Le Juif Errant

| 10.04 - La Mayeux et mademoiselle de Cardoville.

 

 

 

La Mayeux, émue, attentive, inquiète, penchée à l’une des fenêtres du couvent, suivait des yeux les mouvements de Mlle de Cardoville et de Rose Simon, qu’elle s’attendait si peu à trouver réunies dans cet endroit.
 
L’orpheline, s’approchant tout à fait de la claire-voie qui séparait le jardin de la communauté de celui de la maison du docteur Baleinier, dit quelques mots à Adrienne, dont les traits exprimèrent tout à coup l’étonnement, l’indignation et la pitié. À ce moment une religieuse accourut en regardant de côté et d’autre, comme si elle eût cherché quelqu’un avec inquiétude ; puis apercevant Rose, qui, timide et craintive, se serrait contre la claire-voie, elle la saisit par le bras, eut l’air de lui faire de graves reproches, et, malgré quelques vives paroles que Mlle de Cardoville sembla lui adresser, la religieuse emmena rapidement l’orpheline, qui, éplorée, se retourna deux ou trois fois vers Adrienne ; celle-ci, après lui avoir encore témoigné de son intérêt par des gestes expressifs, se retourna brusquement, comme si elle eût voulu cacher ses larmes.
 
Le corridor où se tenait la Mayeux pendant cette scène touchante était situé au premier étage ; l’ouvrière eut la pensée de descendre au rez-de-chaussée, de tâcher de s’introduire dans le jardin, afin de parler à cette belle jeune fille aux cheveux d’or, de bien s’assurer si elle était Mlle de Cardoville, et alors, si elle la croyait dans un moment lucide, de lui apprendre qu’Agricol avait à lui communiquer des choses du plus grand intérêt, mais qu’il ne savait comment l’en instruire.
 
La journée s’avançait, le soleil allait bientôt se coucher ; la Mayeux, craignant que Florine ne se lassât de l’attendre, se hâta d’agir ; marchant d’un pas léger, prêtant l’oreille de temps à autre avec inquiétude, elle gagna l’extrémité du corridor ; là, un petit escalier de trois ou quatre marches conduisait au palier de la lingerie, puis, formant une spirale étroite, aboutissait à l’étage inférieur. L’ouvrière, entendant des voix, se hâta de descendre, et se trouva dans un long corridor du rez-de-chaussée vers le milieu duquel s’ouvrait une porte vitrée donnant sur une partie du jardin réservée à la supérieure. Une allée, bordée d’un côté par une haute charmille de buis, pouvant protéger la Mayeux contre les regards, elle s’y glissa et arriva jusqu’à la clôture en claire-voie, qui à cet endroit séparait le jardin du couvent de celui de la maison du docteur Baleinier. À quelques pas d’elle l’ouvrière vit Mlle de Cardoville assise et accoudée sur un banc rustique.
 
