Le Juif Errant

| 15.02 - Le secret.

 

 

 

La scène suivante se passait peu de jours après l’enlèvement de Rose-Pompon par Nini-Moulin.
 
Mlle de Cardoville était assise, rêveuse, dans son cabinet de travail, tendu de lampas vert et meublé d’une bibliothèque rehaussée de grandes cariatides bronze doré. À quelques indices significatifs, on devinait que Mlle de Cardoville avait cherché dans les arts des distractions à de graves et tristes préoccupations. Auprès d’un piano ouvert était une harpe placée devant un pupitre de musique ; plus loin, sur une table chargée de boîtes, de pastels et d’aquarelles, on voyait plusieurs feuilles de vélin couvertes d’ébauches très vivement colorées. La plupart représentaient des esquisses de sites asiatiques, enflammés de tous les feux du soleil d’Orient. Fidèle à sa fantaisie de s’habiller chez elle d’une manière pittoresque, Mlle de Cardoville ressemblait ce jour-là à l’un de ces fiers portraits de Velasquez à la tournure si noble et si sévère… Sa robe était de moire noire à jupe largement étoffée, à taille très longue et à manches garnies de crevés de satin rose lisérés de passequilles de jais. Une fraise à l’espagnole, bien empesée, montait presque jusqu’au menton, et était comme assujettie autour du cou par un large ruban rose. Cette guimpe, doucement agitée, s’échancrait sur les élégantes rondeurs d’un devant de corsage en satin rose lacé de fils de perles de jais, et se terminant en pointe à la ceinture. Il est impossible de dire combien ce vêtement noir, à plis amples et lustrés, relevé de rose et de jais brillant, s’harmonisait avec l’éblouissante blancheur de la peau d’Adrienne et les flots d’or de sa belle chevelure, dont les soyeux et long anneaux tombaient jusque sur son sein. La jeune fille était à demi couchée et accoudée sur une causeuse recouverte en lampas vert ; le dossier, assez élevé du côté de la cheminée, s’abaissait insensiblement jusqu’au pied de ce meuble. Une sorte de léger treillage de bronze doré, demi-circulaire, élevé de cinq pieds environ, tapissé de lianes fleuries (admirable passiflores quadrangulatae, plantées dans une profonde jardinière en bois d’ébène, d’où sortait ce treillis), entourait ce canapé d’une sorte de paravent de feuillage, diapré de larges fleurs vertes en dehors, pourpres au dedans et d’un émail aussi éclatant que ces fleurs de porcelaine que la Saxe nous envoie. Un parfum suave et léger comme un faible mélange de violette et de jasmin s’épandait de la corolle de ces admirables passiflores.
 
Chose assez étrange, une grande quantité de livres tout neufs (Adrienne les avait achetés depuis deux ou trois jours), et tout fraîchement coupés, étaient éparpillés autour d’elle, les uns sur la causeuse, les autres sur un petit guéridon, ceux-là, enfin, au nombre desquels se trouvaient plusieurs grands atlas avec gravures, gisaient sur le somptueux tapis de martre qui s’étendait au pied du divan. Chose plus étrange encore, ces livres, de formats et d’auteurs différents, traitaient tous du même sujet.
 
La pose d’Adrienne révélait une sorte d’abattement mélancolique ; ses joues étaient pâles ; une légère auréole bleuâtre, cernant ses grands yeux noirs à demi voilés, leur donnait une expression de tristesse profonde. Bien des motifs causaient cette tristesse, entre autres la disparition de la Mayeux. Sans croire positivement aux perfides insinuations de Rodin, qui donnait à entendre que dans sa crainte d’être démasquée par lui, celle-ci n’avait pas osé rester dans la maison, Adrienne éprouvait un cruel serrement de cœur en songeant que cette jeune fille, en qui elle avait eu tant de foi, avait fui son hospitalité presque fraternelle, sans lui adresser une parole de reconnaissance. On s’était en effet bien gardé de montrer les quelques lignes écrites à la hâte à sa bienfaitrice par la pauvre ouvrière au moment de partir ; l’on n’avait parlé que du billet de cinq cents francs trouvé sur son bureau, et cette dernière circonstance, pour ainsi dire inexplicable, avait aussi contribué à éveiller de cruels soupçons dans l’esprit de Mlle de Cardoville. Déjà elle ressentait les funestes effets de cette défiance, de tout et de tous, que lui avait recommandée Rodin ; ce sentiment de défiance, de réserve, tendait à devenir d’autant plus puissant, que, pour la première fois de sa vie, Mlle de Cardoville, jusqu’alors étrangère au mensonge, avait un secret à cacher… un secret qui faisait à la fois son bonheur, sa honte et son tourment.
 
