Le Juif Errant

| 16.22 - Suite des aveux.

 

 

 

Cette pensée d’abord si pénible : que Mlle de Cardoville était instruite de son amour pour Agricol, se transforma bientôt dans le cœur de la Mayeux, grâce aux généreux instincts de cette rare et excellente créature, en un regard touchant, qui montrait son attachement, toute sa vénération pour Adrienne.
 
– Peut-être, se disait la Mayeux, vaincue par l’influence que l’adorable bonté de ma protectrice exerce sur moi, je lui aurais fait un aveu que je n’aurais fait à personne, un aveu que, tout à l’heure encore, je croyais emporter dans ma tombe… C’eût été du moins une preuve de ma reconnaissance pour Mlle de Cardoville, mais malheureusement me voici privée du triste bonheur de confier à ma bienfaitrice le seul secret de ma vie. Et d’ailleurs, si généreuse que soit sa pitié pour moi, si intelligente que soit son affection, il ne lui est pas donné, à elle si belle, si admirée, il ne lui est pas donné de jamais comprendre ce qu’il y a d’affreux dans la position d’une créature comme moi, cachant au plus profond de son cœur meurtri un amour aussi désespéré que ridicule. Non… non ; et malgré la délicatesse de son attachement pour moi, tout en me plaignant, ma bienfaitrice me blessera sans le savoir, car les maux frères peuvent seuls se consoler… Hélas ! pourquoi ne m’a-t-elle pas laissée mourir ?
 
Ces réflexions s’étaient présentées à l’esprit de la Mayeux aussi rapides que la pensée. Adrienne l’observait attentivement : elle remarqua soudain que les traits de la jeune ouvrière, jusqu’alors de plus en plus rassérénés, s’attristaient à nouveau, et exprimaient un sentiment d’humiliation douloureuse. Effrayée de cette rechute de sombre accablement, dont les conséquences pouvaient devenir funestes, car la Mayeux, encore bien faible, était pour ainsi dire sur le bord de la tombe, Mlle de Cardoville reprit vivement :
 
– Mon amie… ne pensez-vous donc pas comme moi… que le chagrin le plus cruel… le plus humiliant même, est allégé… lorsqu’on peut l’épancher dans un cœur fidèle et dévoué ?
 
– Oui… mademoiselle, dit amèrement la jeune ouvrière ; mais le cœur qui souffre, et en silence, devrait être seul juge du moment d’un pénible aveu… Jusque-là il serait plus humain peut-être de respecter son douloureux secret… si on l’a surpris.
 
– Vous avez raison, mon enfant, dit tristement Adrienne ; si je choisis ce moment presque solennel pour vous faire une bien pénible confidence… c’est que, quand vous m’aurez entendue, vous vous rattacherez, j’en suis sûre, d’autant plus à l’existence, que vous saurez que j’ai un plus grand besoin de votre tendresse… de vos consolations… de votre pitié…
 
À ces mots, la Mayeux fit un effort pour se relever à demi, s’appuya sur sa couche et regarda Mlle de Cardoville avec stupeur.
 
Elle ne pouvait croire à ce qu’elle entendait ; loin de songer à forcer ou à surprendre sa confiance, sa protectrice venait, disait-elle, lui faire un aveu pénible et implorer ses consolations, sa pitié… à elle… la Mayeux.
 
– Comment ! s’écria-t-elle en balbutiant, c’est vous, mademoiselle, qui venez…
 
– C’est moi qui viens vous dire : « Je souffre… et j’ai honte de ce que je souffre… » Oui… ajouta la jeune fille avec une expression déchirante, oui… de tous les aveux, je viens vous faire le plus pénible… j’aime !… et je rougis… de mon amour.
 
– Comme moi… s’écria involontairement la Mayeux en joignant les mains.
 
– J’aime… reprit Adrienne avec une explosion de douleur longtemps soutenue ; oui, j’aime… et on ne m’aime pas… et mon amour est misérable, est impossible… il me dévore… il me tue… et je n’ose le confier à personne… ce fatal secret…
 
– Comme moi… répéta la Mayeux, le regard fixe. Elle… reine… par la beauté, par le rang, par la richesse, par l’esprit… elle souffre comme moi, reprit-elle. Et comme moi, pauvre malheureuse créature… elle aime… et on ne l’aime pas…
 
– Eh bien !… oui… comme vous… j’aime… et l’on ne m’aime pas, s’écria Mlle de Cardoville ; avais-je donc tort de vous dire qu’à vous seule je pouvais me confier… parce qu’ayant souffert des mêmes maux, vous seule pouviez y compatir ?
 