La fermeté du caractère d’Adrienne avait été un moment ébranlée par la fatigue, par le saisissement, par l’effroi, par le désespoir, lors de cette nuit terrible où elle s’était vue conduite dans la maison de fous du docteur Baleinier ; enfin celui-ci, profitant avec une astuce diabolique de l’état d’affaiblissement, d’accablement, où se trouvait la jeune fille, était même parvenu à la faire un instant douter d’elle-même. Mais le calme qui succède forcément aux émotions les plus pénibles, les plus violentes, mais la réflexion, mais le raisonnement d’un esprit juste et fin, rassurèrent bientôt Adrienne sur les craintes que le docteur Baleinier avait un instant pu lui inspirer. Elle ne crut même pas à une erreur du savant docteur ; elle lut clairement dans la conduite de cet homme, conduite d’une détestable hypocrisie et d’une rare audace, servie par une non moins rare habileté ; trop tard enfin, elle reconnut dans M. Baleinier un aveugle instrument de Mme de Saint-Dizier. Dès lors elle se renferma dans un silence, dans un calme rempli de dignité ; pas une plainte, pas un reproche, ne sortirent de sa bouche… elle attendit. Pourtant quoiqu’on lui laissât une assez grande liberté de promenade et d’action (en la privant toutefois de toute communication avec le dehors), la situation présente d’Adrienne était dure, pénible, surtout pour elle, si amoureuse d’un harmonieux et charmant entourage. Elle sentait néanmoins que cette situation ne pouvait durer longtemps, elle ignorait l’action et la surveillance des lois ; mais le simple bon sens lui disait qu’une séquestration de quelques jours, adroitement appuyée sur des apparences de dérangement d’esprit plus ou moins plausibles, pouvait, à la rigueur, être tentée et même impunément exécutée ; mais à la condition de ne pas se prolonger au-delà de certaines limites, parce qu’après tout une jeune fille de sa condition ne disparaissait pas brusquement du monde, sans qu’au bout d’un certain temps l’on s’en informât ; et alors un prétendu accès de folie soudaine donnait lieu à de sérieuses investigations. Juste ou fausse, cette conviction avait suffi pour redonner au caractère d’Adrienne son ressort et son énergie accoutumés. Cependant, elle s’était quelquefois en vain demandé la cause de cette séquestration ; elle connaissait trop Mme de Saint-Dizier pour la croire capable d’agir sans un but arrêté et d’avoir seulement voulu lui causer un tourment passager… En cela Mlle de Cardoville ne se trompait pas ; le père d’Aigrigny et la princesse étaient persuadés qu’Adrienne, plus instruite qu’elle ne voulait le paraître, savait combien il lui importait de se trouver, le 13 février, rue Saint-François, et qu’elle était résolue à faire valoir ses droits. En faisant enfermer Adrienne comme folle, ils portaient donc un coup funeste à son avenir ; mais disons que cette dernière précaution était inutile, car Adrienne, quoique sur la voie du secret de famille qu’on avait voulu lui cacher, et dont on la croyait informée, ne l’avait pas entièrement pénétré, faute de quelques pièces cachées ou égarées. Quel que fût le motif de la conduite odieuse des ennemis de Mlle de Cardoville, elle n’en était pas moins révoltée. Rien n’était moins haineux, moins avide de vengeance que cette généreuse jeune fille ; mais en songeant à tout ce que Mme de Saint-Dizier, l’abbé d’Aigrigny et le docteur Baleinier lui faisaient souffrir, elle se promettait, non des représailles, mais d’obtenir, par tous les moyens possibles, une réparation éclatante. Si on la lui refusait, elle était décidée à poursuivre, à combattre sans repos ni trêve tant d’astuce, tant d’hypocrisie, tant de cruauté, non par ressentiment de ses douleurs, mais pour épargner les mêmes tourments à d’autres victimes, qui ne pourraient, comme elle, lutter et se défendre.
 
Adrienne, sans doute encore sous la pénible impression que venait de lui causer son entrevue avec Rose Simon, s’accoudait languissamment sur l’un des supports du banc rustique où elle était assise, et tenait ses yeux cachés sous sa main gauche. Elle avait déposé son chapeau à ses côtés, et la position inclinée de sa tête ramenait sur ses joues fraîches et polies, qu’elles cachaient presque entièrement, les longues boucles de ses cheveux d’or. Dans cette attitude, penchée, remplie de grâce et d’abandon, le charmant et riche contour de sa taille se dessinait sous sa robe de moire d’un vert d’émail ; un large col fixé par un nœud de satin rose et des manchettes plates en guipure magnifique empêchaient que la couleur de sa robe tranchât trop vivement sur l’éblouissante blancheur de son cou de cygne et de ses mains raphaélesques imperceptiblement veinées de petits sillons d’azur ; sur son cou-de-pied, très haut et très nettement détaché, se croisaient les minces cothurnes d’un petit soulier de satin noir, car le docteur Baleinier lui avait permis de s’habiller avec son goût habituel : et nous l’avons dit, la recherche, l’élégance, n’étaient pas pour Adrienne coutume de coquetterie, mais devoir envers elle-même que Dieu s’était complu à faire si belle.
 
