Le Juif Errant

| 11.06 - Le salon rouge.

 

 

 

Ainsi que l’avait dit Samuel, la porte d’entrée de la maison murée venait d’être dégagée de la maçonnerie, de la plaque de plomb et du châssis de fer qui la condamnaient, ses panneaux en bois de chêne sculpté apparurent aussi intacts que le jour où ils avaient été soustraits à l’action de l’air et du temps. Les manœuvres, après avoir terminé cette démolition, étaient restés sur le perron, aussi impatiemment curieux que le clerc de notaire qui avait surveillé leurs travaux d’assister à l’ouverture de cette porte, car ils voyaient Samuel arriver lentement par le jardin tenant à la main un gros trousseau de clefs.
 
– Maintenant, mes amis, dit le vieillard lorsqu’il fut au bas de l’escalier du perron, votre besogne est finie ; le patron de monsieur le clerc est chargé de vous payer, je n’ai plus qu’à vous conduire à la porte de la rue.
 
– Allons donc ! mon brave homme, s’écria le clerc, vous n’y pensez pas ; nous voici au moment le plus intéressant, le plus curieux : moi et ces braves maçons nous grillons de voir l’intérieur de cette mystérieuse maison, et vous auriez le cœur de nous renvoyer ?… C’est impossible !…
 
– Je regrette beaucoup d’y être obligé, monsieur, mais il le faut ; je dois entrer le premier et absolument seul dans cette demeure, avant d’y introduire les héritiers pour la lecture du testament…
 
– Mais qui vous a donné ces ordres ridicules et barbares ? s’écria le clerc, singulièrement désappointé.
 
– Mon père, monsieur…
 
– Rien n’est sans doute plus respectable ; mais voyons, soyez bonhomme, mon digne gardien, mon excellent gardien, reprit le clerc ; laissez-nous seulement jeter un coup d’œil à travers la porte entrebâillée.
 
– Oh ! oui, monsieur, seulement un coup d’œil, ajoutèrent les compagnons de la truelle d’un air suppliant.
 
– Il m’est désagréable de vous refuser, messieurs, reprit Samuel ; mais je n’ouvrirai cette porte que lorsque je serai seul.
 
Les maçons, voyant l’inflexibilité du vieillard, descendirent à regret les rampes de l’escalier ; mais le clerc entreprit de disputer le terrain pied à pied, et s’écria :
 
– Moi, j’attends mon patron, je ne m’en vais pas de cette maison sans lui ; il peut avoir besoin de moi… or, que je reste sur ce perron ou ailleurs, peu vous importe, mon digne gardien…
 
Le clerc fut interrompu dans sa supplique par son patron, qui du fond de la cour l’appelait d’un air affairé, en criant :
 
– Monsieur Piston… vite… monsieur Piston… venez tout de suite.
 
– Que diable me veut-il ? s’écria le clerc, furieux, voilà qu’il m’appelle juste au moment où j’allais peut-être entrevoir quelque chose…
 
– Monsieur Piston… reprit la voix en s’approchant, vous ne m’entendez donc pas ?
 
Pendant que Samuel reconduisait les maçons, le clerc vit, au détour d’un massif d’arbres verts, paraître et accourir son patron tête nue et l’air singulièrement préoccupé. Force fut donc au clerc de descendre du perron pour répondre à l’appel du notaire, auprès duquel il se rendit de fort mauvaise grâce.
 
– Mais, monsieur, dit Me Dumesnil, voilà une heure que je crie à tue-tête.
 
– Monsieur… je n’entendais pas, fit M. Piston.
 
– Il faut alors que vous soyez sourd… Avez-vous de l’argent sur vous ?
 
– Oui, monsieur, répondit le clerc, assez surpris.
 
– Eh bien, vous allez à l’instant courir au plus voisin bureau de timbre me chercher trois ou quatre grandes feuilles de papier timbré pour faire un acte… Courez… c’est très pressé.
 
– Oui, monsieur, dit le clerc, en jetant un regard de regret désespéré sur la porte de la maison murée.
 
– Mais dépêchez-vous donc ! monsieur Piston, reprit le notaire.
 
– Monsieur, c’est que j’ignore où je trouverai du papier timbré.
 
– Voici le gardien, reprit Me Dumesnil, il pourra sans doute vous le dire.
 
En effet, Samuel revenait, après avoir conduit les maçons jusqu’à la porte de la rue.
 
