Le Juif Errant

| 9.02 - Les contrastes.

 

 

 

Quelques minutes après la rencontre de la Mayeux et de la reine Bacchanal, les deux sœurs étaient réunies dans un cabinet de la maison du traiteur.
 
– Que je t’embrasse encore, dit Céphyse à la jeune ouvrière ; au moins maintenant nous sommes seules… tu n’as plus peur !…
 
Au mouvement que fit la reine Bacchanal pour serrer la Mayeux dans ses bras, le manteau qui l’enveloppait tomba. À la vue de ces misérables vêtements qu’elle avait à peine eu le temps de remarquer sur la place du Châtelet, au milieu de la foule, Céphyse joignit les mains, et ne put retenir une exclamation de douloureuse surprise. Puis, s’approchant de sa sœur pour la contempler de plus près, elle prit entre ses mains potelées les mains maigres et glacées de la Mayeux, et examina pendant quelques minutes, avec un chagrin croissant, cette malheureuse créature souffrante, pâle, amaigrie par les privations et par les veilles, à peine vêtue d’une mauvaise robe de toile usée, rapiécée…
 
– Ah ! ma sœur ! te voir ainsi !
 
Et ne pouvant prononcer un mot de plus, la reine Bacchanal se jeta au cou de la Mayeux en fondant en larmes, et au milieu de ses sanglots elle ajouta :
 
– Pardon !… pardon !…
 
– Qu’as-tu, ma bonne Céphyse ? dit la jeune ouvrière, profondément émue, et se dégageant doucement des étreintes de sa sœur. Tu me demandes pardon… et de quoi ?
 
– De quoi ? reprit Céphyse en relevant son visage inondé de larmes et pourpre de confusion. N’était-il pas honteux à moi d’être vêtue de ces oripeaux, de dépenser tant d’argent en folies… lorsque tu es ainsi vêtue, lorsque tu manques de tout… lorsque tu meurs peut-être de misère et de besoin ? car je n’ai jamais vu ta pauvre figure si pâle, si fatiguée…
 
– Rassure-toi, ma bonne sœur… je ne me porte pas mal… j’ai un peu veillé cette nuit… voilà pourquoi je suis pâle… mais, je t’en prie, ne pleure pas… tu me désoles…
 
La reine Bacchanal venait d’arriver radieuse au milieu d’une foule enivrée, et c’était la Mayeux qui la consolait… Un incident vint encore rendre ce contraste plus frappant. On entendit tout à coup des cris joyeux dans la salle voisine, et ces mots retentirent prononcés avec enthousiasme :
 
– Vive la reine Bacchanal !… vive la reine Bacchanal !…
 
La Mayeux tressaillit, et ses yeux se remplirent de larmes en voyant sa sœur, qui, le visage caché dans ses mains, semblait écrasée de honte.
 
– Céphyse, lui dit-elle, je t’en supplie… ne t’afflige pas ainsi… tu me ferais regretter le bonheur de cette rencontre, et j’en suis si heureuse !… il y a si longtemps que je ne t’ai vue… Mais qu’as-tu ? dis-le-moi.
 
– Tu me méprises peut-être… et tu as raison, dit la reine Bacchanal en essuyant ses yeux.
 
– Te mépriser !… moi, mon Dieu !… et pourquoi ?
 
– Parce que je mène la vie que je mène… au lieu d’avoir comme toi le courage de supporter la misère…
 
La douleur de Céphyse était si navrante, que la Mayeux, toujours indulgente et bonne, voulut avant tout consoler sa sœur, la relever un peu à ses propres yeux, et lui dit tendrement :
 
– En la supportant bravement pendant une année, ainsi que tu l’as fait, ma bonne Céphyse, tu as eu plus de mérite et de courage que je n’en aurai, moi, à la supporter toute ma vie.
 
– Ah ! ma sœur… ne dis pas cela…
 
– Voyons, franchement, reprit la Mayeux… à quelles tentations une créature comme moi est-elle exposée ? Est-ce que naturellement je ne recherche pas l’isolement et la solitude autant que tu recherches la vie bruyante et le plaisir ? Quels besoins ai-je, chétive comme je suis ? Bien peu me suffit…
 
– Et ce peu tu ne l’as pas toujours ?…
 
– Non… mais il est des privations que moi, débile et maladive, je puis pourtant endurer mieux que toi… Ainsi la faim me cause une sorte d’engourdissement… qui se termine par une grande faiblesse… Toi… robuste et vivace… la faim t’exaspère… te donne le délire !… Hélas ! tu t’en souviens ?… combien de fois je t’ai vue en proie à ces crises douloureuses… lorsque dans notre triste mansarde… à la suite d’un chômage de travail… nous ne pouvions pas même gagner nos quatre francs par semaine, et que nous n’avions rien… absolument rien à manger… car notre fierté nous empêchait de nous adresser aux voisins !…
 
– Cette fierté-là, au moins tu l’as conservée, toi !
 