À demi couchée sur son divan, pensive, accablée, Adrienne parcourait, souvent distraite, un de ces ouvrages récemment achetés ; tout à coup elle poussa un léger cri de surprise ; sa main qui tenait le livre trembla comme la feuille, et de ce moment elle parut lire avec une attention passionnée, une curiosité dévorante. Bientôt ses yeux brillèrent d’enthousiasme ; son sourire devint d’une douceur ineffable ; elle semblait à la fois fière, heureuse et charmée… mais, au moment où elle venait de tourner un dernier feuillet, ses traits exprimèrent le désappointement et le chagrin. Alors elle recommença cette lecture qui lui avait causé un si doux enivrement ; mais cette fois ce fut avec une lenteur calculée qu’elle relut chaque page, épelant pour ainsi dire chaque ligne, chaque mot ; puis, de temps en temps, elle s’interrompait, et alors, pensive, le front penché et appuyé sur sa belle main, elle semblait commenter, dans une rêverie profonde, les passages qu’elle venait de lire avec un tendre et religieux amour. Arrivant bientôt à un passage qui l’impressionna tellement qu’une larme brilla dans ses yeux, elle retourna brusquement le volume pour voir sur sa couverture le nom de son auteur. Pendant quelques secondes, elle contempla ce nom avec une expression de singulière reconnaissance, et ne put s’empêcher de porter vivement à ses lèvres vermeilles la page où il se trouvait imprimé. Après avoir relu plusieurs fois les lignes dont elle avait été si frappée, oubliant sans doute la lettre pour l’esprit, elle se prit à réfléchir si profondément, que le livre glissa de ses mains et tomba sur le tapis…
 
Durant le cours de cette rêverie, le regard de la jeune fille s’était arrêté d’abord machinalement sur un admirable bas-relief supporté par un chevalet d’ébène, et placé près de l’une des croisées. Ce magnifique bronze récemment fondu d’après un plâtre moulé sur l’antique, représentait le triomphe du Bacchus indien. Jamais l’art grec n’était peut-être arrivé à une si rare perfection.
 
Le jeune conquérant, à demi vêtu d’une peau de lion qui laissait admirer la pureté juvénile et charmante de ses formes, rayonnait d’une beauté divine. Debout dans un char traîné par deux tigres, l’air doux et fier à la fois, il s’appuyait d’une main sur un thyrse, et de l’autre il guidait avec une majesté tranquille son farouche attelage… À ce rare mélange de grâce, de vigueur et de sérénité, on reconnaissait le héros qui avait livré de si rudes combats aux hommes et aux monstres des forêts. Grâce au ton fauve du relief, la lumière, en frappant cette sculpture de côté, faisait admirablement ressortir la figure du jeune dieu, qui, fouillée presque en ronde bosse, et ainsi éclairée, resplendissait comme une magnifique statue d’or pâle sur le fond obscur et tourmenté du bronze.
 
Lorsque Adrienne avait d’abord arrêté son regard sur ce rare assemblage de perfections divines, ses traits étaient calmes, rêveurs ; mais cette contemplation, d’abord presque machinale, devenant de plus en plus attentive et réfléchie, la jeune fille se leva tout à coup de son siège et s’approcha lentement du bas-relief, paraissant céder à l’indicible attraction d’une ressemblance extraordinaire. Alors une légère rougeur commença à poindre sur les joues de Mlle de Cardoville, envahit peu à peu son visage et s’étendit rapidement sur son front et sur son cou. Elle s’approcha davantage encore du bas-relief, et après avoir jeté autour d’elle un coup d’œil furtif, presque honteux, comme si elle eût craint d’être surprise dans une action blâmable, par deux fois elle approcha sa main tremblante d’émotion afin d’effleurer seulement du bout de ses doigts charmants le front du bronze du Bacchus indien.
 
Mais, par deux fois, une sorte d’hésitation pudique la retint.
 
Enfin, la tentation devint trop forte. Elle y succomba… et son doigt d’albâtre, après avoir délicatement caressé le visage d’or pâle du jeune dieu, s’appuya plus hardiment pendant une seconde sur son front noble et pur… À cette pression, bien légère pourtant, Adrienne sembla ressentir une sorte de choc électrique ; elle frissonna de tout son corps ; ses yeux s’alanguirent, et, après avoir un instant nagé dans leur nacre humide et brillante, ils s’élevèrent vers le ciel, et appesantis, se fermèrent à demi… alors la tête de la jeune fille se renversa quelque peu en arrière ; ses genoux fléchirent insensiblement ; ses lèvres vermeilles s’entr’ouvrirent pour laisser échapper son haleine embrasée, car son sein se soulevait avec force comme si la sève de la jeunesse et de la vie eût accéléré les battements de son cœur et fait bouillonner son sang ; bientôt enfin le brûlant visage d’Adrienne trahit malgré elle une sorte d’extase à la fois timide et passionnée, chaste et sensuelle, dont l’expression était on ne peut plus ineffable et touchante.
 