– Ainsi… mademoiselle, dit la Mayeux en baissant les yeux et revenant de sa profonde surprise, vous saviez…
 
– Je savais tout, pauvre enfant… mais jamais je ne vous aurais parlé de votre secret si moi-même… je n’avais pas eu à vous en confier un plus pénible encore… Le vôtre est cruel, le mien est humiliant !… Oh ! ma sœur, vous le voyez, ajouta Mlle Cardoville avec un accent impossible à rendre, le malheur efface, rapproche, confond ce que l’on appelle… les distances… Et souvent ces heureux du monde, que l’on envie tant, tombent, par d’affreuses douleurs, hélas ! bien au-dessous des plus humbles et des plus misérables, puisqu’à ceux-là ils demandent pitié… consolation.
 
Puis, essuyant ses larmes, qui coulaient abondamment, Mlle de Cardoville reprit d’une voix émue :
 
– Allons, sœur, courage, courage… aimons-nous, soutenons-nous ; que ce triste et mystérieux lien nous unisse à jamais.
 
– Ah ! mademoiselle, pardonnez-moi. Mais, maintenant que vous savez le secret de ma vie, dit la Mayeux en baissant les yeux et ne pouvant vaincre sa confusion, il me semble que je ne pourrai plus vous regarder sans rougir.
 
– Pourquoi ? parce que vous aimez passionnément M. Agricol, dit Adrienne ; mais alors il faudra donc que je meure de honte à vos yeux, car, moins courageuse que vous, je n’ai pas eu la force de souffrir, de me résigner, de cacher mon amour au plus profond de mon cœur ! Celui que j’aime, d’un amour désormais impossible, l’a connu, cet amour… et il l’a méprisé… pour me préférer une femme dont le choix seul serait un nouvel et sanglant affront pour moi… si les apparences ne me trompent pas sur elle… Aussi, quelquefois j’espère qu’elles me trompent. Maintenant, dites… est-ce à vous de baisser les yeux ?
 
– Vous, dédaignée… pour une femme indigne de vous être comparée ?… Ah ! mademoiselle, je ne puis le croire ! s’écria la Mayeux.
 
– Et moi aussi, quelquefois je ne puis le croire, et cela sans orgueil, mais parce que je sais ce que vaut mon cœur… Alors je me dis : « Non, celle que l’on me préfère a sans doute de quoi toucher l’âme, l’esprit et le cœur de celui qui me dédaigne pour elle. »
 
– Ah ! mademoiselle, si tout ce que j’entends n’est pas un rêve… si de fausses apparences ne vous égarent pas, votre douleur est grande !
 
– Oui, ma pauvre amie… grande… oh ! bien grande ; et pourtant, maintenant, grâce à vous, j’ai l’espoir que peut-être elle s’affaiblira, cette passion funeste ; peut-être trouverai-je la force de la vaincre… car, lorsque vous saurez tout, absolument tout, je ne voudrai pas rougir à vos yeux… vous, la plus noble, la plus digne des femmes… vous… dont le courage, la résignation, sont et seront toujours pour moi un exemple.
 
– Ah ! mademoiselle… ne parlez pas de mon courage, lorsque j’ai tant à rougir de ma faiblesse.
 
– Rougir ! mon Dieu ! toujours cette crainte ! Est-il, au contraire, quelque chose de plus touchant, de plus héroïquement dévoué que votre amour ? Vous, rougir ! Et pourquoi ? Est-ce d’avoir montré la plus grande affection pour le royal artisan que vous avez appris à aimer depuis votre enfance ? Rougir, est-ce d’avoir enduré, sans jamais vous plaindre, pauvre petite, mille souffrances, d’autant plus poignantes que les personnes qui vous les faisaient subir n’avaient pas conscience du mal qu’elles vous faisaient ? Pensait-on à vous blesser, lorsque, au lieu de vous donner votre modeste nom de Madeleine, disiez-vous, on vous donnait toujours, sans y songer, un surnom ridicule et injurieux ? Et pourtant pour vous, que d’humiliations, que de chagrins dévorés en secret !…
 