– Monsieur, lui dit le notaire, voulez-vous m’enseigner où l’on pourrait trouver du papier timbré ?
 
– Ici près, monsieur, répondit Samuel, chez le débitant de tabac de la rue Vieille-du-Temple, numéro 17.
 
– Vous entendez, monsieur Piston ? dit le notaire à son clerc ; vous en trouverez chez le débitant de tabac rue Vieille-du-Temple, numéro 17. Courez vite, car il faut que cet acte soit dressé à l’instant même et avant l’ouverture du testament ; le temps presse.
 
– C’est bien, monsieur… je vais me dépêcher, répondit le clerc avec dépit.
 
Et il suivit son patron, qui regagna en hâte la chambre où il avait laissé Rodin, Gabriel et le père d’Aigrigny.
 
Pendant ce temps Samuel, gravissant les degrés du perron, était arrivé devant la porte, récemment dégagée de la pierre, du fer et du plomb qui l’obstruaient. Ce fut avec une émotion profonde que le vieillard, après avoir cherché dans son trousseau de clefs celle dont il avait besoin, l’introduisit dans la serrure et fit rouler la porte sur ses gonds.
 
Aussitôt il se sentit frappé au visage par une bouffée d’air humide et froid, comme celui qui s’exhale d’une cave brusquement ouverte. La porte soigneusement refermée en dedans et à double tour, le juif s’avança dans le vestibule, éclairé par une sorte de trèfle vitré ménagé au-dessus du cintre de la porte : les carreaux avaient à la longue perdu leur transparence et ressemblaient à du verre dépoli. Ce vestibule, dallé de losanges de marbre alternativement blanc et noir, était vaste, sonore, et formait la cage d’un grand escalier conduisant au premier étage. Les murailles, de pierre lisse et unie, n’offraient pas la moindre apparence de dégradation ou d’humidité ; la rampe de fer forgé ne présentait pas la moindre trace de rouille ; elle était soudée, au-dessus de la première marche, à un fût de colonne en granite gris, qui soutenait une statue de marbre noir représentant un nègre portant une torchère. L’aspect de cette figure était étrange, les prunelles de ses yeux étaient de marbre blanc.
 
Le bruit de la marche pesante du juif résonnait sous la haute coupole de ce vestibule ; le petit-fils d’Isaac Samuel éprouva un sentiment mélancolique en songeant que les pas de son aïeul avaient sans doute retenti les derniers dans cette demeure, dont il avait fermé les portes cent cinquante ans auparavant : car l’ami fidèle en faveur duquel M. de Rennepont avait fait une vente simulée de cette maison s’était plus tard dessaisi de cet immeuble pour le mettre sous le nom du grand-père de Samuel, qui l’avait ainsi transmis à ses descendants, comme s’il se fût agi de son héritage.
 
À ces pensées, qui absorbaient Samuel, venait se joindre le souvenir de la lumière vue le matin à travers les sept ouvertures de la chape de plomb du belvédère ; aussi, malgré la fermeté de son caractère, le vieillard ne put s’empêcher de tressaillir lorsque, après avoir pris une seconde clef à son trousseau, clef sur laquelle on lisait : clef du salon rouge, il ouvrit une grande porte à deux battants, conduisant aux appartements intérieurs. La fenêtre qui, seule de toutes celles de la maison, avait été ouverte, éclairait cette vaste pièce, tendue de damas dont la teinte pourpre foncé n’avait pas subi la moindre altération ; un épais tapis de Turquie couvrait le plancher ; de grands fauteuils de bois doré dans le style sévère du siècle de Louis XIV étaient symétriquement rangés le long des murs ; une seconde porte, donnant dans une autre pièce, faisait face à la porte d’entrée ; leur boiserie ainsi que la corniche qui encadrait le plafond était blanche, rehaussée de filets et de moulures d’or bruni. De chaque côté de cette porte étaient placés deux grands meubles de Boulle incrustés de cuivre et d’étain, supportant des garnitures de vase de Céladon ; la fenêtre, drapée de lourds rideaux de damas à crépines surmontées d’une pente découpée dont chaque dent se terminait par un gland de soie, faisait face à la cheminée de marbre bleu-turquin orné de baguettes de cuivre ciselé. De riches candélabres et une pendule du même style que l’ameublement se reflétaient dans une glace de Venise à biseaux. Une grande table ronde, recouverte d’un tapis de velours cramoisi, était placée au centre de ce salon.
 