À l’aspect de cette jeune fille, dont elle admira naïvement la mise et la tournure charmantes, sans retour amer sur les haillons qu’elle portait et sur sa difformité à elle, pauvre ouvrière, la Mayeux se dit tout d’abord, avec autant de bon sens que de sagacité, qu’il était extraordinaire qu’une folle se vêtit si sagement et si gracieusement ; aussi ce fut avec autant de surprise que d’émotion qu’elle s’approcha doucement de la claire-voie qui la séparait d’Adrienne, réfléchissant, néanmoins, que peut-être cette infortunée était véritablement insensée, mais qu’elle se trouvait dans un jour lucide. Alors d’une voix timide, mais assez élevée pour être entendue, la Mayeux, afin de s’assurer de l’identité d’Adrienne, dit avec un grand battement de cœur :
 
– Mademoiselle de Cardoville !
 
– Qui m’appelle ! dit Adrienne.
 
Puis redressant vivement la tête, et apercevant la Mayeux, elle ne put retenir un léger cri de surprise, presque d’effroi. En effet, cette pauvre créature, pâle, difforme, misérablement vêtue, lui apparaissant ainsi brusquement, devait inspirer à Mlle de Cardoville, si amoureuse de grâce et de beauté, une sorte de répugnance, de frayeur… et ces deux sentiments se trahirent sur sa physionomie expressive. La Mayeux ne s’aperçut pas de l’impression qu’elle causait ; immobile, les yeux fixes, les mains jointes avec une sorte d’admiration ou plutôt d’adoration profonde, elle contemplait l’éblouissante beauté d’Adrienne, qu’elle avait seulement entrevue à travers le grillage de sa croisée ; ce que lui avait dit Agricol du charme de sa protectrice lui paraissait mille fois au-dessous de la réalité ; jamais la Mayeux, même dans ses secrètes inspirations de poète, n’avait rêvé une si rare perfection. Par un rapprochement singulier, l’aspect du beau idéal jetait dans une sorte de divine extase ces deux jeunes filles si dissemblables, ces deux types extrêmes de laideur et de beauté, de richesse et de misère.
 
Après cet hommage, pour ainsi dire involontaire, rendu à Adrienne, la Mayeux fit un mouvement vers la claire-voie.
 
– Que voulez-vous !… s’écria Mlle de Cardoville en se levant, avec un sentiment de répulsion qui ne put échapper à la Mayeux.
 
Aussi, baissant timidement les yeux, celle-ci dit de sa voix la plus douce :
 
– Pardon, mademoiselle, de me présenter ainsi devant vous, mais les moments sont précieux… je viens de la part d’Agricol…
 
En prononçant ces mots la jeune ouvrière releva les yeux avec inquiétude, craignant que Mlle de Cardoville n’eût oublié le nom du forgeron ; mais à sa grande surprise et à sa plus grande joie, l’effroi d’Adrienne sembla diminuer au nom d’Agricol. Elle se rapprocha de la claire-voie, et regarda la Mayeux avec une curiosité bienveillante.
 
– Vous venez de la part de M. Agricol Baudoin ! lui dit-elle. Et qui êtes-vous !
 
– Sa sœur adoptive, mademoiselle… une pauvre ouvrière qui demeure dans sa maison.
 
Adrienne parut rassembler ses souvenirs, se rassurer tout à fait, et dit en souriant avec bonté, après un moment de silence :
 
– C’est vous qui avez engagé M. Agricol à s’adresser à moi pour la caution, n’est-ce pas ?
 
– Comment ! mademoiselle, vous vous souvenez ?…
 
– Je n’oublie jamais ce qui est généreux et noble. M. Agricol m’a parlé avec attendrissement de votre dévouement pour lui ; je m’en souviens… rien de plus simple… Mais comment êtes-vous ici, dans ce couvent ?
 