– Hélas ! mademoiselle, qui a pu vous dire…
 
– Ce que vous n’aviez confié qu’à votre journal, n’est-ce pas ? Eh bien, sachez donc tout… Florine, mourante, m’a avoué ses méfaits. Elle avait eu l’indignité de vous dérober ces papiers, forcée d’ailleurs à cet acte odieux par les gens qui la dominaient… mais ce journal, elle l’avait lu… et comme tout bon sentiment n’était pas éteint en elle, cette lecture où se révélaient votre admirable résignation, votre triste et pieux amour, cette lecture l’avait si profondément frappée, qu’à son lit de mort elle a pu m’en citer quelques passages, m’expliquant ainsi la cause de votre disparition subite, car elle ne doutait pas que la crainte de voir divulguer votre amour pour Agricol n’eût causé votre fuite.
 
– Hélas ! il n’est que trop vrai, mademoiselle.
 
– Oui, oui, reprit amèrement Adrienne ; ceux qui faisaient agir cette malheureuse savaient bien où portait le coup… ils n’en sont pas à leur essai… ils vous réduisaient au désespoir… ils vous tuaient… Mais, aussi… pourquoi m’étiez-vous si dévouée ? pourquoi les aviez-vous devinés ? Oh ! ces robes noires sont implacables, et leur puissance est grande, dit Adrienne en frissonnant.
 
– Cela épouvante, mademoiselle.
 
– Rassurez-vous, chère enfant ; vous le voyez, les armes des méchants tournent souvent contre eux : car, du moment où j’ai su la cause de votre fuite, vous m’êtes devenue plus chère encore. Dès lors, j’ai fait tout au monde pour vous retrouver ; enfin, après de longues démarches, ce matin seulement, la personne que j’avais chargée du soin de découvrir votre retraite est parvenue à savoir que vous habitiez cette maison. M. Agricol se trouvait chez moi, il m’a demandé à m’accompagner.
 
– Agricol ! s’écria la Mayeux en joignant les mains ; il est venu…
 
– Oui, mon enfant ; calmez-vous… Pendant que je vous donnais les premiers soins… il s’est occupé de votre sœur ; vous le verrez bientôt.
 
– Hélas !… mademoiselle, reprit la Mayeux avec effroi, il sait sans doute…
 
– Votre amour ? Non, non, rassurez-vous, ne songez qu’au bonheur de vous retrouver auprès de ce bon et loyal frère.
 
– Ah !… mademoiselle… qu’il ignore toujours… ce qui me causait tant de honte que j’en voulais mourir… Soyez béni, mon Dieu ! il ne sait rien…
 
– Non ; ainsi, plus de tristes pensées, chère enfant ; pensez à ce digne frère, pour vous dire qu’il est arrivé à temps pour nous épargner des regrets éternels… et à vous… une grande faute… Oh ! je ne vous parle pas des préjugés du monde, à propos du droit que possède une créature de rendre à Dieu une vie qu’elle trouve trop pesante… je vous dis seulement que vous ne deviez pas mourir, parce que ceux qui vous aiment et que vous aimez avaient encore besoin de vous.
 
– Je vous croyais heureuse, mademoiselle ; Agricol était marié à la jeune fille qu’il aime et qui fera, j’en suis sûre, son bonheur… À qui pouvais-je être utile ?
 
– À moi d’abord, vous le voyez… et puis, qui donc vous dit que M. Agricol n’aura jamais besoin de vous ? Qui vous dit que son bonheur ou celui des siens durera toujours, ou ne sera pas éprouvé par de rudes atteintes ? Et alors même que ceux qui vous aiment auraient dû être à tout jamais heureux, leur bonheur était-il complet sans vous ? Et votre mort, qu’ils se seraient peut-être reprochée, ne leur aurait-elle pas laissé des regrets sans fin ?
 
– Cela est vrai, mademoiselle, répondit la Mayeux, j’ai eu tort… un vertige de désespoir m’a saisie, et puis… la plus affreuse misère nous accablait… nous n’avions pas pu trouver de travail depuis quelques jours… nous vivions de la charité d’une pauvre femme que le choléra a enlevée… Demain ou après, il nous aurait fallu mourir de faim.
 
– Mourir de faim… et vous saviez ma demeure…
 
– Je vous avais écrit, mademoiselle ; ne recevant pas de réponse, je vous ai crue blessée de mon brusque départ.
 