En s’approchant de cette table, Samuel vit un morceau de vélin blanc, portant ces mots :
 
Dans cette salle sera ouvert mon testament… les autres appartements demeureront clos jusques après la lecture de mes dernières volontés.
 
M. DE R.
 
– Oui, dit le juif en contemplant avec émotion ces lignes tracées depuis si longtemps, cette recommandation est aussi celle qui m’avait été transmise par mon père, car il paraît que les autres pièces de cette maison sont remplies d’objets auxquels M. de Rennepont attachait un grand prix, non pour leur valeur, mais pour leur origine, et que la salle de deuil est une salle étrange et mystérieuse. Mais, ajouta Samuel en tirant de la poche de sa houppelande un registre recouvert en chagrin noir, garni d’un fermoir de cuivre à serrure, dont il retira la clef après l’avoir posée sur la table, voici l’état des valeurs en caisse, il m’a été ordonné de l’apporter ici avant l’arrivée des héritiers.
 
Le plus profond silence régnait dans ce salon au moment où Samuel venait de placer le registre sur la table. Tout à coup la chose du monde à la fois la plus naturelle, et cependant la plus effrayante, le tira de sa rêverie. Dans la pièce voisine il entendit un timbre clair, argentin, sonner lentement dix heures…
 
Et en effet il était dix heures.
 
Samuel avait trop de bon sens pour croire au mouvement perpétuel, c’est-à-dire à une horloge marchant depuis cent cinquante ans. Aussi se demanda-t-il avec autant de surprise que d’effroi comment cette pendule ne s’était pas arrêtée depuis tant d’années, et comment surtout elle marquait si précisément l’heure présente. Agité d’une curiosité inquiète, le vieillard fut sur le point d’entrer dans cette chambre ; mais, se rappelant les recommandations expresses de son père, recommandations réitérées par les quelques lignes de M. Rennepont qu’il venait de lire, il s’arrêta auprès de la porte et prêta l’oreille avec la plus extrême attention. Il n’entendit rien, absolument rien, que l’expirante vibration du timbre. Après avoir longtemps réfléchi à ce fait étrange, Samuel, le rapprochant du fait non moins extraordinaire de cette clarté aperçue le matin à travers les ouvertures du belvédère, conclut qu’il devait y avoir un certain rapport entre ces deux incidents.
 
Si le vieillard ne pouvait pénétrer la véritable cause de ces apparences étonnantes, il s’expliquait du moins ce qu’il lui était donné de voir en songeant aux communications souterraines qui, selon la tradition, existaient entre les caves de la maison et des endroits très éloignés : des personnes mystérieuses et inconnues avaient pu ainsi s’introduire deux ou trois fois par siècle dans l’intérieur de cette demeure. Absorbé par ces pensées, Samuel se rapprochait de la cheminée, qui, nous l’avons dit, se trouvait absolument en face de la fenêtre. Un vif rayon de soleil perçant les nuages vint resplendir sur deux grands portraits placés de chaque côté de la cheminée, que le juif n’avait pas encore remarqués, et qui, peints en pied et de grandeur naturelle, représentaient, l’un une femme, l’autre un homme.
 
À la couleur à la fois sobre et puissante de cette peinture, à sa touche large et vigoureuse, on reconnaissait facilement une œuvre magistrale. On aurait d’ailleurs difficilement trouvé des modèles plus capables d’inspirer un grand peintre.
 
