Le Juif Errant

| Quatrième partie - Le château des Cardoville / I. M. Rodin.

 

 

 

Trois mois se sont écoulés depuis que Djalma a été jeté en prison à Batavia, accusé d’appartenir à la secte meurtrière des Phansegars, ou Étrangleurs. La scène suivante se passe en France, au commencement de février 1832, au château de Cardoville, ancienne habitation féodale, située sur les hautes falaises de la côte de Picardie, non loin de Saint-Valery, dangereux parage où presque chaque année plusieurs navires se perdent corps et biens par les coups de vent de nord-ouest, qui rendent la navigation de la Manche si périlleuse.
 
De l’intérieur du château on entend gronder une violente tempête qui s’est élevée pendant la nuit ; souvent un bruit formidable, pareil à celui d’une décharge d’artillerie, tonne dans le lointain et est répété par les échos du rivage : c’est la mer qui se brise avec fureur sur les falaises que domine l’antique manoir… Il est environ sept heures du matin, le jour ne paraît pas encore à travers les fenêtres d’une grande chambre située au rez-de-chaussée du château ; dans cet appartement, éclairé par une lampe, une femme de soixante ans environ, d’une figure honnête et naïve, vêtue comme le sont les riches fermières de Picardie, est déjà occupée d’un travail de couture, malgré l’heure matinale. Plus loin, le mari de cette femme, à peu près du même âge qu’elle, assis devant une grande table, classe et renferme dans de petits sacs des échantillons de blé et d’avoine. La physionomie de cet homme à cheveux blancs est intelligente, ouverte ; elle annonce le bon sens et la droiture égayés par une pointe de malice rustique ; il porte un habit-veste de drap vert ; de grandes guêtres de chasse en cuir fauve cachent à demi son pantalon de velours noir. La terrible tempête qui se déchaîne au dehors semble rendre plus doux encore l’aspect de ce paisible tableau d’intérieur. Un excellent feu brille dans une grande cheminée de marbre blanc, et jette ses joyeuses clartés sur le parquet soigneusement ciré : rien de plus gai que l’aspect de la tenture et les rideaux d’ancienne toile perse à chinoiseries rouges sur fond blanc, et rien de plus riant que le dessus des portes représentant des bergerades dans le goût de Watteau. Une pendule de biscuit de Sèvres, des meubles de bois de rose incrustés de marqueterie verte, meubles pansus et ventrus, contournés et chantournés, complètent l’ameublement de cette chambre. Au dehors la tempête continuait de gronder ; quelquefois le vent s’engouffrait avec bruit dans la cheminée, ou ébranlait la fermeture des fenêtres. L’homme qui s’occupait de classer les échantillons de grains était M. Dupont, régisseur de la terre du château de Cardoville.
 
– Sainte Vierge ! mon ami, lui dit sa femme, quel temps affreux ! Ce M. Rodin, dont l’intendant de Mme la princesse de Saint-Dizier nous annonce l’arrivée pour ce matin, a bien mal choisi son jour.
 
– Le fait est que j’ai rarement entendu un ouragan pareil… Si M. Rodin n’a jamais vu la mer en colère, il pourra aujourd’hui se régaler de ce spectacle.
 
– Qu’est-ce que ce M. Rodin peut venir faire ici, mon ami ?
 
– Ma foi ! je n’en sais rien ; l’intendant de la princesse me dit, dans sa lettre, d’avoir pour M. Rodin les plus grands égards, de lui obéir comme à mes maîtres. Ce sera à M. Rodin de s’expliquer et à moi d’exécuter ses ordres, puisqu’il vient de la part de Mme la princesse.
 
– À la rigueur, c’est de la part de Mlle Adrienne qu’il devrait venir… puisque la terre lui appartient depuis la mort de feu M. le comte-duc de Cardoville, son père.
 
– Oui, mais la princesse est sa tante ; son intendant fait les affaires de Mlle Adrienne : que l’on vienne de sa part ou de celle de la princesse, c’est toujours la même chose.
 
– Peut-être M. Rodin a-t-il dessein d’acheter la terre… Pourtant cette grosse dame qui est venue de Paris exprès, il y a huit jours, pour voir le château, paraissait en avoir bien envie.
 
À ces mots, le régisseur se prit à rire d’un air narquois.
 
– Qu’est-ce que tu as donc à rire, Dupont ? lui demanda sa femme, très bonne créature, mais qui ne brillait ni par l’intelligence ni par la pénétration.
 
