Le Juif Errant

| Huitième partie : Le confesseur / I. Pressentiment

 

 

 

Pendant que les faits précédents se passaient dans la maison de santé du docteur Baleinier, d’autres scènes avaient lieu, environ à la même heure, rue Brise-Miche, chez Françoise Baudoin. Sept heures du matin venaient de sonner à l’église Saint-Merri, le jour était bas et sombre, le givre et le grésil pétillaient aux fenêtres de la triste chambre de la femme de Dagobert.
 
Ignorant encore l’arrestation de son fils, Françoise l’avait attendu la veille toute la soirée, et ensuite une partie de la nuit, au milieu d’inquiétudes navrantes ; puis, cédant à la fatigue, au sommeil, vers les trois heures du matin elle s’était jetée sur un matelas à côté du lit de Rose et de Blanche. Dès le jour (il venait de paraître), Françoise se leva pour monter dans la mansarde d’Agricol, espérant, bien faiblement il est vrai, qu’il serait rentré depuis quelques heures.
 
Rose et Blanche venaient de se lever et de s’habiller. Elles se trouvaient seules dans cette chambre triste et froide. Rabat-Joie, que Dagobert avait laissé à Paris, était étendu près du poêle refroidi, et, son long museau entre ses deux pattes de devant, il ne quittait pas de l’œil les deux sœurs. Celles-ci, ayant peu dormi, s’étaient aperçues de l’agitation et des angoisses de la femme de Dagobert. Elles l’avaient vue tantôt marcher en se parlant à elle-même, tantôt prêter l’oreille au moindre bruit qui venait de l’escalier, et parfois s’agenouiller devant le crucifix placé à l’une des extrémités de la chambre. Les orphelines ne se doutaient pas qu’en priant avec ferveur pour son fils, l’excellente femme priait aussi pour elles, car l’état de leur âme l’épouvantait.
 
La veille, après le départ précipité de Dagobert pour Chartres, Françoise, ayant assisté au lever de Rose et de Blanche, les avait engagées à dire leur prière du matin ; elles lui répondirent naïvement qu’elles n’en savaient aucune, et qu’elles ne priaient jamais autrement qu’en invoquant leur mère qui était dans le ciel. Lorsque Françoise, émue d’une douloureuse surprise, leur parla de catéchisme, de confirmation, de communion, les deux sœurs ouvrirent de grands yeux étonnés, ne comprenant rien à ce langage. Selon sa foi candide, la femme de Dagobert, épouvantée de l’ignorance des deux jeunes filles en matière de religion, crut leur âme dans un péril d’autant plus grave, d’autant plus menaçant, que, leur ayant demandé si elles avaient au moins reçu le baptême (et elle leur expliqua la signification de ce sacrement), les orphelines lui répondirent qu’elles ne le croyaient pas, car il ne se trouvait ni église ni prêtre dans le hameau où elles étaient nées pendant l’exil de leur mère en Sibérie. En se mettant au point de vue de Françoise, on comprendra ses terribles angoisses ; car, à ses yeux, ces jeunes filles, qu’elle aimait déjà tendrement, tant elles avaient de charme et de douceur, étaient, pour ainsi dire, de pauvres idolâtres innocemment vouées à la damnation éternelle ; aussi, n’ayant pu retenir ses larmes ni cacher sa frayeur, elle les avait serrées dans ses bras, en leur promettant de s’occuper au plus tôt de leur salut, et en se désolant de ce que Dagobert n’eût pas songé à les faire baptiser en route. Or, il faut l’avouer, cette idée n’était nullement venue à l’ex-grenadier à cheval.
 
Quittant la veille Rose et Blanche pour se rendre aux offices du dimanche, Françoise n’avait pas osé les emmener avec elle, leur complète ignorance des choses saintes rendant leur présence à l’église, sinon scandaleuse, du moins inutile ; mais Françoise, dans ses ferventes prières, implora ardemment la miséricorde céleste pour les orphelines, qui ne savaient pas leur âme dans une position si désespérée.
 
