Le Juif Errant

| 8.08 - L'interrogatoire.

 

 

 

– Madame Françoise Baudoin ? demanda le magistrat.
 
– C’est moi… monsieur… dit Françoise ; puis, apercevant la Mayeux, qui, pâle, tremblante, n’osait pas avancer, elle lui tendit les bras. Ah ! ma pauvre enfant !… s’écria-t-elle en pleurant ; pardon… pardon… c’est encore pour nous… que tu as souffert cette humiliation…
 
Après que la femme de Dagobert eut tendrement embrassé la jeune ouvrière, celle-ci, se retournant vers le commissaire, lui dit avec une expression de dignité triste et touchante :
 
– Vous le voyez… monsieur… je n’avais pas volé.
 
– Ainsi, madame, dit le magistrat à Françoise, la timbale d’argent… le châle… les draps… contenus dans ce paquet…
 
– M’appartenaient, monsieur… C’était pour me rendre service que cette chère enfant… la meilleure, la plus honnête des créatures, avait bien voulu se charger de porter ces objets au mont-de-piété…
 
– Monsieur, dit sévèrement le magistrat à l’agent de police, vous avez commis une déplorable erreur… j’en rendrai compte… et je demanderai que vous soyez puni ; sortez !
 
Puis s’adressant à la Mayeux d’un air véritablement peiné :
 
– Je ne puis malheureusement, mademoiselle, que vous exprimer des regrets bien sincères de ce qui s’est passé… croyez que je compatis à tout ce que cette méprise a eu de cruel pour vous…
 
– Je le crois… monsieur, dit la Mayeux, et je vous en remercie.
 
Et elle s’assit avec accablement, car, après tant de secousses, son courage et ses forces étaient épuisés.
 
Le magistrat allait se retirer, lorsque Dagobert qui avait depuis quelques instants paru profondément réfléchir, lui dit d’une voix ferme :
 
– Monsieur le commissaire… veuillez m’entendre… j’ai une déposition à vous faire.
 
– Parlez, monsieur…
 
– Ce que je vais vous dire est très important, monsieur ; c’est devant vous, magistrat, que je fais une déclaration… afin que vous en preniez acte.
 
– Et c’est comme magistrat que je vous écoute, monsieur.
 
– Je suis arrivé ici depuis deux jours ; j’amenais de Russie deux jeunes filles qui m’avaient été confiées par leur mère… femme du maréchal Simon…
 
– De M. le maréchal duc de Ligny ? dit le commissaire, très surpris.
 
– Oui, monsieur… Hier… je les ai laissées ici… j’étais obligé de partir pour une affaire très pressante… Ce matin, pendant mon absence, elles ont disparu… et je suis certain de connaître l’homme qui les a fait disparaître…
 
– Mon ami… s’écria Françoise effrayée.
 
– Monsieur, dit le magistrat, votre déclaration est de la plus haute gravité… Disparition de personnes… Séquestration, peut-être… Mais êtes-vous bien sûr ?…
 
– Ces jeunes filles étaient ici… il y a une heure… Je vous répète, monsieur, que pendant mon absence… on les a enlevées…
 
– Je ne voudrais pas douter de la sincérité de votre déclaration, monsieur… Pourtant, un enlèvement si brusque… s’explique difficilement… D’ailleurs, qui vous dit que ces jeunes filles ne reviendront pas ? Enfin qui soupçonnez-vous ? Un mot seulement, avant de déposer votre accusation. Rappelez-vous que c’est le magistrat qui vous entend… En sortant d’ici, il se peut que la justice soit saisie de cette affaire.
 
– C’est ce que je veux, monsieur… Je suis responsable de ces jeunes filles devant leur père ; il doit arriver d’un moment à l’autre, et je tiens à me justifier.
 
– Je comprends, monsieur, toutes ces raisons ; mais encore une fois prenez garde de vous laisser égarer par des soupçons peut-être mal fondés… Une fois votre dénonciation faite… il se peut que je sois obligé d’agir préventivement, immédiatement, contre la personne que vous accusez… Or, si vous êtes coupable d’une erreur… les suites en seraient fort graves pour vous ; et, sans aller plus loin… dit le magistrat avec émotion en désignant la Mayeux, vous voyez quelles sont les conséquences d’une fausse accusation.
 