– On m’avait dit que peut-être l’on m’y procurerait de l’occupation, car je me trouve sans ouvrage. Malheureusement, j’ai éprouvé un refus de la part de la supérieure.
 
– Et comment m’avez-vous reconnue ?
 
– À votre beauté, mademoiselle… dont Agricol m’avait parlé.
 
– Ne m’avez-vous pas plutôt reconnue… à ceci ? dit Adrienne ; et, souriant, elle prit du bout de ses doigts rosés l’extrémité d’une des longues et soyeuses boucles de ses cheveux dorés.
 
– Il faut pardonner à Agricol, mademoiselle, dit la Mayeux avec un de ces demi-sourires qui effleuraient si rarement ses lèvres ; il est poète, et en me faisant, avec une respectueuse admiration, le portrait de sa protectrice… il n’a omis aucune de ses rares perfections.
 
– Et qui vous a donné l’idée de venir me parler ?
 
– L’espoir de pouvoir peut-être vous servir, mademoiselle… Vous avez recueilli Agricol avec tant de bonté, que j’ai osé partager sa reconnaissance envers vous…
 
– Osez, osez, ma chère enfant, dit Adrienne avec une grâce indéfinissable, ma récompense sera double… quoique jusqu’ici je n’aie pu être utile que d’intention à votre digne frère adoptif.
 
Pendant l’échange de ces paroles, Adrienne et la Mayeux s’étaient tour à tour regardées avec une surprise croissante.
 
D’abord la Mayeux ne comprenait pas qu’une femme qui passait pour folle s’exprimât comme s’exprimait Adrienne ; puis elle s’étonnait elle-même de la liberté ou plutôt de l’aménité d’esprit avec laquelle elle venait de répondre à Mlle de Cardoville, ignorant que celle-ci partageait ce précieux privilège des natures élevées et bienveillantes, de mettre en valeur tout ce qui les approche avec sympathie.
 
De son côté, Mlle de Cardoville était à la fois profondément émue et étonnée d’entendre cette jeune fille du peuple, vêtue comme une mendiante, s’exprimer en termes choisis avec un à-propos parfait. À mesure qu’elle considérait la Mayeux, l’impression désagréable que celle-ci lui avait fait éprouver se transformait en un sentiment tout contraire. Avec ce tact de rapide et minutieuse observation naturel aux femmes, elle remarquait sous le mauvais bonnet de crêpe noir de la Mayeux, une belle chevelure châtain, lisse et brillante. Elle remarquait encore que ses mains blanches, longues et maigres, quoique sortant des manches d’une robe en guenilles, étaient d’une netteté parfaite, preuve que le soin, la propreté, le respect de soi, luttaient du moins contre une horrible détresse. Adrienne trouvait enfin dans la pâleur des traits mélancoliques de la jeune ouvrière, dans l’expression à la fois intelligente, douce et timide de ses yeux bleus, un charme touchant et triste, une dignité modeste qui faisaient oublier sa difformité. Adrienne aimait passionnément la beauté physique ; mais elle avait l’esprit trop supérieur, l’âme trop noble, le cœur trop sensible, pour ne pas savoir apprécier la beauté morale qui rayonne souvent sur une figure humble et souffrante. Seulement, cette appréciation était toute nouvelle pour Mlle de Cardoville ; jusqu’alors sa haute fortune, ses habitudes élégantes, l’avaient tenue éloignée des personnes de la classe de la Mayeux.
 
Après un moment de silence, pendant lequel la belle patricienne et l’ouvrière misérable s’étaient mutuellement examinées avec une surprise croissante, Adrienne dit à la Mayeux :
 
– La cause de notre étonnement à toutes deux est, je crois, facile à deviner ; vous trouvez sans doute que je parle assez raisonnablement pour une folle, si l’on vous a dit que je l’étais. Et moi, ajouta Mlle de Cardoville d’un ton de commisération pour ainsi dire respectueuse, et moi je trouve que la délicatesse de votre langage et de vos manières contraste si douloureusement avec la position où vous semblez être, que ma surprise doit encore surpasser la vôtre.
 