Ineffable et touchant spectacle, en effet, que celui d’une jeune vierge dont le front pudique rougit au premier feu d’un secret désir… Le Créateur de toutes choses n’anime-t-il pas le corps ainsi que l’âme de sa divine étincelle ? Ne doit-il pas être religieusement glorifié dans l’intelligence comme dans les sens, dont il a si paternellement doué ses créatures ? Impies, blasphémateurs sont donc ceux-là qui cherchent à étouffer ces sens célestes, au lieu de guider, d’harmoniser leur divin essor.
 
Soudain Mlle de Cardoville tressaillit, redressa la tête, ouvrit les yeux comme si elle sortait d’un rêve, se recula brusquement, s’éloigna du bas-relief, et fit quelques pas dans la chambre avec agitation, en portant ses mains brûlantes à son front. Puis, retombant pour ainsi dire anéantie sur un siège, ses larmes coulèrent avec abondance ; la plus amère douleur éclata sur ses traits, qui révélèrent alors les profonds déchirements de la funeste lutte qui se livrait en elle-même. Puis ses larmes tarirent peu à peu. Et à cette crise d’accablement si pénible succéda une sorte de dépit violent, d’indignation courroucée contre elle-même, qui se traduisit par ces mots qui lui échappèrent :
 
– Pour la première fois de ma vie, je me sens faible et lâche… oh ! oui… lâche !… bien lâche !…
 
* * * * *
 
Le bruit d’une porte qui s’ouvrit et se referma tira Mlle de Cardoville de ses réflexions amères. Georgette rentra et dit à sa maîtresse :
 
– Mademoiselle peut-elle recevoir M. le comte de Montbron ?
 
Adrienne sachant trop vivre pour témoigner devant ses femmes l’espèce d’impatience que lui causait une venue inopportune, dit à Georgette :
 
– Vous avez dit à M. de Montbron que j’étais chez moi ?
 
– Oui, mademoiselle.
 
– Priez-le d’entrer.
 
Quoique Mlle de Cardoville ressentît à ce moment une assez vive contrariété de l’arrivée de M. de Montbron, hâtons-nous de dire qu’elle avait pour lui une affection presque filiale, une estime profonde, et pourtant, par un contraste assez fréquent d’ailleurs, elle se trouvait presque toujours d’un avis opposé au sien, et il en résultait, lorsque Mlle de Cardoville avait toute sa liberté d’esprit, les discussions les plus follement gaies ou les plus animées ; discussions dans lesquelles, malgré sa verve moqueuse et sceptique, sa vieille expérience, sa rare connaissance des hommes et des choses, disons enfin le mot, malgré sa rouerie de bonne compagnie, M. de Montbron n’avait pas toujours l’avantage et il avouait très gaiement sa défaite. Ainsi, pour ne donner qu’une idée des dissentiments du comte et d’Adrienne, il avait, avant de se faire, ainsi qu’il disait gaiement, son complice, il avait toujours combattu (pour d’autres motifs que ceux allégués par Mme de Saint-Dizier) sa volonté de vivre seule et à sa guise, tandis qu’au contraire Rodin, en donnant aux résolutions de la jeune fille à ce sujet un but rempli de grandeur, avait acquis sur elle une sorte d’influence.
 
Âgé alors de soixante ans passés, le comte de Montbron avait été l’un des hommes les plus brillants du directoire, du consulat et de l’empire : ses prodigalités, ses bons mots, ses impertinences, ses duels, ses amours, ses pertes au jeu, avaient presque toujours défrayé les entretiens de la société de son temps. Quant à son caractère, à son cœur et à son commerce, nous dirons qu’il était resté dans les termes de la plus sincère amitié presque avec toutes ses anciennes maîtresses. À l’heure où nous le présentons au lecteur, il était encore fort gros joueur et fort beau joueur ; il avait, comme on disait autrefois, une très grande mine, l’air décidé, fin et moqueur ; ses façons étaient celles du meilleur monde, avec une pointe d’impertinence agressive lorsqu’il n’aimait pas les gens ; il était grand, très mince et d’une tournure encore svelte, presque juvénile ; il avait le front haut et chauve, les cheveux blancs et courts, des favoris gris taillés en croissant, la figure longue, le nez aquilin, des yeux bleus très pénétrants et des dents encore fort belles.
 
– Monsieur le comte de Montbron ! dit Georgette en ouvrant la porte.
 
Le comte entra, et alla baiser la main d’Adrienne avec une sorte de familiarité paternelle.
 
– Allons ! se dit M. de Montbron, tâchons de savoir la vérité que je viens chercher, afin d’éviter peut-être un grand malheur.