– Mon ami, tu entends, s’écria Françoise de plus en plus effrayée de la résolution de Dagobert à l’endroit de l’abbé Dubois, je t’en supplie… ne dis pas un mot de plus…
 
Mais le soldat, en réfléchissant, s’était convaincu que la seule influence du confesseur de Françoise avait pu la déterminer à agir ou à se taire ; aussi reprit-il avec assurance :
 
– J’accuse le confesseur de ma femme d’être l’auteur ou le complice de l’enlèvement des filles du maréchal Simon.
 
Françoise poussa un douloureux gémissement et cacha sa figure dans ses mains, pendant que la Mayeux, qui s’était rapprochée d’elle, tâchait de la consoler.
 
Le magistrat avait écouté la déposition de Dagobert avec un étonnement profond ; il lui dit sévèrement :
 
– Mais, monsieur… n’accusez-vous pas injustement un homme revêtu d’un caractère on ne peut plus respectable… un prêtre ?… Monsieur… il s’agit d’un prêtre… Je vous avais prévenu… vous auriez dû réfléchir… tout ceci devient de plus en plus grave… À votre âge… une légèreté serait impardonnable.
 
– Hé, mordieu ! monsieur, dit Dagobert avec impatience, à mon âge on a le sens commun ; voici les faits : ma femme est la meilleure, la plus honorable des créatures… parlez-en dans le quartier, on vous le dira… mais elle est dévote ; mais depuis vingt ans elle ne voit que par les yeux de son confesseur… Elle adore son fils, elle m’aime beaucoup aussi ; mais au-dessus de son fils, et de moi… il y a toujours le confesseur.
 
– Monsieur, dit le commissaire, ces détails… intimes…
 
– Sont indispensables… vous allez voir… Je sors, il y a une heure, pour aller réclamer cette pauvre Mayeux… En rentrant, les jeunes filles avaient disparu ; je demande à ma femme, à qui je les avais laissées, où elles sont… elle tombe à genoux en sanglotant et me dit : « Fais de moi ce que tu voudras… mais ne me demande pas ce que sont devenues les enfants… je ne peux pas te répondre. »
 
– Serait-il vrai… madame ?… s’écria le commissaire en regardant Françoise avec une grande surprise.
 
– Emportements, menaces, prières, rien n’a fait, reprit Dagobert, à tout elle m’a répondu avec sa douleur de sainte : « Je ne peux rien dire. » Eh bien, moi, monsieur, voici ce que je soutiens : ma femme n’a aucun intérêt à la disparition de ces enfants ; elle est sous la domination entière de son confesseur ; elle a agi par son ordre, et elle n’est que l’instrument ; il est le seul coupable.
 
À mesure que Dagobert parlait, la physionomie du commissaire devenait de plus en plus attentive en regardant Françoise, qui, soutenue par la Mayeux, pleurait amèrement. Après avoir un instant réfléchi, le magistrat fit un pas vers la femme de Dagobert, et lui dit :
 
– Madame… vous avez entendu ce que vient de déclarer votre mari ?
 
– Oui, monsieur.
 
– Qu’avez-vous à me dire pour vous justifier ?…
 
– Mais, monsieur ! s’écria Dagobert, ce n’est pas ma femme que j’accuse… je n’entends pas cela… c’est son confesseur !
 
– Monsieur… vous vous êtes adressé au magistrat… c’est donc au magistrat à agir comme il croit devoir agir pour découvrir la vérité… Encore une fois, madame, reprit-il en s’adressant à Françoise, qu’avez-vous à dire pour vous justifier ?
 
– Hélas ! rien, monsieur.
 
– Est-il vrai que votre mari ait en partant laissé ces jeunes filles sous votre surveillance ?
 
– Oui, monsieur.
 
– Est-il vrai que, lorsqu’il vous a demandé où elles étaient, vous lui avez dit que vous ne pouviez rien lui apprendre à ce sujet ?
 
Et le commissaire semblait attendre la réponse de Françoise avec une sorte de curiosité inquiète.
 
– Oui, monsieur, dit-elle simplement et naïvement, j’ai répondu cela à mon mari.
 
Le magistrat fit un mouvement de surprise presque pénible.
 
– Comment ! madame… à toutes les prières, à toutes les instances de votre mari… vous n’avez pu répondre autre chose ? Comment ! vous avez refusé de lui donner aucun renseignement ? Mais cela n’est ni probable ni possible.
 
– Cela est pourtant la vérité, monsieur.
 