– Ah ! mademoiselle, s’écria la Mayeux avec une expression de bonheur tellement sincère et profond, que ses yeux se voilèrent de larmes de joie, il est donc vrai ! On m’avait trompée : aussi tout à l’heure, en vous voyant si belle, si bienveillante, en entendant votre voix si douce, je ne pouvais croire qu’un tel malheur vous eût frappée… Mais, hélas ! comment se fait-il mademoiselle, que vous soyez ici ?
 
– Pauvre enfant ! reprit Adrienne tout émue de l’affection que lui témoignait cette excellente créature. Et comment se fait-il qu’avec tant de cœur, qu’avec un esprit si distingué vous soyez si malheureuse ? Mais rassurez-vous je ne serai pas toujours ici… c’est vous dire que vous et moi reprendrons bientôt la place qui nous convient… Croyez-moi, je n’oublierai jamais que malgré la pénible préoccupation où vous deviez être en vous voyant privée de travail, votre seule ressource, vous ayez songé à venir à moi pour tâcher de m’être utile… Vous pouvez, en effet, me servir beaucoup… ce qui me ravit, parce que je vous devrai beaucoup… Aussi vous verrez combien j’abuserai de ma reconnaissance, dit Adrienne avec un sourire adorable. Mais, reprit-elle, avant de penser à moi, pensons aux autres. Votre frère adoptif n’est-il pas en prison ?
 
– À cette heure, sans doute, mademoiselle, il n’y est plus, grâce à la générosité d’un de ses camarades ; son père a pu aller hier offrir une caution, et on lui a promis qu’aujourd’hui il serait libre… Mais, de sa prison, il m’avait écrit qu’il avait les choses les plus importantes à vous révéler.
 
– À moi ?
 
– Oui, mademoiselle… Agricol sera, je l’espère, libre aujourd’hui. Par quels moyens pourra-t-il vous en instruire ?
 
– Il a des révélations à me faire, à moi ! répéta Mlle de Cardoville d’un air pensif. Je cherche en vain ce que cela peut être ; mais tant que je serai enfermée dans cette maison, privée de toute communication avec le dehors, M. Agricol ne peut songer à s’adresser directement ou indirectement à moi : il doit donc attendre que je sois hors d’ici ; ce n’est pas tout, il faut aussi arracher de ce couvent deux pauvres enfants bien plus à plaindre que moi… Les filles du maréchal Simon sont retenues ici malgré elles.
 
– Vous savez leur nom, mademoiselle ?
 
– M. Agricol, en apprenant leur arrivée à Paris, m’avait dit qu’elles avaient quinze ans et qu’elles se ressemblaient d’une manière frappante… Aussi, lorsque avant-hier, faisant ma promenade accoutumée, j’ai remarqué deux pauvres petites figures éplorées venir de temps à autre se coller aux croisées des cellules qu’elles habitent séparément, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au premier étage, un secret pressentiment m’a dit que je voyais en elles les orphelines dont M. Agricol m’avait parlé, et qui déjà m’intéressaient vivement, car elles sont mes parentes.
 
– Elles, vos parentes, mademoiselle ?
 
– Sans doute… Aussi, ne pouvant faire plus, j’avais tâché de leur exprimer par signes combien leur sort me touchait ; leurs larmes, l’altération de leurs charmants visages, me disaient assez qu’elles étaient prisonnières dans le couvent comme je le suis moi-même dans cette maison.
 