Rose et Blanche restaient donc seules dans la chambre en l’absence de la femme de Dagobert ; elles étaient toujours vêtues de deuil, leurs charmantes figures semblaient encore plus pensives que tristes ; quoiqu’elles fussent accoutumées à une vie bien malheureuse, dès leur arrivée dans la rue Brise-Miche elles s’étaient senties frapper du pénible contraste qui existait entre la pauvre demeure qu’elles venaient habiter et les merveilles que leur imagination s’était figurées en songeant à Paris, cette ville d’or de leurs rêves. Bientôt cet étonnement si concevable fit place à des pensées d’une gravité singulière pour leur âge ; la contemplation de cette pauvreté digne et laborieuse fit profondément réfléchir les orphelines, non plus en enfants, mais en jeunes filles ; admirablement servies par leur esprit juste et sympathique au bien, par leur noble cœur, par leur caractère à la fois délicat et courageux, elles avaient depuis vingt-quatre heures beaucoup observé, beaucoup médité.
 
– Ma sœur, dit Rose à Blanche, lorsque Françoise eut quitté la chambre, la pauvre femme de Dagobert est bien inquiète. As-tu remarqué, cette nuit, son agitation ? Comme elle pleurait ! comme elle priait !
 
– J’étais émue comme toi de son chagrin, ma sœur, et je me demandais ce qui pouvait le causer.
 
– Je crains de le deviner… Oui, peut-être est-ce nous qui sommes la cause de ses inquiétudes ?
 
– Pourquoi, ma sœur ? Parce que nous ne savons pas de prière, et que nous ignorons si nous avons été baptisées ?
 
– Cela a paru lui faire une grande peine, il est vrai ; j’en ai été bien touchée, parce que cela prouve qu’elle nous aime tendrement… Mais je n’ai pas compris comment nous courions des dangers terribles, ainsi qu’elle disait…
 
– Ni moi non plus, ma sœur. Nous tâchons de ne rien faire qui puisse déplaire à notre mère, qui nous voit et nous entend…
 
– Nous aimons ceux qui nous aiment, nous ne haïssons personne, nous nous résignons à tout ce qui nous arrive… Quel mal peut-on nous reprocher ?
 
– Aucun… mais, vois-tu, ma sœur, nous pourrions en faire involontairement…
 
– Nous ?
 
– Oui… et c’est pour cela que je te disais : je crains que nous ne soyons cause des inquiétudes de la femme de Dagobert.
 
– Comment donc cela ?
 
– Écoute, ma sœur… Hier, Mme Françoise a voulu travailler à ces sacs de grosse toile… que voilà sur la table…
 
– Oui. Au bout d’une demi-heure, elle nous a dit bien tristement qu’elle ne pouvait pas continuer… qu’elle n’y voyait plus clair… que ses yeux étaient perdus…
 
– Ainsi elle ne peut plus travailler pour gagner sa vie…
 
– Non, c’est son fils, M. Agricol, qui la soutient… il a l’air si bon, si gai, si franc et si heureux de se dévouer pour sa mère… Ah ! c’est bien le digne frère de notre ange Gabriel !…
 
– Tu vas voir pourquoi je te parle du travail de M. Agricol… Notre bon vieux Dagobert nous a dit qu’en arrivant ici il ne lui restait plus que quelques pièces de monnaie.
 
– C’est vrai…
 
– Il est, ainsi que sa femme, hors d’état de gagner sa vie ; un pauvre vieux soldat comme lui, que ferait-il ?
 
– Tu as raison… il ne sait que nous aimer et nous soigner comme ses enfants.
 
– Il faut donc que ce soit encore M. Agricol qui soutienne… son père… car Gabriel est un pauvre prêtre, qui, ne possédant rien, ne peut rien pour ceux qui l’ont élevé… Ainsi tu vois, c’est M. Agricol qui, seul, fait vivre toute la famille…
 
– Sans doute… s’il s’agit de sa mère… de son père… c’est son devoir, et il le fait de bon cœur.
 
– Oui, ma sœur… mais à nous, il ne nous doit rien.
 
– Que dis-tu, Blanche ?
 
– Il va donc aussi être obligé de travailler pour nous, puisque nous n’avons rien au monde.
 
– Je n’avais pas songé à cela… C’est juste.
 
– Vois-tu, ma sœur, notre père a beau être duc et maréchal de France, comme dit Dagobert, nous avons beau pouvoir espérer bien des choses de cette médaille, tant que notre père ne sera pas ici, tant que nos espérances ne seront pas réalisées, nous serons toujours de pauvres orphelines, obligées d’être à charge à cette brave famille à qui nous devons tant, et qui, après tout, est si gênée… que…
 
– Pourquoi t’interromps-tu, ma sœur ?
 
– Ce que je vais te dire ferait rire d’autres personnes ; mais toi, tu comprendras : hier, la femme de Dagobert, en voyant manger ce pauvre Rabat-Joie, a dit tristement : « Hélas ! mon Dieu, il mange comme une personne… » La manière dont elle a dit cela m’a donné envie de pleurer ; juge s’ils sont pauvres… et pourtant, nous venons encore augmenter leur gêne.
 