– Et toi aussi… n’as-tu pas lutté autant qu’il est donné à une créature humaine de lutter ? Mais les forces ont un terme… Je te connais bien, Céphyse… c’est surtout devant la faim que tu as cédé… devant la faim et cette pénible obligation d’un travail acharné qui ne te donnait pas même de quoi subvenir aux plus indispensables besoins.
 
– Mais toi… ces privations, tu les endurais, tu les endures encore !
 
– Est-ce que tu peux me comparer à toi ? Tiens, dit la Mayeux en prenant sa sœur par la main et la conduisant devant une glace posée au-dessus d’un canapé, regarde-toi… Crois-tu que Dieu, en te faisant si belle, en te douant d’un sang vif et ardent, d’un caractère joyeux, remuant, expansif, amoureux du plaisir, ait voulu que ta jeunesse se passât au fond d’une mansarde glacée, sans jamais voir le soleil, clouée sur ta chaise, vêtue de haillons, et travaillant sans cesse et sans espoir ? Non, car Dieu nous a donné d’autres besoins que ceux de boire et de manger. Même dans notre humble condition, la beauté n’a-t-elle pas besoin d’un peu de parure ? La jeunesse n’a-t-elle pas besoin de mouvement, de plaisir et de gaieté ? Tous les âges n’ont-ils pas besoin de distractions et de repos ? Tu aurais gagné un salaire suffisant pour manger à ta faim, pour avoir un jour ou deux d’amusements par semaine après un travail quotidien de douze ou quinze heures, pour te procurer la modeste et fraîche toilette que réclame si impérieusement ton charmant visage, tu n’aurais rien demandé de plus, j’en suis certaine, tu me l’as dit cent fois ; tu as donc cédé à une nécessité irrésistible, parce que tes besoins sont plus grands que les miens.
 
– C’est vrai… répondit la reine Bacchanal d’un air pensif : si j’avais seulement trouvé à gagner quarante sous par jour… ma vie aurait été tout autre… car dans les commencements… vois-tu, ma sœur, j’étais cruellement humiliée de vivre aux dépens de quelqu’un…
 
– Aussi… as-tu été invinciblement entraînée, ma bonne Céphyse ; sans cela je te blâmerais au lieu de te plaindre… Tu n’as pas choisi ta destinée, tu l’as subie… comme je subis la mienne…
 
– Pauvre sœur ! dit Céphyse en embrassant tendrement la Mayeux, toi si malheureuse, tu m’encourages, tu me consoles… et ce serait à moi de te plaindre…
 
– Rassure-toi, dit la Mayeux, Dieu est juste et bon : s’il m’a refusé bien des avantages, il m’a donné mes joies comme il t’a donné les tiennes…
 
– Tes joies ?
 
– Oui, et de grandes… Sans elles… la vie me serait trop lourde… je n’aurais pas le courage de la supporter…
 
– Je te comprends, dit Céphyse avec émotion, tu trouves encore moyen de te dévouer pour les autres, et cela adoucit tes chagrins.
 
– Je fais du moins tout mon possible pour cela, quoique je puisse bien peu ; mais aussi quand je réussis, ajouta la Mayeux en souriant doucement, je suis heureuse et fière comme une pauvre petite fourmi qui, après bien des peines, a apporté un gros brin de paille au nid commun… Mais ne parlons plus de moi…
 
– Si… parlons-en, je t’en prie, et au risque de te fâcher, reprit timidement la reine Bacchanal, je vais te faire une proposition que tu as déjà repoussée… Jacques[1] a, je crois, encore de l’argent… nous le dépensons en folies… donnant çà et là à de pauvres gens quand l’occasion se rencontre… Je t’en supplie, laisse-moi venir à ton aide… je le vois à ta pauvre figure, tu as beau vouloir me le cacher, tu t’épuises à force de travail.
 
– Merci, ma chère Céphyse… je connais ton bon cœur ; mais je n’ai besoin de rien… Le peu que je gagne me suffit.
 