La femme paraissait âgée de vingt-cinq à trente ans ; une magnifique chevelure brune à reflets dorés couronnait son front blanc, noble et élevé ; sa coiffure, loin de rappeler celle que Mme de Sévigné avait mise à la mode durant le siècle de Louis XIV, rappelait, au contraire, ces coiffures si remarquables de quelques portraits de Véronèse, composées de larges bandeaux ondulés encadrant les joues et surmontés d’une natte tressée en couronne derrière la tête ; les sourcils, très déliés, surmontaient de grands yeux d’un bleu de saphir étincelant ; leur regard, à la fois fier et triste, avait quelque chose de fatal ; le nez, très fin, se terminait par des narines légèrement dilatées ; un demi-sourire presque douloureux contractait légèrement la bouche ; l’ovale de la figure était allongé ; le teint, d’un blanc mat, se nuançait à peine vers les joues d’un rose léger ; l’attache du cou, le port de la tête, annonçaient un rare mélange de grâce et de dignité native : une sorte de tunique ou de robe d’étoffe noire et lustrée, faite, ainsi qu’on dit, à la Vierge, montait jusqu’à la naissance des épaules, et, après avoir dessiné une taille svelte et élevée, tombait jusque sur les pieds entièrement cachés par les plis un peu traînants de ce vêtement. L’attitude de cette femme était remplie de noblesse et de simplicité. La tête se détachait lumineuse et blanche sur un ciel d’un gris sombre, marbré à l’horizon de quelques nuages pourprés sur lesquels se dessinait la cime bleuâtre de collines lointaines et noyées d’ombre. La disposition du tableau ainsi que les tons chauds et solides des premiers plans, qui tranchaient sans aucune transition avec ces fonds reculés, laissaient facilement deviner que cette femme était placée sur une hauteur d’où elle dominait tout l’horizon. La physionomie de cette femme était profondément pensive et accablée. Il y avait surtout dans son regard à demi levé vers le ciel une expression de douleur suppliante et résignée que l’on aurait crue impossible à rendre.
 
Au côté gauche de la cheminée on voyait l’autre portrait, aussi vigoureusement peint. Il représentait un homme de trente à trente-cinq ans, de haute taille. Un vaste manteau brun dont il était noblement drapé laissait voir une sorte de pourpoint noir, boutonné jusqu’au cou, et sur lequel se rabattait un col blanc carré. La tête, belle et d’un grand caractère, était remarquable par des lignes puissantes et sévères qui pourtant n’excluaient pas une admirable expression de souffrance, de résignation et surtout d’ineffable bonté ; les cheveux, ainsi que la barbe et les sourcils, étaient noirs ; mais ceux-ci, par un caprice bizarre de la nature, au lieu d’être séparés et de s’arrondir autour de chaque arcade sourcilière, s’étendaient d’une tempe à l’autre comme un seul arc, et semblaient rayer le front de cet homme d’une marque noire. Le fond du tableau représentait aussi un ciel orageux ; mais au-delà de quelques rochers on voyait la mer, qui semblait à l’horizon se confondre avec les sombres nuées.
 
Le soleil, en frappant en plein sur ces deux remarquables figures, qu’il semblait impossible d’oublier dès qu’on les avait vues, augmentait encore leur éclat.
 
Samuel, sortant de sa rêverie et jetant par hasard les yeux sur ces portraits, en fut frappé : ils paraissaient vivants.
 
– Quelles nobles et belles figures ! s’écria-t-il en s’approchant plus près pour les mieux examiner. Quels sont ces portraits ? Ce ne sont pas ceux de la famille de Rennepont, car, selon ce que mon père m’a appris, ils sont tous dans la salle de deuil… Hélas ! ajouta le vieillard, à la grande tristesse dont leurs traits sont empreints, eux aussi, ce me semble, pourraient figurer dans la salle de deuil.
 
Puis, après un moment de silence, Samuel reprit :
 
– Songeons à tout préparer pour cette assemblée solennelle… car dix heures ont sonné.
 
Ce disant, Samuel disposa les fauteuils de bois doré autour de la table ronde ; puis il reprit d’un air pensif :
 
– L’heure s’avance, et des descendants du bienfaiteur de mon grand-père il n’y a encore ici que ce jeune prêtre, d’une figure angélique… Serait-il donc le seul représentant de la famille Rennepont ?… Il est prêtre… cette famille s’éteindrait donc en lui ? Enfin voici le moment où je dois ouvrir cette porte pour la lecture du testament… Bethsabée va conduire ici le notaire… On frappe… c’est elle…
 
Et Samuel, après avoir jeté un dernier regard sur la porte de la chambre où dix heures avaient sonné, se dirigea en hâte vers la porte du vestibule, derrière laquelle on entendait parler.
 
La clef tourna deux fois dans la serrure, et il ouvrit les deux battants de la porte. À son grand chagrin, il ne vit sur le perron que Gabriel, ayant Rodin à sa gauche et le père d’Aigrigny à sa droite. Le notaire et Bethsabée, qui avait servi de guide, se tenaient derrière le groupe principal.
 
Samuel ne put retenir un soupir, et dit en s’inclinant sur le seuil de la porte :
 
– Messieurs… tout est prêt… vous pouvez entrer…
 
Lorsque Gabriel, Rodin et le père d’Aigrigny entrèrent dans le salon rouge, ils paraissaient tous différemment affectés.
 