– Je ris, répondit Dupont, parce que je pense à la figure et à la tournure de cette grosse… de cette énorme femme ; que diable, quand on a cette mine-là, on ne s’appelle pas Mme de la Sainte-Colombe. Dieu de Dieu… quelle sainte et quelle colombe… elle est grosse comme un muid, elle a une voix de rogomme, des moustaches grises comme un vieux grenadier, et, sans qu’elle s’en doute, je l’ai entendue dire à son domestique : « Allons donc, mon fiston… » Et elle s’appelle Sainte-Colombe !
 
– Que tu es singulier, Dupont ! on ne choisit pas son nom… Et puis ce n’est pas sa faute, à cette dame, si elle a de la barbe.
 
– Oui, mais c’est sa faute si elle s’appelle de la Sainte-Colombe ; tu t’imagines que c’est son vrai nom, toi ?… Ah ! ma pauvre Catherine, tu es bien de ton village…
 
– Et toi, mon pauvre Dupont, tu ne peux pas t’empêcher d’être toujours, par-ci, par-là, un peu mauvaise langue ; cette dame a l’air respectable… La première chose qu’elle a demandée en arrivant, ç’a été la chapelle du château dont on lui avait parlé… Elle a même dit qu’elle y ferait des embellissements… Et quand je lui ai appris qu’il n’y avait pas d’église dans ce petit pays, elle a paru très fâchée d’être privée de curé dans le village.
 
– Eh ! mon Dieu, oui, la première chose que font les parvenus, c’est de jouer à la dame de paroisse, à la grande dame.
 
– Mme de la Sainte-Colombe n’a pas besoin de faire la grande, puisqu’elle l’est.
 
– Elle ! une grande dame ?
 
– Mais oui. D’abord il n’y avait qu’à voir comme elle était bien mise avec sa robe ponceau et ses beaux gants violets comme ceux d’un évêque ; et puis, quand elle a ôté son chapeau, elle avait sur son tour de faux cheveux blonds une ferronnière en diamants, des boutons de boucles d’oreilles en diamants gros comme le pouce, des bagues en diamants à tous les doigts. Ce n’est pas certainement une personne du petit monde qui mettrait tant de diamants en plein jour.
 
– Bien, bien, tu t’y connais joliment…
 
– Ce n’est pas tout.
 
– Bon… Quoi encore ?
 
– Elle ne m’a parlé que de ducs, de marquis, de comtes, de messieurs très riches qui fréquentaient chez elle et qui étaient ses amis ; et puis, comme elle me demandait, en voyant ce petit pavillon du parc qui a été dans le temps à demi brûlé par les Prussiens, et que feu M. le comte n’a jamais fait rebâtir : « Qu’est-ce que c’est donc que ces ruines-là ? » je lui ai répondu : « Madame, c’est du temps des alliés que le pavillon a été incendié. – Ah ! ma chère… s’est-elle écriée, les alliés, ces bons alliés, ces chers alliés… C’est eux et la Restauration qui ont commencé ma fortune. » Alors, moi, vois-tu, Dupont, je me suis dit tout de suite : « Bien sûr, c’est une ancienne émigrée. »
 
– Mme de la Sainte-Colombe !… s’écria le régisseur en éclatant de rire… Ah ! ma pauvre femme ! ma pauvre femme !…
 
– Oh ! toi, parce que tu as été trois ans à Paris, tu te crois un devin…
 
– Catherine, brisons là : tu me ferais dire quelque sottise, et il y a des choses que d’honnêtes et excellentes créatures comme toi doivent toujours ignorer.
 
– Je ne sais pas ce que tu veux dire par là… mais tâche donc de ne pas être si mauvaise langue, car enfin, si Mme de la Sainte-Colombe achète la terre… tu seras bien content qu’elle te garde pour régisseur… n’est-ce pas ?
 
– Ça, c’est vrai… car nous nous faisons vieux, ma bonne Catherine ; voilà vingt ans que nous sommes ici, nous sommes trop honnêtes pour avoir songé à grappiller pour nos vieux jours, et, ma foi… il serait dur à notre âge de chercher une autre condition que nous ne trouverions peut-être pas… Ah ! tout ce que je regrette, c’est que Mlle Adrienne ne garde pas la terre… car il paraît que c’est elle qui a voulu la vendre… et que Mme la princesse n’était pas de cet avis-là.
 
– Mon Dieu, Dupont, tu ne trouves pas bien extraordinaire de voir Mlle Adrienne, à son âge, si jeune, disposer elle-même de sa grande fortune ?
 