– Ah ! je comprends, mademoiselle, victime de l’animosité de votre famille, peut-être ?…
 
– Quel que soit mon sort je suis bien moins à plaindre que ces deux enfants… dont le désespoir est alarmant… Leur séparation est surtout ce qui les accable davantage ; d’après quelques mots que l’une d’elles m’a dits tout à l’heure, je vois qu’elles sont comme moi victimes d’une odieuse machination… Mais, grâce à vous… il sera possible de les sauver. Depuis que je suis dans cette maison, il m’a été impossible, je vous l’ai dit, d’avoir la moindre communication avec le dehors… On ne m’a laissé ni plume ni papier, il m’est donc impossible d’écrire. Maintenant, écoutez-moi attentivement, et nous pourrons combattre une odieuse persécution.
 
– Oh ! parlez ! parlez, mademoiselle !
 
– Le soldat qui a amené les orphelines en France, le père de M. Agricol est ici ?
 
– Oui, mademoiselle… Ah ! si vous saviez son désespoir, sa fureur, lorsqu’à son retour il n’a pas retrouvé les enfants qu’une mère mourante lui avait confiés !
 
– Il faut surtout qu’il se garde d’agir avec la moindre violence, tout serait perdu… Prenez cette bague, et Adrienne tira une bague de son doigt, remettez-la-lui… Il ira aussitôt… Mais êtes-vous sûre de vous rappeler un nom et une adresse ?
 
– Oh ! oui, mademoiselle… soyez tranquille ; Agricol m’a dit votre nom une seule fois… je ne l’ai pas oublié : le cœur a sa mémoire.
 
– Je le vois, ma chère enfant… Rappelez-vous donc le nom du comte de Montbron…
 
– Le comte de Montbron… Je ne l’oublierai pas.
 
– C’est un de mes bons vieux amis ; il demeure place Vendôme, numéro 7.
 
– Place Vendôme, numéro 7… Je retiendrai cette adresse.
 
– Le père de M. Agricol ira chez lui ce soir ; s’il n’y est pas, il l’attendra jusqu’à son retour. Alors il le demandera de ma part, en lui faisant remettre cette bague pour preuve de ce qu’il avance ; une fois auprès de lui, il lui dira tout, l’enlèvement des jeunes filles, l’adresse du couvent où elles sont retenues ; il ajoutera que je suis moi-même renfermée comme folle dans la maison de santé du docteur Baleinier… La vérité a un accent que M. de Montbron reconnaîtra… C’est un homme d’infiniment d’expérience et d’esprit, dont l’influence est grande ; à l’instant il s’occupera des démarches nécessaires, et demain ou après-demain, j’en suis certaine, ces pauvres orphelines et moi nous serons libres… cela… grâce à vous. Mais les moments sont précieux, on pourrait nous surprendre… Hâtez-vous, ma chère enfant…
 
Puis, au moment de se retirer, Adrienne dit à la Mayeux, avec un sourire si touchant et avec un accent si pénétré, si affectueux, qu’il fut impossible à l’ouvrière de ne pas le croire sincère :
 
– M. Agricol m’a dit que je vous valais par le cœur… Je comprends maintenant tout ce qu’il y avait pour moi d’honorable… de flatteur dans ces paroles… Je vous en prie… donnez-moi vite votre main, ajouta Mlle de Cardoville, dont les yeux devinrent humides ; puis, passant sa main charmante à travers deux des ais de la claire-voie, elle la tendit à la Mayeux.
 
Les mots et le geste de la belle patricienne furent empreints d’une cordialité si vraie, que l’ouvrière, sans fausse honte, mit en tremblant dans la ravissante main d’Adrienne sa pauvre main amaigrie…
 
Alors Mlle de Cardoville, par un moment de pieux respect, la porta spontanément à ses lèvres en disant :
 
– Puisque je ne puis vous embrasser comme une sœur, vous qui me sauvez… que je baise au moins cette noble main glorifiée par le travail.
 
Tout à coup des pas se firent entendre dans le jardin du docteur Baleinier ; Adrienne se redressa brusquement et disparut derrière des arbres verts, en disant à la Mayeux :
 
– Courage, souvenir… et espoir !
 