Gabriel, pâle et triste, éprouvait une impatience pénible ; il avait hâte de sortir de cette maison, et se sentait débarrassé d’un grand poids depuis que, par un acte entouré de toutes les garanties légales, et passé par devant Me Dumesnil, le notaire de la succession, il venait de se désister de tous ses droits en faveur du père d’Aigrigny. Jusqu’alors il n’était pas venu à la pensée du jeune prêtre qu’en lui donnant les soins qu’il rémunérait si généreusement, et en forçant sa vocation par un mensonge sacrilège, le père d’Aigrigny avait eu pour but d’assurer le bon succès d’une ténébreuse intrigue. Gabriel, en agissant ainsi qu’il faisait, ne cédait pas, selon lui, à un sentiment de délicatesse exagérée. Il avait fait librement cette donation plusieurs années auparavant. Il eût regardé comme une indignité de la rétracter. Il avait été déjà assez cruel d’être soupçonné de lâcheté… pour rien au monde il n’eût voulu encourir le moindre reproche de cupidité. Il fallait que le missionnaire fût doué d’une bien rare et bien excellente nature pour que cette fleur de scrupuleuse probité n’eût pas été flétrie par l’influence délétère et démoralisante de son éducation ; mais heureusement, de même que le froid préserve quelquefois de la corruption, l’atmosphère glacée où s’était passée une partie de son enfance et de sa jeunesse avait engourdi, mais non vicié, ses généreuses qualités, bientôt ranimées par le contact vivifiant et chaud de l’air de la liberté.
 
Le père d’Aigrigny, beaucoup plus pâle et plus ému que Gabriel, avait tâché d’expliquer et d’excuser ses angoisses, en les attribuant au chagrin que lui causait la rupture de son cher fils avec la compagnie de Jésus.
 
Rodin, calme et parfaitement maître de soi, voyait avec un secret courroux la vive émotion du père d’Aigrigny, qui aurait pu inspirer d’étranges soupçons à un homme moins confiant que Gabriel ; pourtant, malgré cet apparent sang-froid, le socius était encore plus que son supérieur ardemment impatient de la réussite de cette importante affaire.
 
Samuel paraissait atterré… aucun autre héritier que Gabriel ne se présentait… Sans doute le vieillard ressentait une vive sympathie pour ce jeune homme ; mais ce jeune homme était prêtre ; avec lui s’éteindrait le nom de la famille Rennepont, et cette immense fortune, si laborieusement accumulée, ne serait pas sans doute répartie ou employée ainsi que l’aurait désiré le testateur.
 
Les différents acteurs de cette scène se tenaient debout autour de la table ronde.
 
Au moment où, sur l’invitation du notaire, ils allaient s’asseoir, Samuel dit, en lui montrant le registre de chagrin noir :
 
– Monsieur, il m’a été ordonné de déposer ici ce registre ; il est fermé ; je vous en remettrai la clef aussitôt après la lecture du testament.
 
– Cette mesure est en effet consignée dans la note qui accompagne le testament que voici, dit Me Dumesnil, lorsqu’il fut déposé, en 1682, chez maître Thomas Le Semelier, conseiller du roi, notaire au Châtelet de Paris, demeurant alors place Royale, n° 13.
 
Ce disant, Me Dumesnil sortit d’un portefeuille de maroquin rouge une large enveloppe de parchemin jauni par les années ; à cette enveloppe était annexée par un fil de soie une note aussi sur vélin.
 
– Messieurs, dit le notaire, si vous voulez vous donner la peine de vous asseoir, je vais lire la note ci-jointe qui règle les formalités à remplir pour l’ouverture du testament.
 
Le notaire, Rodin, le père d’Aigrigny et Gabriel s’assirent. Le jeune prêtre, tournant le dos à la cheminée, ne pouvait apercevoir les deux portraits.
 
Samuel, malgré l’invitation du notaire, resta debout derrière le fauteuil de ce dernier, qui lut ce qui suit :
 
« Le 13 février 1832, mon testament sera porté rue Saint-François, numéro 3.
 
« À dix heures précises la porte du salon rouge, situé au rez-de-chaussée, sera ouverte à mes héritiers, qui, sans doute arrivés depuis longtemps à Paris, dans l’attente de ce jour, auront eu le loisir nécessaire pour faire valider leurs preuves de filiation.
 