– Dame, c’est tout simple ; mademoiselle, n’ayant plus ni père ni mère, est maîtresse de son bien, sans compter qu’elle a une fameuse petite tête : te rappelles-tu, il y a dix ans, quand M. le comte l’a amenée ici, un été ? Quel démon ! quelle malice, et puis quels yeux ! hein, comme ils pétillaient déjà !
 
– Le fait est que Mlle Adrienne avait alors dans le regard… une expression… enfin une expression bien extraordinaire pour son âge.
 
– Si elle a tenu ce que promettait sa mine lutine et chiffonnée, elle doit être bien jolie à présent, malgré la couleur un peu hasardée de ses cheveux, car, entre nous… si elle était une petite bourgeoise au lieu d’être une demoiselle de grande naissance, on dirait tout bonnement qu’elle est rousse.
 
– Allons, encore des méchancetés !
 
– Contre Mlle Adrienne !… Le ciel m’en préserve !… car elle avait l’air de devoir être aussi bonne que jolie… Ce n’est pas pour lui faire tort que je dis qu’elle est rousse… au contraire : car je me rappelle que ses cheveux étaient si fins, si brillants, si dorés, qu’ils allaient si bien à son teint blanc comme la neige et à ses yeux noirs, qu’en vérité on ne les aurait pas voulus autrement ; aussi je suis sûr que maintenant cette couleur de cheveux, qui aurait nui à d’autres, rend la figure de Mlle Adrienne plus piquante encore : ça doit être une vraie mine de petit diable.
 
– Oh ! pour diable, il faut être juste, elle l’était bien… toujours à courir dans le parc, à faire endêver sa gouvernante, à grimper aux arbres… enfin, à faire les cent coups.
 
– Je t’accorde que Mlle Adrienne est un diable incarné ; mais que d’esprit, que de gentillesse, et surtout, quel cœur, hein !
 
– Ça, pour bonne elle l’était. Est-ce qu’une fois elle ne s’est pas avisée de donner son châle et sa robe de mérinos toute neuve à une petite pauvresse, tandis qu’elle-même revenait au château en jupon… et nu-bras…
 
– Tu vois, du cœur, toujours du cœur ; mais une tête… oh ! une tête !
 
– Oui, une bien mauvaise tête ; aussi ça devait mal finir, car il paraît qu’elle fait à Paris des choses… mais des choses…
 
– Quoi donc ?
 
– Ah ! mon ami, je n’ose pas…
 
– Mais voyons…
 
– Eh bien, ajouta la digne femme avec une sorte d’embarras et de confusion qui prouvait combien tant d’énormités l’effrayaient, on dit que Mlle Adrienne ne met jamais le pied dans une église… qu’elle s’est logée toute seule dans un temple idolâtre, au bout du jardin de l’hôtel de sa tante… qu’elle se fait servir par des femmes masquées qui l’habillent en déesse, et qu’elle les égratigne toute la journée, parce qu’elle se grise… Sans compter que toutes les nuits elle joue d’un cor de chasse en or massif… ce qui fait, tu le sens bien, le désespoir et la désolation de sa pauvre tante, la princesse.
 
Ici le régisseur partit d’un éclat de rire qui interrompit sa femme.
 
– Ah çà ! dit-il, quand son accès d’hilarité fut passé, qui t’a fait ces beaux contes-là sur Mlle Adrienne !
 
– C’est la femme de René, qui était allée à Paris pour chercher un nourrisson ; elle a été à l’hôtel Saint-Dizier, pour voir Mme Grivois, sa marraine… Tu sais, la première femme de chambre de Mme la princesse… Eh bien ! c’est elle, Mme Grivois, qui lui a dit tout cela ; et assurément elle doit être bien informée, puisqu’elle est de la maison.
 
– Oui, encore une bonne pièce et une fine mouche que cette Grivois ! Autrefois, c’était la plus fière luronne, et maintenant elle fait, comme sa maîtresse, la sainte nitouche… la dévote ; car, tel maître, tel valet… La princesse elle-même, qui, à cette heure, est si collet-monté, elle allait joliment bien dans le temps… hein !… Il y a une quinzaine d’années, quelle gaillarde ! Te rappelles-tu ce beau colonel de hussards, qui était en garnison à Abbeville ?… Tu sais bien, cet émigré qui avait servi en Russie, et à qui les Bourbons avaient donné un régiment, à la Restauration ?
 
– Oui, oui, je m’en souviens ; mais tu es trop mauvaise langue.
 