– Pauvre chère enfant, vous étiez, ainsi que vous le dites, sous l’influence d’une sorte de vertige dans ce moment affreux. Aussi n’ai-je pas le courage de vous reprocher d’avoir un seul instant douté de moi. Comment vous blâmerais-je ? N’ai-je pas aussi eu la pensée d’en finir avec la vie ?
 
– Vous, mademoiselle ! s’écria la Mayeux.
 
– Oui… j’y songeais… lorsqu’on est venu me dire que Florine, agonisante, voulait me parler… je l’ai écoutée ; ses révélations ont tout à coup changé mes projets ; cette vie sombre, morne, qui m’était insupportable, s’est éclairée tout à coup ; la conscience du devoir s’est éveillée en moi ; vous étiez sans doute en proie à la plus horrible misère, mon devoir était de vous chercher, de vous sauver. Les aveux de Florine me dévoilaient de nouvelles trames des ennemis de ma famille isolée, dispersée, par des chagrins navrants, par des pertes cruelles ; mon devoir était d’avertir les miens du danger qu’ils ignoraient peut-être, de les rallier contre l’ennemi commun. J’avais été victime d’odieuses manœuvres ; mon devoir était d’en poursuivre les auteurs, de peur qu’encouragées par l’impunité, ces robes noires ne fissent de nouvelles victimes… Alors, la pensée du devoir m’a donné des forces, j’ai pu sortir de mon anéantissement ; avec l’aide de l’abbé Gabriel, prêtre sublime, oh ! sublime… l’idéal du vrai chrétien… le digne frère adoptif de M. Agricol, j’ai entrepris courageusement la lutte. Que vous dirai-je, mon enfant ! l’accomplissement de ces devoirs, l’espérance incessante de vous retrouver, ont apporté quelque adoucissement à ma peine ; si je n’en ai pas été consolée, j’en ai été distraite… votre tendre amitié, l’exemple de votre résignation feront le reste, je le crois… j’en suis sûre… et j’oublierai ce fatal amour…
 
Au moment où Adrienne disait ces mots, on entendit des pas rapides dans l’escalier, et une voix jeune et fraîche qui disait :
 
– Ah ! mon Dieu ! cette pauvre Mayeux !… comme j’arrive à propos ! Si je pouvais au moins lui être bonne à quelque chose !
 
Et presque aussitôt, Rose-Pompon entra précipitamment dans la mansarde.
 
Agricol suivit bientôt la grisette, et, montrant à Adrienne la fenêtre ouverte, tâcha par un signe de lui faire comprendre qu’il ne fallait pas parler à la jeune fille de la fin déplorable de la reine Bacchanal. Cette pantomime fut perdue pour Mlle de Cardoville. Le cœur d’Adrienne bondissait de douleur, d’indignation, de fierté, en reconnaissant la jeune fille qu’elle avait vue à la Porte-Saint-Martin, accompagnant Djalma, et qui seule était la cause des maux affreux qu’elle endurait depuis cette funeste soirée.
 
Puis… sanglante raillerie de la destinée ! c’était au moment même où Adrienne venait de faire l’humiliant et cruel aveu de son amour dédaigné, qu’apparaissait à ses yeux la femme à qui elle se croyait sacrifiée. Si la surprise de Mlle de Cardoville avait été profonde, celle de Rose-Pompon ne fut pas moins grande. Non seulement elle reconnaissait dans Adrienne la belle jeune fille aux cheveux d’or qui se trouvait en face d’elle au théâtre lors de l’aventure de la panthère noire, mais elle avait de graves raisons de désirer ardemment cette rencontre, si imprévue, si improbable ; aussi est-il impossible de peindre le regard de joie maligne et triomphante qu’elle affecta de jeter sur Adrienne.
 
Le premier mouvement de Mlle de Cardoville fut de quitter la mansarde ; mais non seulement il lui coûtait d’abandonner la Mayeux dans ce moment, et de donner, devant Agricol, une raison à ce brusque départ, mais une inexplicable et fatale curiosité la retint malgré sa fierté révoltée. Elle resta donc. Elle allait enfin voir, si cela se peut dire, de près, entendre et juger cette rivale pour qui elle avait failli mourir, cette rivale à qui, dans les angoisses de la jalousie, elle avait prêté tant de physionomies différentes afin de s’expliquer l’amour de Djalma pour cette créature.