Et les deux sœurs se regardèrent tristement, tandis que Rabat-Joie faisait mine de ne pas entendre ce qu’on disait de sa voracité.
 
– Ma sœur, je te comprends, dit Rose après un moment de silence. Eh bien, il ne faut être à charge de personne. Nous sommes jeunes, nous avons bon courage. En attendant que notre position se décide, regardons-nous comme des filles d’ouvrier. Après tout, notre grand-père n’était-il pas artisan lui-même ? Trouvons donc de l’ouvrage et gagnons notre vie… Gagner sa vie… comme on doit être fière… heureuse !…
 
– Bonne petite sœur ! dit Blanche en embrassant Rose, quel bonheur !… tu m’as prévenue… embrasse-moi !
 
– Comment ?
 
– Ton projet… c’était aussi le mien… Oui, hier, en entendant la femme de Dagobert s’écrier si tristement que sa vue était perdue… j’ai regardé tes bons grands yeux qui m’ont fait penser aux miens et je me suis dit : mais il me semble que si la pauvre femme de notre vieux Dagobert a perdu la vue… Mlles Rose et Blanche Simon y voient très clair… ce qui est une compensation, ajouta Blanche en souriant.
 
– Et, après tout, Mlles Simon ne sont pas assez maladroites, reprit Rose en souriant à son tour, pour ne pouvoir coudre de gros sacs de toile grise qui leur écorcheront peut-être un peu les doigts… mais, c’est égal.
 
– Tu le vois, nous pensions à deux comme toujours ; seulement je voulais te ménager une surprise et attendre que nous fussions seules pour te dire mon idée.
 
– Oui, mais il y a quelque chose qui me tourmente.
 
– Qu’est-ce donc ?
 
– D’abord Dagobert et sa femme ne manqueront pas de nous dire : « Mesdemoiselles, vous n’êtes pas faites pour cela… coudre de gros vilains sacs de toile ! Fi donc… les filles d’un maréchal de France ! » Et puis, si nous insistons… « Eh bien ! nous dira-t-on, il n’y a pas d’ouvrage à vous donner… Si vous en voulez… cherchez-en… mesdemoiselles. » Et alors, qui sera bien embarrassé ? Mlles Simon : car où trouverons-nous de l’ouvrage ?
 
– Le fait est que quand Dagobert s’est mis quelque chose dans la tête…
 
– Oh ! après ça… en le câlinant bien…
 
– Oui, pour certaines choses… mais pour d’autres il est intraitable. C’est comme si en route nous eussions voulu l’empêcher de se donner tant de peine pour nous.
 
– Ma sœur ! une idée… s’écria Rose, une excellente idée !
 
– Voyons, dis vite…
 
– Tu sais bien, cette jeune ouvrière qu’on appelle la Mayeux, et qui paraît si serviable, si prévenante…
 
– Oh ! oui, et puis timide, discrète ; on dirait qu’elle a toujours peur de gêner en vous regardant. Tiens, hier, elle ne s’apercevait pas que je la voyais : elle te contemplait d’un air si bon, si doux, elle semblait si heureuse, que des larmes me sont venues aux yeux tant je me suis sentie attendrie…
 
– Et bien, il faudra demander à la Mayeux comment elle fait pour trouver à s’occuper, car certainement elle vit de son travail.
 
– Tu as raison, elle nous le dira, et quand nous le saurons, Dagobert aura beau nous gronder, vouloir faire le fier pour nous, nous serons aussi entêtées que lui.
 
– C’est cela, ayons du caractère ; prouvons-lui que nous avons, comme il le dit lui-même, du sang de soldat dans les veines.
 
– Tu prétends que nous serons peut-être riches un jour, mon bon Dagobert ?… lui dirons-nous, eh bien !… tant mieux : nous nous rappellerons ce temps-ci avec plus de plaisir encore.
 
– Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas, Rose ? la première fois que nous nous trouverons avec la Mayeux, il faudra lui faire notre confidence et lui demander des renseignements : elle est si bonne personne qu’elle ne nous refusera pas.
 
– Aussi, quand notre père reviendra, il nous saura gré, j’en suis sûre, de notre courage.
 
– Et il nous applaudira d’avoir voulu nous suffire à nous-mêmes, comme si nous étions seules au monde.
 