– Ma foi, non ! je dis la vérité ; le colonel passait sa vie au château, et tout le monde disait qu’il était très bien avec la sainte princesse d’aujourd’hui… Ah ! c’était le bon temps alors. Tous les soirs, fête ou spectacle au château. Quel boute-en-train que ce colonel… comme il jouait bien la comédie… Je me rappelle…
 
Le régisseur ne put continuer. Une grosse servante, portant le costume et le bonnet picards, entra précipitamment, en s’adressant à sa maîtresse :
 
– Madame… il y a là un bourgeois qui demande à parler à monsieur ; il arrive de Saint-Valery, dans la carriole du maître de poste… il dit qu’il s’appelle M. Rodin.
 
– M. Rodin ! dit le régisseur en se levant, fais entrer tout de suite.
 
* * * *
 
Un instant après, M. Rodin entra. Il était, selon sa coutume, plus que modestement vêtu ; il salua très humblement le régisseur et sa femme ; celle-ci, sur un signe de son mari, disparut.
 
La figure cadavéreuse de M. Rodin, ses lèvres presque invisibles, ses petits yeux de reptile à demi voilés par sa flasque paupière supérieure, ses vêtements presque sordides lui donnaient une physionomie très peu engageante ; pourtant cet homme, lorsqu’il le fallait, savait, avec un art diabolique, affecter tant de bonhomie, tant de sincérité, sa parole devenait si affectueuse, si subtilement pénétrante, que peu à peu l’impression désagréable, répugnante, que son aspect inspirait d’abord s’effaçait, et presque toujours il finissait par enlacer invinciblement sa dupe ou sa victime dans les replis tortueux de sa faconde aussi souple que mielleuse et perfide ; car on dirait que le laid et le mal ont leur fascination comme le beau et le bien… L’honnête régisseur regardait cet homme avec surprise ; en songeant aux pressantes recommandations de l’intendant de la princesse de Saint-Dizier, il s’attendait à voir un tout autre personnage ; aussi, pouvant à peine dissimuler son étonnement, il lui avait dit :
 
– C’est bien à M. Rodin que j’ai l’honneur de parler ?
 
– Oui, monsieur… et voici une nouvelle lettre de l’intendant de Mme la princesse de Saint-Dizier.
 
– Veuillez, je vous prie, monsieur, pendant que je vais lire cette lettre, vous approcher du feu… il fait un temps si mauvais ! dit le régisseur avec empressement ; pourrait-on vous offrir quelque chose ?
 
– Mille remerciements, mon cher monsieur… je repars dans une heure…
 
Pendant que M. Dupont lisait, M. Rodin jetait un regard interrogateur sur l’intérieur de cette chambre ; car, en homme habile, il tirait souvent des inductions très justes et très utiles de certaines apparences, qui souvent révèlent un goût, une habitude, et donnent ainsi quelques notions caractéristiques. Mais cette fois sa curiosité fut en défaut.
 
– Fort bien, monsieur, dit le régisseur après avoir lu. M. l’intendant me renouvelle la recommandation de me mettre absolument à vos ordres.
 
– Ils se bornent à peu de chose, et je ne vous dérangerai pas longtemps.
 
– Monsieur, c’est un honneur pour moi…
 
– Mon Dieu ! je sais combien vous devez être occupé, car en entrant dans ce château on est frappé de l’ordre, de la parfaite tenue qui y règnent ; ce qui prouve, mon cher monsieur, toute l’excellence de vos soins.
 
– Monsieur… certainement… vous me flattez.
 
– Vous flatter !… un pauvre vieux bonhomme comme moi ne pense guère à cela… Mais revenons à notre affaire. Il y a ici une chambre appelée la chambre verte ?
 
– Oui, monsieur, c’est la chambre qui servait de cabinet de travail à feu M. le duc de Cardoville.
 
– Vous aurez la bonté de m’y conduire.
 
– Monsieur, c’est malheureusement impossible… Après la mort de M. le comte et la levée des scellés, on a serré beaucoup de papiers dans un meuble de cette chambre, et les gens d’affaires ont emporté les clefs à Paris.
 
– Ces clefs, les voici, dit M. Rodin en montrant au régisseur une grande et une petite clef attachées ensemble.
 
– Ah ! monsieur… c’est différent… vous venez chercher les papiers !
 
– Oui… certains papiers… ainsi qu’une petite cassette de bois des îles, garnie de fermetures en argent… Connaissez-vous cela !
 
– Oui, monsieur… je l’ai vue souvent sur la table de travail de M. le comte… elle doit se trouver dans le grand meuble de laque dont vous avez la clef…
 
– Vous voudrez donc bien me conduire dans cette chambre, d’après l’autorisation de Mme la princesse de Saint-Dizier…
 
– Oui, monsieur… Et Mme la princesse se porte bien ?
 
