blâmer.
– Mais alors, monsieur, la reconnaissance envers vous m’est donc interdite ?
– Non… non, dit Rodin avec une apparente émotion. Oh ! croyez-moi, il viendra un moment solennel où vous pourrez vous acquitter d’une manière digne de vous et de moi.
Cet entretien fut interrompu par la gardienne, qui en entrant dit à Adrienne :
– Mademoiselle, il y a en bas une petite ouvrière bossue qui demande à vous parler ; comme, d’après les nouveaux ordres de M. le docteur, vous êtes libre de recevoir qui vous voulez… je viens vous demander s’il faut la laisser monter… Elle est si mal mise que je n’ai pas osé.
– Qu’elle monte ! dit vivement Adrienne, qui reconnut la Mayeux au signalement donné par la gardienne ; qu’elle monte !…
– M. le docteur a aussi donné l’ordre de mettre sa voiture à la disposition de mademoiselle ; faut-il faire atteler ?
– Oui… dans un quart d’heure, répondit Adrienne à la gardienne, qui sortit.
Puis s’adressant à Rodin :
– Maintenant le magistrat ne peut tarder, je crois, à amener ici Mlles Simon ?
– Je ne le pense pas, ma chère demoiselle ; mais quelle est cette jeune ouvrière bossue ? demanda Rodin d’un air indifférent.
– C’est la sœur adoptive d’un brave artisan qui a tout risqué pour venir m’arracher de cette maison… monsieur, dit Adrienne avec émotion. Cette jeune ouvrière est une rare et excellente créature ; jamais pensée, jamais cœur plus généreux n’ont été cachés sous des dehors moins…
Mais s’arrêtant en pensant à Rodin, qui lui semblait à peu près réunir les mêmes contrastes physiques et moraux que la Mayeux, Adrienne ajouta en regardant avec une grâce inimitable le jésuite, assez étonné de cette soudaine réticence :
– Non… cette noble fille n’est pas la seule personne qui prouve combien la noblesse de l’âme, la supériorité de l’esprit, font prendre en indifférence de vains avantages dus seulement au hasard ou à la richesse.
Au moment où Adrienne prononçait ces dernières paroles, la Mayeux entra dans la chambre.
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