– Tu me refuses… dit tristement la reine Bacchanal, parce que tu sais que mes droits sur cet argent ne sont pas honorables… Soit !… je comprends ton scrupule… Mais, du moins, accepte un service de Jacques… il a été ouvrier comme nous… Entre camarades… on s’aide… Je t’en supplie, accepte… ou je croirai que tu me dédaignes…
 
– Et moi, je croirai que tu me méprises si tu insistes, ma bonne Céphyse, dit la Mayeux d’un ton à la fois si ferme et si doux que la reine Bacchanal vit que toute insistance serait inutile…
 
Elle baissa tristement la tête et une larme roula de nouveau dans ses yeux.
 
– Mon refus t’afflige, dit la Mayeux en lui prenant la main ; j’en suis désolée, mais réfléchis… et tu me comprendras…
 
– Tu as raison, dit la reine Bacchanal avec amertume après un moment de silence, tu ne peux pas accepter… de secours de mon amant… c’était t’outrager que de te le proposer… Il y a des positions si humiliantes, qu’elles souillent jusqu’au bien qu’on voudrait faire.
 
– Céphyse… je n’ai pas voulu te blesser… tu le sais bien.
 
– Oh ! va, crois-moi, reprit la reine Bacchanal, si étourdie, si gaie que je sois, j’ai quelquefois… des moments de réflexion, même au milieu de mes joies les plus folles… et ces moments-là sont rares, heureusement.
 
– Et à quoi penses-tu alors ?
 
– Je pense que la vie que je mène n’est guère honnête ; alors je veux demander à Jacques une petite somme d’argent, seulement de quoi assurer ma vie pendant un an, alors je fais le projet d’aller te rejoindre et de me remettre peu à peu à travailler.
 
– Eh bien !… cette idée est bonne… pourquoi ne la suis-tu pas ?
 
– Parce qu’au moment d’exécuter ce projet, je m’interroge sincèrement, et le courage me manque ; je le sens, jamais je ne pourrai reprendre l’habitude du travail, et renoncer à cette vie, tantôt riche comme aujourd’hui, tantôt précaire… mais au moins libre, oisive, joyeuse, insouciante, et toujours mille fois préférable à celle que je mènerais en gagnant quatre francs par semaine. Jamais, d’ailleurs, l’intérêt ne m’a guidée ; plusieurs fois j’ai refusé de quitter un amant qui n’avait pas grand’chose pour quelqu’un de riche que je n’aimais pas ; jamais je n’ai rien demandé pour moi. Jacques a peut-être dépensé dix mille francs depuis trois ou quatre mois, et nous n’avons que deux mauvaises chambres à peine meublées, car nous vivons toujours dehors, comme des oiseaux ; heureusement, quand je l’ai aimé, il ne possédait rien du tout ; j’avais vendu pour cent francs quelques bijoux qu’on m’avait donnés, et mis cette somme à la loterie ; comme les fous ont toujours du bonheur, j’ai gagné quatre mille francs. Jacques était aussi gai, aussi fou, aussi en train que moi, nous nous sommes dit : nous nous aimons bien ; tant que l’argent durera, nous irons ; quand nous n’en aurons plus, de deux choses l’une, ou nous serons las l’un de l’autre, et alors nous nous dirons adieu, ou bien nous nous aimerons encore ; alors, pour rester ensemble, nous essayerons de nous remettre au travail : si nous ne le pouvons pas, et que nous tenions toujours à ne pas nous séparer… un boisseau de charbon fera notre affaire.
 
– Grand Dieu ! s’écria la Mayeux en pâlissant.
 
– Rassure-toi donc… nous n’avons pas à en venir là… il nous restait encore quelque chose, lorsqu’un agent d’affaires, qui m’avait fait la cour, mais qui était si laid que ça m’empêchait de voir qu’il était riche, sachant que je vivais avec Jacques, m’a engagée à… Mais pourquoi t’ennuyer de ces détails… En deux mots, on a prêté de l’argent à Jacques sur quelque chose comme des droits assez douteux, dit-on, qu’il avait à une succession… C’est avec cet argent-là que nous nous amusons… tant qu’il y en aura… ça ira…
 
– Mais, ma bonne Céphyse, au lieu de dépenser si follement cet argent, pourquoi ne pas le placer… et te marier avec Jacques… puisque tu l’aimes !
 