« Dès qu’ils seront réunis, on lira mon testament, et au dernier coup de midi, la succession sera close et fermée au profit de ceux qui, selon ma recommandation perpétuée, je l’espère, par tradition, pendant un siècle et demi dans ma famille, à partir de ce jour, se seront présentés en personne et non par fondés de pouvoir, le 13 février, avant midi, rue Saint-François. »
 
Après avoir lu ces lignes d’une voix sonore, le notaire s’arrêta un instant, et reprit d’une voix solennelle :
 
– M. Gabriel-François-Marie de Rennepont, prêtre, ayant justifié, par actes notariés, de sa filiation paternelle et de sa qualité d’arrière-cousin du testateur, et étant jusqu’à cette heure le seul des descendants de la famille de Rennepont qui se soit présenté ici, j’ouvre le testament en sa présence, ainsi qu’il a été prescrit.
 
Ce disant, le notaire retira de son enveloppe le testament préalablement ouvert par le président du tribunal avec les formalités voulues par la loi.
 
Le père d’Aigrigny se pencha et s’accouda sur la table, ne pouvant retenir un soupir haletant. Gabriel se préparait à écouter avec plus de curiosité que d’intérêt.
 
Rodin s’était assis à quelque distance de la table, tenant entre ses genoux son vieux chapeau, au fond duquel, à demi cachée dans les plis d’un sordide mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, il avait placé sa montre… Toute l’attention du socius était alors partagée entre le moindre bruit qu’il entendait au dehors et la lente évolution des aiguilles de sa montre, dont son petit œil irrité semblait hâter la marche, tant était grande son impatience de voir arriver l’heure du midi.
 
Le notaire, déployant la feuille de vélin, lut ce qui suit au milieu d’une profonde attention :
 
« Hameau de Villetaneuse, le 13 février 1682.
 
« Je vais échapper par la mort à la honte des galères, où les implacables ennemis de ma famille m’ont fait condamner comme relaps.
 
« Et puis… la vie m’est trop amère depuis que mon fils est mort victime d’un crime mystérieux… Mort à dix-neuf ans… pauvre Henri… Ses meurtriers sont inconnus… non… pas inconnus… si j’en crois mes pressentiments…
 
« Pour conserver mes biens à cet enfant, j’avais feint d’abjurer le protestantisme… Tant que cet être si aimé a vécu, j’ai scrupuleusement observé les apparences catholiques… Cette fourberie me révoltait, mais il s’agissait de mon fils… Quand on me l’a eu tué… cette contrainte m’a été insupportable… J’étais épié ; j’ai été accusé et condamné comme relaps… mes biens ont été confisqués, j’ai été condamné aux galères.
 
« Terrible temps que ce temps-ci !
 
« Misère et servitude ! despotisme sanglant et intolérance religieuse… Ah ! il est doux de quitter la vie… Ne plus voir tant de maux, tant de douleurs… quel repos !… Et dans quelques heures… je goûterai ce repos… Je vais mourir, songeons à ceux des miens qui vivent, ou plutôt qui vivront… peut-être dans des temps meilleurs…
 
« Une somme de cinquante mille écus, dépôt confié à un ami, me reste de tant de biens. Je n’ai plus de fils… mais j’ai de nombreux parents exilés en Europe.
 
« Cette somme de cinquante mille écus, partagée entre tous les miens, eût été de peu de ressource pour eux… J’en ai disposé autrement. Et cela d’après les sages conseils d’un homme… que je vénère comme la parfaite image de Dieu sur la terre… car son intelligence, sa sagesse et sa bonté sont presque divines. Deux fois dans ma vie j’ai vu cet homme, et dans des circonstances bien funestes… deux fois je lui ai dû mon salut… une fois le salut de l’âme, une fois le salut du corps.
 
« Hélas ! peut-être il eût sauvé mon pauvre enfant ; mais il est arrivé trop tard… trop tard…
 
« Avant de me quitter, il a voulu me détourner de mourir… car il savait tout ; mais sa voix a été impuissante : j’éprouvais trop de douleur, trop de regrets, trop de découragement. Chose étrange !… Quand il a été convaincu de ma résolution de terminer violemment mes jours, un mot d’une terrible amertume lui est échappé et m’a fait croire qu’il enviait mon sort… ma mort !… Est-il donc condamné à vivre, lui ?…
 
« Oui… il s’y est sans doute condamné lui-même afin d’être utile et secourable à l’humanité… et pourtant la vie lui pèse ; car je lui ai entendu dire un jour avec une expression de fatigue désespérée que je n’ai pas oubliée : « Oh ! la vie… la vie… qui m’en délivrera ?… »
 