– Parfaitement… elle est toujours toute en Dieu.
 
– Et Mlle Adrienne ?…
 
– Hélas, mon cher monsieur !… dit M. Rodin en poussant un soupir contrit et douloureux.
 
– Ah ! mon Dieu… monsieur… est-ce qu’il serait arrivé malheur à cette bonne Mlle Adrienne ?
 
– Comment l’entendez-vous ?
 
– Est-ce qu’elle serait malade ?
 
– Non… non… elle est malheureusement aussi bien portante qu’elle est belle…
 
– Malheureusement !… dit le régisseur surpris.
 
– Hélas, oui ! car lorsque la beauté, la jeunesse et la santé se joignent à un désolant esprit de révolte et de perversité… à un caractère… qui n’a sûrement pas son pareil sur la terre… il vaudrait mieux être privé de ces dangereux avantages… qui deviennent autant de causes de perdition… Mais, je vous en conjure, mon cher monsieur, parlons d’autre chose… Ce sujet m’est trop pénible… dit M. Rodin d’une voix profondément émue, et il porta le bout de son petit doigt gauche dans le coin de son œil droit comme pour y sécher une larme naissante.
 
Le régisseur ne vit pas la larme, mais vit le mouvement, et il fut frappé de l’altération de la voix de M. Rodin. Aussi reprit-il d’un ton pénétré :
 
– Monsieur… pardonnez-moi mon indiscrétion… je ne savais pas…
 
– C’est moi qui vous demande pardon de cet attendrissement involontaire… les larmes sont rares chez les vieillards… mais si vous aviez vu comme moi le désespoir de cette excellente princesse… qui n’a eu qu’un tort, celui d’avoir été trop bonne pour sa nièce… et d’avoir ainsi encouragé ses… Mais encore une fois, parlons d’autre chose, mon cher monsieur.
 
Après un moment de silence, M. Rodin parut se remettre de son émotion, il dit à Dupont :
 
– Voici, mon cher monsieur, quant à la chambre verte, une partie de ma mission accomplie ; il en reste une autre… Avant d’y arriver, je dois vous rappeler une chose que vous avez peut-être oubliée… à savoir qu’il y a quinze ou seize ans M. le marquis d’Aigrigny, alors colonel de Hussards, en garnison à Abbeville… a passé quelque temps ici.
 
– Ah ! monsieur, quel bel officier ! j’en parlais encore tout à l’heure à ma femme ! C’était la joie du château ; et comme il jouait bien la comédie, surtout les mauvais sujets ; tenez, dans les deux Edmonds, il était à mourir de rire, dans le rôle du soldat qui est gris… et avec ça une voix charmante… il a chanté ici Joconde, monsieur, comme on ne le chanterait pas à Paris.
 
Rodin, après avoir complaisamment écouté le régisseur, lui dit :
 
– Vous savez sans doute qu’après un duel terrible qu’il avait eu avec un forcené bonapartiste, nommé le général Simon, M. le colonel marquis d’Aigrigny (dont à cette heure j’ai l’honneur d’être le secrétaire intime) a quitté le monde pour l’Église…
 
– Ah ! monsieur, est-ce possible ?… un si beau colonel !…
 
– Ce beau colonel, brave, riche, noble, fêté, a abandonné tant d’avantages pour endosser une pauvre robe noire ; et, malgré son nom, sa position, ses alliances, sa réputation de grand prédicateur, il est aujourd’hui ce qu’il était il y a quatorze ans… simple abbé… au lieu d’être archevêque ou cardinal, comme tant d’autres qui n’avaient ni son mérite ni ses vertus.
 
M. Rodin s’exprimait avec tant de bonhomie, tant de conviction ; les faits qu’il citait semblaient si incontestables, que M. Dupont ne put s’empêcher de s’écrier :
 
– Mais, monsieur, c’est superbe cela !…
 
– Superbe… mon Dieu ! non, dit M. Rodin avec une inimitable expression de naïveté, c’est tout simple… quand on a le cœur de M. d’Aigrigny… Mais parmi ses qualités il a surtout celle de ne jamais oublier les braves gens, les gens de probité, d’honneur, de conscience… c’est-à-dire, mon bon monsieur Dupont, qu’il s’est souvenu de vous.
 
– Comment ! M. le marquis a daigné…
 
– Il y a trois jours j’ai reçu une lettre de lui, où il me parlait de vous.
 
– Il est donc à Paris ?
 