– Mais enfin, madame, que sont devenues ces jeunes filles qu’on vous a confiées ?…
 
– Je ne puis rien dire là-dessus… monsieur… Si je n’ai pas répondu à mon pauvre mari… c’est que je ne répondrai à personne…
 
– Eh bien, monsieur, reprit Dagobert, avais-je tort ? une honnête et excellente femme comme elle, toujours pleine de raison, de bon sens, de dévouement, parler ainsi… est-ce naturel ? Je vous répète, monsieur, que c’est une affaire de confesseur… Agissons contre lui vivement, et promptement… nous saurons tout… et mes pauvres enfants me seront rendues.
 
Le commissaire dit à Françoise, sans pouvoir réprimer une certaine émotion :
 
– Madame…, je vais vous parler bien sévèrement ; mon devoir m’y oblige. Tout ceci se complique d’une manière si grave, que je vais de ce pas instruire la justice de ces faits ; vous reconnaissez que ces jeunes filles vous ont été confiées, et vous ne pouvez les représenter… Maintenant, écoutez-moi bien… Si vous refusiez de donner aucun éclaircissement à leur sujet… c’est vous seule… qui seriez accusée de leur disparition… et je serais, à mon grand regret, obligé de vous arrêter…
 
– Moi ! s’écria Françoise avec terreur.
 
– Elle ! s’écria Dagobert, jamais… Encore une fois, c’est son confesseur et non pas elle que j’accuse… Ma pauvre femme… l’arrêter !
 
Et il courut à elle comme s’il eût voulu la protéger.
 
– Monsieur… il est trop tard, dit le commissaire ; vous m’avez déposé votre plainte sur l’enlèvement de deux jeunes filles. D’après les déclarations mêmes de votre femme, elle seule est jusqu’ici la seule compromise. Je dois la conduire auprès de M. le procureur du roi, qui du reste avisera.
 
– Et moi, monsieur, je vous dis que ma femme ne sortira pas d’ici ! s’écria Dagobert d’un ton menaçant.
 
– Monsieur, dit froidement le commissaire, je comprends votre chagrin ; mais dans l’intérêt même de la vérité, je vous en conjure, ne vous opposez pas à une mesure qu’il vous serait, dans dix minutes, matériellement impossible d’empêcher.
 
Ces mots, dits avec calme, rappelèrent le soldat à lui-même.
 
– Mais enfin, monsieur ! s’écria-t-il, ce n’est pas ma femme que j’accuse.
 
– Laisse, mon ami ; ne t’occupe pas de moi, dit la femme martyre avec une angélique résignation ; le Seigneur veut encore m’éprouver rudement : je suis son indigne servante… je dois accepter ses volontés avec reconnaissance ; que l’on m’arrête si l’on veut… je ne dirai pas plus en prison que je n’ai dit ici au sujet de ces pauvres enfants…
 
– Mais, monsieur… vous voyez bien que ma femme n’a pas la tête à elle… s’écria Dagobert, vous ne pouvez l’arrêter…
 
– Il n’y a aucune charge, aucune preuve, aucun indice contre l’autre personne que vous accusez, et que son caractère même défend. Laissez-moi emmener madame… Peut-être, après un premier interrogatoire, vous sera-t-elle rendue… Je regrette, monsieur, ajouta le commissaire d’un ton pénétré, d’avoir une telle mission à remplir… dans un moment où l’arrestation de votre fils… doit… vous…
 
– Hein !… s’écria Dagobert en regardant sa femme et la Mayeux avec stupeur, que dit-il ?… mon fils…
 
– Quoi !… vous ignoriez ?… Ah ! monsieur… pardon, mille fois, dit le magistrat, douloureusement ému, il m’est cruel… de vous faire une telle révélation.
 
– Mon fils !… répéta Dagobert en portant ses deux mains à son front, mon fils… arrêté !
 
– Pour un délit politique… peu grave, du reste, dit le commissaire.
 
– Ah ! c’est trop… tout m’accable à la fois… dit le soldat en tombant anéanti sur une chaise en cachant sa figure dans ses mains.
 
* * * *
 
Après des adieux déchirants, au milieu desquels Françoise resta, malgré ses terreurs, fidèle au serment qu’elle avait fait à l’abbé Dubois, Dagobert, qui avait refusé de déposer contre sa femme, était accoudé sur une table ; épuisé par tant d’émotions, il ne put s’empêcher de s’écrier :
 
– Hier… j’avais auprès de moi… ma femme… mon fils… mes deux pauvres orphelines… et maintenant… seul !… seul !…
 
Au moment où il prononçait ces mots d’un ton déchirant, une voix douce et triste se fit entendre derrière lui, et dit timidement :
 
– Monsieur Dagobert… je suis là… Si vous le permettez, je vous servirai, je resterai près de vous…
 
C’était la Mayeux.