À ces mots de sa sœur Rose tressaillit. Un nuage de tristesse, presque d’effroi, passa sur sa charmante figure, et elle s’écria :
 
– Mon Dieu ! ma sœur, quelle horrible pensée !…
 
– Qu’as-tu donc ? tu me fais peur !…
 
– Au moment où tu disais que notre père nous saurait gré de nous suffire à nous-mêmes, comme si nous étions seules au monde… une affreuse idée m’est venue… je ne sais pourquoi… et puis… tiens, sens comme mon cœur bat… on dirait qu’il va nous arriver un malheur !
 
– C’est vrai, ton pauvre cœur bat d’une force !… Mais à quoi as-tu donc pensé ? tu m’effrayes.
 
– Quand nous avons été prisonnières, au moins on ne nous a pas séparées ; et puis enfin, la prison était un asile…
 
– Oui, bien triste, quoique partagé avec toi…
 
– Mais si, en arrivant ici, un hasard… un malheur… nous avait séparées de Dagobert… si nous nous étions trouvées… seules… abandonnées sans ressources dans cette grande ville ?
 
– Ah ! ma sœur… ne dis pas cela… tu as raison… C’est terrible. Que devenir, mon Dieu !
 
À cette triste pensée, les deux jeunes filles restèrent un moment silencieuses et accablées. Leurs jolies figures, jusqu’alors animées d’une noble espérance, pâlirent et s’attristèrent. Après un assez long silence, Rose leva la tête : ses yeux étaient humides de larmes.
 
– Mon Dieu ! dit-elle d’une voix tremblante, pourquoi donc cette pensée nous attriste-t-elle autant, ma sœur ?… J’ai le cœur navré comme si ce malheur devait nous arriver un jour…
 
– Je ressens, comme toi… une grande frayeur… Hélas !… toutes deux perdues dans cette ville immense… Qu’est-ce que nous ferions ?
 
– Tiens… Blanche… n’ayons pas de ces idées-là… Ne sommes-nous pas ici chez Dagobert… au milieu de bien bonnes gens ?…
 
– Vois-tu, ma sœur, reprit Rose d’un air pensif, c’est peut-être un bien… que cette pensée me soit venue.
 
– Pourquoi donc ?
 
– Maintenant, nous trouverons ce pauvre logis d’autant meilleur que nous y serons à l’abri de toutes nos craintes… Et lorsque, grâce à notre travail, nous serons sûres de n’être à charge à personne… que nous manquera-t-il en attendant l’arrivée de notre père ?
 
– Il ne nous manquera rien… tu as raison… mais enfin pourquoi cette pensée nous est-elle venue ? Pourquoi nous accable-t-elle si douloureusement ?
 
– Oui, enfin… pourquoi ? Après tout, ne sommes-nous pas ici au milieu d’amis qui nous aiment ? Comment supposer que nous soyons jamais abandonnées seules dans Paris ? Il est impossible qu’un tel malheur nous arrive… n’est-ce pas, ma sœur ?
 
– Impossible, dit Rose en tressaillant ; et si la veille du jour de notre arrivée dans ce village d’Allemagne où ce pauvre Jovial a été tué, on nous eût dit : « Demain vous serez prisonnières… » nous aurions dit comme aujourd’hui : « C’est impossible. Est-ce que Dagobert n’est pas là pour nous protéger ? qu’avons-nous à craindre ?… » Et pourtant… souviens-toi, ma sœur, deux jours après nous étions en prison à Leipzig.
 
– Oh ! ne dis pas cela, ma sœur… cela fait peur.
 
Et, par un mouvement sympathique, les orphelines se prirent par la main et se serrèrent l’une contre l’autre en regardant autour d’elles avec un effroi involontaire. L’émotion qu’elles éprouvaient était en effet profonde, étrange, inexplicable… et pourtant vaguement menaçante, comme ces noirs pressentiments qui vous épouvantent malgré vous… comme ces funestes prévisions qui jettent souvent un éclair sinistre sur les profondeurs mystérieuses de l’avenir…
 
Divinations bizarres, incompréhensibles, quelquefois aussitôt oubliées qu’éprouvées, mais qui plus tard, lorsque les événements viennent les justifier, vous apparaissent alors, par le souvenir, dans toute leur effrayante fatalité.
 
* * * *
 
Les filles du maréchal Simon étaient encore plongées dans l’accès de tristesse que ces pensées singulières avaient éveillé en elles, lorsque la femme de Dagobert, redescendant de chez son fils, entra dans la chambre, les traits douloureusement altérés.