« Elle lui est donc bien à charge ? Il est parti ; ses dernières paroles m’ont fait envisager la mort avec sérénité…
 
« Grâce à lui ma mort ne sera pas stérile… Grâce à lui, ces lignes écrites à ce moment par un homme qui, dans quelques heures, aura cessé de vivre, enfanteront peut-être de grandes choses dans un siècle et demi ; oh ! oui, de grandes et nobles choses… si mes volontés sont pieusement écoutées par mes descendants, car c’est à ceux de ma race future que je m’adresse ainsi. Pour qu’ils comprennent et apprécient mieux le dernier vœu que je fais… et que je les supplie d’exaucer, eux… qui sont encore dans le néant où je vais rentrer, il faut qu’ils connaissent les persécuteurs de ma famille, afin de pouvoir venger leur ancêtre, mais par une noble vengeance.
 
« Mon grand-père était catholique ; entraîné moins par son zèle religieux que par de perfides conseils, il s’est affilié, quoique laïque, à une société dont la puissance a toujours été terrible et mystérieuse… à la société de Jésus. »
 
À ces mots du testament le père d’Aigrigny, Rodin et Gabriel se regardèrent presque involontairement. Le notaire, ne s’étant pas aperçu de ce mouvement, continuait toujours :
 
« Au bout de quelques années, pendant lesquelles il n’avait cessé de professer pour cette société le dévouement le plus absolu, il fut soudainement éclairé par des révélations épouvantables sur le but secret qu’elle se proposait et sur ses moyens d’y atteindre…
 
« C’était en 1610, un mois avant l’assassinat de Henri IV.
 
« Mon aïeul, effrayé du secret dont il se trouvait dépositaire malgré lui, et dont la signification se compléta plus tard par la mort du meilleur des rois ; mon aïeul, non seulement rompit avec la société de Jésus, mais comme si le catholicisme tout entier lui eût paru solidaire des crimes de cette société, il abandonna la religion romaine, où il avait jusqu’alors vécu, et se fit protestant.
 
« Des preuves irréfragables attestant la connivence de deux membres de cette compagnie avec Ravaillac, connivence aussi prouvée lors du crime de Jean Châtel le régicide, se trouvaient entre les mains de mon aïeul. Telle fut la cause première de la haine acharnée de cette société contre notre famille. Grâce à Dieu, ces papiers ont été mis en sûreté ; mon père me les a transmis, et si mes dernières volontés sont exécutées, on trouvera mes papiers, marqués A. M. C. D. G., dans le coffret d’ébène de la salle de deuil de la rue Saint-François. Mon père fut aussi en butte à de sourdes persécutions ; sa ruine, sa mort, peut-être, en eussent été la suite, sans l’intervention d’une femme angélique, pour laquelle il a conservé un culte religieux.
 
« Le portrait de cette femme, que j’ai revue il y a peu d’années, ainsi que celui de l’homme auquel j’ai voué une vénération profonde, ont été peints par moi de souvenir, et sont placés dans le salon rouge de la rue Saint-François. Tous deux seront, je l’espère, pour les descendants de ma famille, l’objet d’un culte reconnaissant. »
 
Depuis quelques moments, Gabriel était devenu de plus en plus attentif à la lecture de ce testament ; il songeait que, par une bizarre coïncidence, un de ses aïeux avait, deux siècles auparavant, rompu avec la société de Jésus, comme il venait de rompre lui-même depuis une heure… et que cette rupture, datant de deux siècles, datait aussi l’espèce de haine dont la compagnie de Jésus avait toujours poursuivi sa famille… Le jeune prêtre trouvait non moins étrange que cet héritage à lui transmis après un laps de cent cinquante ans par un de ses parents, victime de la société de Jésus, retournât par l’abandon volontaire qu’il venait de faire, lui Gabriel, à cette même société…
 
Lorsque le notaire avait lu le passage relatif aux deux portraits, Gabriel, qui, ainsi que le père d’Aigrigny, tournait le dos à ces toiles, fit un mouvement pour les voir…
 
À peine le missionnaire eut-il jeté les yeux sur le portrait de la femme, qu’il poussa un grand cri de surprise et presque d’effroi.
 
Le notaire interrompit aussitôt la lecture du testament en regardant le jeune prêtre avec inquiétude.