– Il y sera d’un moment à l’autre ; depuis environ trois mois il est parti pour l’Italie… il a, pendant ce voyage, appris une bien terrible nouvelle, la mort de Mme sa mère, qui avait été passer l’automne dans une des terres de Mme la princesse de Saint-Dizier.
 
– Ah ! mon Dieu… j’ignorais…
 
– Oui, ça été un cruel chagrin pour lui ; mais il faut savoir se résigner aux volontés de la Providence.
 
– Et à propos de quoi M. le marquis me faisait-il l’honneur de vous parler de moi ?
 
– Je vais vous le dire… D’abord, il faut que vous sachiez que ce château est vendu… Le contrat a été signé la veille de mon départ de Paris…
 
– Ah ! monsieur, vous renouvelez toutes mes inquiétudes...
 
– En quoi ?
 
– Je crains que les nouveaux propriétaires ne me gardent pas comme régisseur.
 
– Voyez un peu quel heureux hasard ! c’est justement à propos de cette place que je veux vous entretenir.
 
– Il serait possible ?
 
– Certainement. Sachant l’intérêt que M. le marquis vous porte, je désirerais beaucoup, mais beaucoup, que vous puissiez conserver cette place ; je ferai tout mon possible pour vous servir, si…
 
– Ah ! monsieur, s’écria Dupont en interrompant Rodin, que de reconnaissance ! c’est le ciel qui vous envoie…
 
– À votre tour vous me flattez, mon cher monsieur ; d’abord, je dois vous avouer que je suis obligé de mettre une condition… à mon appui.
 
– Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur, parlez… parlez.
 
– La personne qui doit venir habiter ce château est une vieille dame digne de vénération à tous égards ; Mme de la Sainte-Colombe, c’est le nom de cette respectable…
 
– Comment ! dit le régisseur en interrompant Rodin, monsieur… c’est cette dame-là qui a acheté le château ? Mme de la Sainte-Colombe ?…
 
– Vous la connaissez donc ?
 
– Oui, monsieur, elle est venue voir la terre il y a huit jours… Ma femme soutient que c’est une grande dame… mais, entre nous, à certains mots que je lui ai entendu dire…
 
– Vous êtes rempli de pénétration, mon bon monsieur Dupont… Mme de la Sainte-Colombe n’est pas une grande dame… tant s’en faut ; je crois qu’elle était simplement marchande de modes sous les galeries de bois du Palais-Royal. Vous voyez que je vous parle à cœur ouvert.
 
– Et elle qui se vantait que des seigneurs français et étrangers fréquentaient sa maison dans ce temps-là !
 
– C’est tout simple, ils venaient sans doute lui commander des chapeaux pour leurs femmes ; toujours est-il qu’après avoir amassé une grande fortune… et avoir été, dans sa jeunesse et dans son âge mûr, indifférente… hélas ! plus qu’indifférente… au salut de son âme, de la Sainte-Colombe est, à cette heure, dans une voie excellente et méritoire. C’est ce qui la rend, ainsi que je vous le disais, digne de vénération à tous égards, car rien n’est plus respectable qu’un repentir sincère… et durable. Mais, pour que son salut se fasse d’une manière efficace, nous avons besoin de vous, mon cher monsieur Dupont.
 
– De moi, monsieur… et que puis-je ?…
 
– Vous pouvez beaucoup. Voici comment : il n’y a pas d’église dans ce hameau, qui se trouve à égale distance de deux paroisses ; Mme de la Sainte-Colombe, voulant faire un choix entre leurs deux desservants, s’informera nécessairement auprès de vous et de Mme Dupont, qui habitez depuis longtemps le pays.
 
– Oh ! le renseignement ne sera pas long à donner… le curé de Danicourt est le meilleur des hommes.
 
– C’est justement ce qu’il ne faudrait pas dire à Mme de la Sainte-Colombe.
 
– Comment ?
 
– Il faudrait, au contraire, lui vanter beaucoup et sans cesse M. le curé de Roiville, l’autre paroisse, afin de décider cette chère dame à lui confier son salut.
 
– Pourquoi à celui-là plutôt qu’à l’autre, monsieur !
 
– Pourquoi, je vais vous le dire ; si vous et Mme Dupont parvenez à amener Mme de la Sainte-Colombe à faire le choix que je désire, vous êtes certain d’être conservé ici comme régisseur… Je vous en donne ma parole d’honneur ; et ce que je promets, je le tiens.
 