– Oh ! d’abord, vois-tu, répondit en riant la reine Bacchanal, dont le caractère insouciant et gai reprenait le dessus, placer de l’argent, ça ne vous procure aucun agrément… on a pour tout amusement à regarder un petit morceau de papier qu’on vous donne en échange de ces belles pièces d’or avec lesquelles on a mille plaisirs… Quant à me marier, certainement j’aime Jacques comme je n’ai jamais aimé personne ; pourtant il me semble que, si j’étais mariée avec lui, tout notre bonheur s’en irait ; car enfin, comme mon amant, il n’a rien à me dire du passé ; mais, comme mon mari, il me le reprocherait tôt ou tard, et si ma conduite mérite des reproches, j’aime mieux me les adresser moi-même, j’y mettrai des formes.
 
– À la bonne heure, folle que tu es… mais cet argent ne durera pas toujours… Après… comment ferez-vous ?
 
– Après… ah bah ! après… c’est dans la lune… Demain me paraît toujours devoir arriver dans cent ans… S’il fallait se dire qu’on mourra un jour… ça ne serait pas la peine de vivre…
 
L’entretien de Céphyse et de la Mayeux fut de nouveau interrompu par un tapage effroyable que dominait le bruit aigu et perçant de la crécelle de Nini-Moulin ; puis à ce tumulte succéda un chœur de cris inhumains au milieu duquel on distinguait ces mots qui firent trembler les vitres :
 
– La reine Bacchanal !… la reine Bacchanal !!
 
La Mayeux tressaillit à ce bruit soudain.
 
– C’est encore ma cour qui s’impatiente, lui dit Céphyse en riant cette fois.
 
– Mon Dieu ! s’écria la Mayeux avec effroi, si on allait venir te chercher ici ?…
 
– Non, non, rassure-toi.
 
– Mais si… entends-tu ces pas !… on marche dans le corridor… on approche… Oh ! je t’en conjure, ma sœur, fais que je puisse m’en aller seule… sans être vue de tout ce monde.
 
Au moment où la porte s’ouvrait, Céphyse y courut. Elle vit dans le corridor une députation à la tête de laquelle marchaient Nini-Moulin, armé de sa formidable crécelle, Rose-Pompon et Couche-tout-nu.
 
– La reine Bacchanal ! ou je m’empoisonne avec un verre d’eau, cria Nini-Moulin.
 
– La reine Bacchanal ! ou j’affiche mes bans à la mairie avec Nini-Moulin ! cria la petite Rose-Pompon d’un air déterminé.
 
– La reine Bacchanal ! ou sa cour s’insurge et vient l’enlever ! dit une autre voix.
 
– Oui, oui, enlevons-la, répéta un chœur formidable.
 
– Jacques… entre seul, dit la reine Bacchanal malgré ces sommations pressantes.
 
Puis, s’adressant à sa cour d’un ton majestueux :
 
– Dans dix minutes, je suis à vous, et alors, tempête infernale !
 
– Vive la reine Bacchanal !! cria Dumoulin en agitant sa crécelle et en se retirant, suivi de la députation, pendant que Couche-tout-nu entrait seul dans le cabinet.
 
– Jacques, c’est ma bonne sœur, lui dit Céphyse.
 
– Enchanté de vous voir, mademoiselle, dit Jacques cordialement, et doublement enchanté, car vous allez me donner des nouvelles du camarade Agricol… Depuis que je joue au millionnaire, nous ne nous voyons plus, mais je l’aime toujours comme un bon et grave compagnon… Vous demeurez dans sa maison… Comment va-t-il ?
 
– Hélas ! monsieur… il est arrivé bien des malheurs à lui et à sa famille… il est en prison.
 
– En prison ! s’écria Céphyse.
 
– Agricol… en prison !… lui ! et pourquoi ? dit Couche-tout-nu.
 
– Pour un délit politique qui n’a rien de grave. On avait espéré le faire mettre en liberté sous caution…
 
– Sans doute… pour cinq cents francs, je connais ça… dit Couche-tout-nu…
 
– Malheureusement cela a été impossible ; la personne sur laquelle on comptait…
 
La reine Bacchanal interrompit la Mayeux en disant à Couche-tout-nu :
 
– Jacques… tu entends… Agricol… en prison… pour cinq cents francs.
 
– Pardieu ! je t’entends et je te comprends, tu n’as pas besoin de me faire de signes… Pauvre garçon ! et il fait vivre sa mère !
 