Tout ceci s’était passé si rapidement, que la jeune ouvrière n’avait pu faire un pas ; les larmes, mais des larmes cette fois bien douces, coulaient abondamment sur ses joues pâles. Une jeune fille comme Adrienne de Cardoville la traiter de sœur, lui baiser la main, et se dire fière de lui ressembler par le cœur, à elle, pauvre créature végétant au plus profond de l’abîme de la misère, c’était montrer un sentiment de fraternelle égalité aussi divin que la parole évangélique. Il est des mots, des impressions, qui font oublier à une belle âme des années de souffrances, et qui semblent, par un éclat fugitif, lui révéler à elle-même sa propre grandeur ; il en fut ainsi de la Mayeux : grâce à de généreuses paroles, elle eut un moment la conscience de sa valeur… Et quoique ce ressentiment fût aussi rapide qu’ineffable, elle joignit les mains et leva les yeux au ciel avec une expression de fervente reconnaissance ; car si l’ouvrière ne pratiquait pas, pour nous servir de l’argot ultramontain, personne plus qu’elle n’était doué de ce sentiment profondément, sincèrement religieux, qui est au dogme ce que l’immensité des cieux étoilés est au profond d’une église.
 
* * * *
 
Cinq minutes après avoir quitté Mlle de Cardoville, la Mayeux, sortant du jardin sans être aperçue, était remontée au premier étage et frappait discrètement à la porte de la lingerie.
 
Une sœur vint lui ouvrir.
 
– Mlle Florine, qui m’a amenée, n’est-elle pas ici, ma sœur ? demanda-t-elle.
 
– Elle n’a pu vous attendre plus longtemps ; vous venez sans doute de chez Mme notre mère la supérieure ?
 
– Oui… oui, ma sœur… dit l’ouvrière en baissant les yeux ; auriez-vous la bonté de me dire par où je dois sortir ?
 
– Venez avec moi.
 
La Mayeux suivit la sœur, tremblant à chaque pas de rencontrer la supérieure, qui se fût à bon droit étonnée et informée de la cause de son long séjour dans le couvent. Enfin, la première porte du couvent se referma sur la Mayeux. Après avoir traversé rapidement la vaste cour, s’approchant de la loge du portier, afin de demander qu’on lui ouvrit la porte extérieure, l’ouvrière entendit ces mots prononcés d’une voix rude :
 
– Il paraît, mon vieux Jérôme, qu’il faudra cette nuit redoubler de surveillance… Quant à moi, je vais mettre deux balles de plus dans mon fusil ; Mme la supérieure a ordonné de faire deux rondes au lieu d’une…
 
– Moi, Nicolas, je n’ai pas de fusil, dit l’autre voix, j’ai ma faux bien aiguisée, bien tranchante, emmanchée à revers… C’est une arme de jardinier ; elle n’en est pas plus mauvaise.
 
Involontairement inquiète de ces paroles, qu’elle n’avait pas cherché à entendre, la Mayeux s’approcha de la loge du concierge et demanda le cordon.
 
– D’où venez-vous comme ça ? dit le portier en sortant à demi de sa loge, tenant à la main un fusil à deux coups qu’il s’occupait de charger, et en examinant l’ouvrière d’un regard soupçonneux.
 
– Je viens de parler à Mme la supérieure, répondit timidement la Mayeux.
 
– Bien vrai ?… dit brutalement Nicolas ; c’est que vous m’avez l’air d’une mauvaise pratique ; enfin, c’est égal… filez, et plus vite que ça !!
 
La porte cochère s’ouvrit, la Mayeux sortit. À peine avait-elle fait quelques pas dans la rue qu’à sa grande surprise elle vit Rabat-Joie accourir à elle… et plus loin, derrière lui, Dagobert arrivait aussi précipitamment. La Mayeux allait au-devant du soldat, lorsqu’une voix pleine et sonore, criant de loin : « Hé ! ma bonne Mayeux ! » fit retourner la jeune fille…
 
Du côté opposé d’où venait Dagobert, elle vit accourir Agricol.