– Je ne doute pas, monsieur, que vous n’ayez ce pouvoir, dit Dupont, convaincu par l’accent et par l’autorité des paroles de Rodin, mais je voudrais savoir…
 
– Un mot encore, dit Rodin en l’interrompant ; je dois, je veux jouer cartes sur table et vous dire pourquoi j’insiste sur la préférence que je vous prie d’appuyer. Je serais désolé que vous vissiez dans tout ceci l’ombre d’une intrigue. Il s’agit simplement d’une bonne action. Le curé de Roiville, pour qui je réclame votre appui, est un homme auquel M. l’abbé d’Aigrigny s’intéresse particulièrement. Quoique très pauvre, il soutient sa vieille mère. S’il était chargé du salut de Mme de la Sainte-Colombe, il y travaillerait plus efficacement que tout autre ; car il est plein d’onction et de patience… et puis, il est évident que par cette digne dame il y aurait quelques petites douceurs dont sa vieille mère profiterait… Voilà le secret de cette grande machination. Lorsque j’ai su que cette dame était disposée à acheter cette terre voisine de la paroisse de notre protégé, je l’ai écrit à M. le marquis, il s’est souvenu de vous et il m’a écrit de vous prier de lui rendre ce petit service, qui, vous le voyez, ne sera pas stérile. Car, je vous le répète, et je vous le prouverai, j’ai le pouvoir de vous faire conserver comme régisseur.
 
– Tenez, monsieur, reprit Dupont après un moment de réflexion, vous êtes si franc, si obligeant, que je vais imiter votre franchise. Autant le curé de Danicourt est respectable et aimé dans le pays, autant celui de Roiville, que vous me priez de lui préférer… est redouté pour son intolérance… Et puis…
 
– Et puis ?…
 
– Et puis, enfin, on dit…dit…
 
– Voyons… que dit-on ?
 
– On dit que… c’est un jésuite.
 
À ces mots, M. Rodin partit d’un éclat de rire si franc, que le régisseur en resta stupéfait, car la figure de M. Rodin avait une singulière expression lorsqu’il riait…
 
– Un jésuite !!! répétait M. Rodin en redoublant d’hilarité, un jésuite… Ah çà, mon cher monsieur Dupont, comment vous, homme de bon sens, d’expérience et d’intelligence, allez-vous croire à ces sornettes ?… Un jésuite ! est-ce qu’il y a des jésuites ? dans ce temps-ci surtout… pouvez-vous croire à ces histoires de jacobins, à ces croquemitaines du vieux libéralisme ? Allons donc, je parie que vous aurez lu cela… dans le Constitutionnel !
 
– Pourtant, monsieur… on dit…
 
– Mon Dieu… on dit tant de choses… Mais des hommes sages, des hommes éclairés comme vous, ne s’inquiètent pas des on dit, ils s’occupent avant tout de faire leurs petites affaires sans nuire à personne, ils ne sacrifient pas à des niaiseries une bonne place qui assure leur existence jusqu’à la fin de leurs jours ; car, franchement, si vous ne parveniez pas à faire préférer mon protégé par Mme de la Sainte-Colombe, je vous déclare, à regret, que vous ne resteriez pas régisseur ici.
 
– Mais, monsieur, dit le pauvre Dupont, ce ne sera pas ma faute si cette dame, entendant vanter l’autre curé, le préfère à votre protégé.
 
– Oui ; mais si, au contraire, des personnes habitant depuis longtemps le pays… des personnes dignes de toute confiance… et qu’elle verrait chaque jour… disaient à Mme de la Sainte-Colombe beaucoup de bien de mon protégé, et un mal affreux de l’autre desservant, elle préférerait mon protégé, et vous resteriez régisseur.
 
– Mais, monsieur… c’est de la calomnie… cela !… s’écria Dupont.
 
– Ah ! mon cher monsieur Dupont, dit M. Rodin d’un air affligé et d’un ton d’affectueux reproche ; comment pouvez-vous me croire capable de vous donner un si vilain conseil ? C’est une simple supposition que je fais. Vous désirez rester régisseur de cette terre, je vous en offre le moyen certain… c’est à vous de vous consulter et d’aviser.
 