– Hélas ! oui, monsieur, et c’est d’autant plus pénible que son père est arrivé de Russie, et que sa mère…
 
– Tenez, mademoiselle, dit Couche-tout-nu en interrompant encore la Mayeux et lui donnant une bourse, prenez… tout est payé d’avance ici. Voilà le restant de mon sac ; il y a là dedans vingt-cinq ou trente napoléons ; je ne peux pas mieux les finir qu’en m’en servant pour un camarade dans la peine. Donnez-les au père d’Agricol ; il fera les démarches nécessaires, et demain Agricol sera à sa forge… où j’aime mieux qu’il soit que moi.
 
– Jacques, embrasse-moi tout de suite, dit la reine Bacchanal.
 
– Tout de suite, et encore, et toujours, dit Jacques en embrassant joyeusement la reine.
 
La Mayeux hésita un moment ; mais songeant qu’après tout cette somme, qui allait être follement dissipée, pouvait rendre la vie et l’espoir à la famille d’Agricol, songeant enfin que ces cinq cents francs, remis plus tard à Jacques, lui seraient peut-être alors d’une utile ressource, la jeune fille accepta, et, les yeux humides, dit en prenant la bourse :
 
– Monsieur Jacques, j’accepte… vous êtes généreux et bon : le père d’Agricol aura du moins aujourd’hui cette consolation à de bien cruels chagrins… Merci, oh ! merci.
 
– Il n’y a pas besoin de me remercier, mademoiselle… on a de l’argent, c’est pour les autres comme pour soi…
 
Les cris recommencèrent plus furieux que jamais, et la crécelle de Nini-Moulin grinça d’une façon déplorable.
 
– Céphyse… ils vont tout briser là-dedans si tu ne viens pas, et maintenant je n’ai plus de quoi payer la casse, dit Couche-tout-nu. Pardon, mademoiselle, ajouta-t-il en riant, mais, vous le voyez, la royauté a ses devoirs…
 
Céphyse, émue, tendit les bras à la Mayeux, qui s’y jeta en pleurant de douces larmes.
 
– Et maintenant, dit-elle à sa sœur, quand te reverrai-je ?
 
– Bientôt… quoique rien ne me fasse plus de peine que de te voir dans une misère que tu ne veux pas me permettre de soulager…
 
– Tu viendras ? tu me le promets ?
 
– C’est moi qui vous le promets pour elle, dit Jacques, nous irons vous voir, vous et votre voisin Agricol.
 
– Allons… retourne à la fête, Céphyse… amuse-toi de bon cœur… tu le peux… car M. Jacques va rendre une famille bien heureuse…
 
Ce disant, et après que Couche-tout-nu se fût assuré qu’elle pouvait descendre sans être vue de ses joyeux et bruyants compagnons, la Mayeux descendit furtivement, bien empressée de porter au moins une bonne nouvelle à Dagobert, mais voulant auparavant se rendre rue de Babylone, au pavillon naguère occupé par Adrienne de Cardoville. On saura plus tard la cause de la détermination de la Mayeux.
 
Au moment où la jeune fille sortait de chez le traiteur, trois hommes bourgeoisement et confortablement vêtus parlaient bas et paraissaient se consulter en regardant la maison du traiteur. Bientôt un quatrième homme descendit précipitamment l’escalier du traiteur.
 
– Eh bien ? dirent les trois autres avec anxiété.
 
– Il est là…
 
– Tu en es sûr ?
 
– Est-ce qu’il y a deux Couche-tout-nu sur la terre ? répondit l’autre ; je viens de le voir ; il est déguisé en fort… ils sont attablés pour trois heures au moins.
 
– Allons… attendez-moi là, vous autres… dissimulez-vous le plus possible… Je vas chercher le chef de file, et l’affaire est dans le sac.
 
Et, disant ces mots, l’un des hommes disparut en courant dans une rue qui aboutissait sur la place.
 
À ce moment, la reine Bacchanal entrait dans la salle du banquet, accompagnée de Couche-tout-nu, et fut saluée par les acclamations les plus frénétiques.
 
– Maintenant, s’écria Céphyse avec une sorte d’entraînement fébrile et comme si elle eût cherché à s’étourdir, maintenant, mes amis, tempêtes, ouragans, bouleversements, déchaînements et autres tremblements…
 
Puis, tendant son verre à Nini-Moulin, elle dit :
 
– À boire !
 
– Vive la reine ! cria-t-on tout d’une voix.
 


[1] Nous rappelons au lecteur que Couche-tout-nu se nommait Jacques Rennepont, et faisait partie de la descendance de la soeur du Juif errant.