– Mais, monsieur…
 
– Un mot encore… ou plutôt encore une condition. Celle-là est aussi importante que l’autre… On a vu malheureusement des ministres du Seigneur abuser de l’âge et de la faiblesse d’esprit de leurs pénitentes pour se faire indirectement avantager, eux… ou d’autres personnes ; je crois notre protégé incapable d’une telle bassesse. Cependant, pour mettre à couvert ma responsabilité, et surtout… la vôtre… puisque vous auriez contribué à faire agréer ma créature, je désire que deux fois par semaine vous m’écriviez dans les plus grands détails tout ce que vous aurez remarqué dans le caractère, les habitudes, les relations, les lectures mêmes de Mme de Sainte-Colombe ; car, voyez-vous, l’influence d’un directeur se révèle dans tout l’ensemble de la vie, et je désire être complètement édifié sur la conduite de mon protégé sans qu’il s’en doute… De sorte que si vous étiez frappé de quelque chose qui vous parût blâmable, j’en serais aussitôt instruit par votre correspondance hebdomadaire très détaillée.
 
– Mais, monsieur, c’est de l’espionnage !… s’écria le malheureux régisseur.
 
– Ah ! mon cher monsieur Dupont… pouvez-vous flétrir ainsi l’un des plus doux, des plus saints penchants de l’homme… la confiance… car je ne vous demande rien autre chose… que de m’écrire en confiance tout ce qui se passera ici dans les moindres détails… À ces deux conditions, inséparables l’une de l’autre, vous restez régisseur… sinon j’aurais la douleur… le regret d’être forcé d’en faire donner un autre à Mme de Sainte-Colombe.
 
– Monsieur, je vous en conjure, dit Dupont avec émotion, soyez généreux sans condition… Moi et ma femme nous n’avons que cette place pour vivre, et nous sommes trop vieux pour en trouver une autre… Ne mettez pas une probité de quarante ans aux prises avec la peur et la misère, qui est si mauvaise conseillère.
 
– Mon cher monsieur Dupont, vous êtes un grand enfant, réfléchissez. Dans huit jours vous me rendrez réponse…
 
– Ah ! monsieur, par pitié !!!
 
Cet entretien fut interrompu par un bruit retentissant que répétèrent bientôt les échos des falaises.
 
À peine avait-il parlé que le même bruit se répéta encore avec plus de sonorité.
 
– Le canon !… s’écria Dupont en se levant ; c’est le canon, c’est sans doute un navire qui demande du secours, ou qui appelle un pilote.
 
– Mon ami, dit la femme du régisseur en entrant brusquement, de la terrasse on voit en mer un bateau à vapeur et un bâtiment à voiles presque entièrement démâté… les vagues les poussent à la côte ; le trois-mâts tire le canon de détresse… Il est perdu.
 
– Ah ! c’est terrible !… et ne pouvant rien, rien qu’assister à un naufrage, s’écria le régisseur en prenant son chapeau et se préparant à sortir.
 
– N’y a-t-il donc aucun secours à donner à ces bâtiments ? demanda M. Rodin.
 
– Du secours !… S’ils sont entraînés sur ces récifs… aucune puissance humaine ne pourra les sauver ; depuis l’équinoxe, deux navires se sont déjà perdus sur cette côte.
 
– Perdus… corps et biens ! Ah ! c’est affreux, dit M. Rodin.
 
– Par cette tempête, il reste malheureusement aux passagers peu de chances de salut ; il n’importe, dit le régisseur en s’adressant à sa femme ; je cours sur les falaises, avec les gens de la ferme, essayer de sauver quelques-uns de ces malheureux : fais faire grand feu dans plusieurs chambres… prépare du linge, des vêtements, des cordiaux… Je n’ose espérer un sauvetage… mais enfin il faut tenter… Venez-vous avec moi, monsieur Rodin ?
 
– Je m’en ferais un devoir, si je pouvais être bon à quelque chose ; mais mon âge, ma faiblesse… me rendent de bien peu de secours, dit Rodin, qui ne se souciait nullement d’affronter la tempête. Madame votre femme voudra bien m’enseigner où est la chambre verte, j’y prendrai les objets que je viens chercher, et je repartirai à l’instant pour Paris, car je suis très pressé.
 
– Soit, monsieur ; Catherine va vous conduire. Et toi, fais sonner la grosse cloche… dit le régisseur à sa servante ; que tous les gens de la ferme viennent me retrouver au pied des falaises avec des cordes et des leviers.
 
– Oui, mon ami ; mais ne t’expose pas.
 
– Embrasse-moi, ça me portera bonheur, dit le régisseur. Puis il sortit en courant et en disant :
 
– Vite… vite, à cette heure il ne reste peut-être pas une planche des navires !
 
– Ma chère madame, auriez-vous l’obligeance de me conduire à la chambre verte ? dit Rodin toujours impassible.
 
– Veuillez me suivre, monsieur, dit Catherine en essuyant ses larmes, car elle tremblait pour le sort de son mari, dont elle connaissait le courage.