Le Juif Errant

| 10.12 - Les deux frères de la bonne oeuvre.

 

 

 

Faringhea, né dans l’Inde, avait, on l’a dit, beaucoup voyagé et fréquenté les comptoirs européens des différentes parties de l’Asie ; parlant bien l’anglais et le français, rempli d’intelligence et de sagacité, il était parfaitement civilisé. Au lieu de répondre à la question de Rodin, il attachait sur lui un regard fixe et pénétrant. Le socius, impatienté de ce silence, et pressentant avec une vague inquiétude que l’arrivée de Faringhea avait quelque rapport direct ou indirect avec la destinée de Djalma, reprit en affectant le plus grand sang-froid :
 
– À qui, monsieur, ai-je l’honneur de parler ?
 
– Vous ne me reconnaissez pas ? dit Faringhea faisant deux pas vers la chaise de Rodin.
 
– Je ne crois pas avoir jamais eu l’honneur de vous voir, répondit froidement celui-ci.
 
– Et moi, je vous reconnais, dit Faringhea ; je vous ai vu au château de Cardoville le jour du naufrage du bateau à vapeur et du trois-mâts.
 
– Au château de Cardoville ? c’est possible… monsieur, j’y étais en effet un jour de naufrage.
 
– Et ce jour-là je vous ai appelé par votre nom. Vous m’avez demandé ce que je voulais de vous… Je vous ai répondu : maintenant rien, frère… plus tard beaucoup… Le temps est venu… Je viens vous demander beaucoup.
 
– Mon cher monsieur, dit Rodin toujours impassible, avant de continuer cet entretien, jusqu’ici passablement obscur, je désirerais savoir je vous le répète, à qui j’ai l’avantage de parler… Vous vous êtes introduit ici sous prétexte d’une commission de M. Josué Van Daël… respectable négociant de Batavia, et…
 
– Vous connaissez l’écriture de M. Josué, dit Faringhea en interrompant Rodin.
 
– Je la connais parfaitement.
 
– Regardez…
 
Et le métis tirant de sa poche (il était assez pauvrement vêtu à l’européenne) la longue dépêche dérobée par lui à Mahal, le contrebandier de Java, après l’avoir étranglé sur la grève de Batavia, mit ses papiers sous les yeux de Rodin, sans cependant s’en dessaisir.
 
– C’est en effet l’écriture de M. Josué, dit Rodin, et il tendit la main vers la lettre, que Faringhea remit lestement et prudemment dans sa poche.
 
– Vous avez, mon cher monsieur, permettez-moi de vous le dire, une singulière manière de faire les commissions… dit Rodin. Cette lettre était à mon adresse… et vous ayant été confiée par M. Josué… vous deviez…
 
– Cette lettre ne m’a pas été confiée par M. Josué, dit Faringhea en interrompant Rodin.
 
– Comment l’avez-vous entre les mains !
 
– Un contrebandier de Java m’avait trahi ; Josué avait assuré le passage de cet homme pour Alexandrie et lui avait remis cette lettre, qu’il devait porter à bord, pour la malle d’Europe. J’ai étranglé le contrebandier, j’ai pris la lettre, j’ai fait la traversée… et me voici…
 
L’Étrangleur avait prononcé ces mots avec une jactance farouche ; son regard fauve et intrépide ne s’abaissa pas devant le regard perçant de Rodin, qui, à cet étrange aveu, avait redressé vivement la tête pour observer ce personnage.
 
Faringhea croyait étonner ou intimider Rodin par cette espèce de forfanterie féroce ; mais, à sa grande surprise, le socius, toujours impassible comme un cadavre, lui dit simplement :
 
– Ah !… on étrangle ainsi… à Java ?
 
– Et ailleurs… aussi, répondit Faringhea avec un sourire amer.
 
– Je ne veux pas vous croire… mais je vous trouve d’une étonnante sincérité, monsieur… Votre nom !…
 
– Faringhea.
 
– Eh bien, monsieur Faringhea, où voulez-vous en venir ?… Vous vous êtes emparé, par un crime abominable, d’une lettre à moi adressée ; maintenant vous hésitez à me la remettre…
 
– Parce que je l’ai lue… et qu’elle peut me servir.
 
– Ah !… vous l’avez lue ! dit Rodin un instant troublé.
 
Puis il reprit :
 
– Il est vrai que d’après votre manière de vous charger de la correspondance d’autrui, on ne peut s’attendre à une extrême discrétion de votre part… Et qu’avez-vous appris de si utile pour vous dans cette lettre de M. Josué !
 
– J’ai appris, frère… que vous étiez, comme moi, un fils de la bonne œuvre.
 
– De quelle bonne œuvre voulez-vous parler ? demanda Rodin assez étonné.
 
Faringhea répondit avec une expression d’ironie amère :
 
– Dans sa lettre Josué vous dit : « Obéissance et courage, secret et patience, ruse et audace, union entre nous, qui avons pour patrie le monde, pour famille ceux de notre ordre, et pour reine Rome. »
 
– Il est possible que M. Josué m’écrive ceci. Mais qu’en concluez-vous, monsieur ?
 
– Notre œuvre a, comme la vôtre, frère, le monde pour patrie ; comme vous, pour famille nous avons nos complices, et pour reine Bohwanie.
 
– Je ne connais pas cette sainte, dit humblement Rodin.
 
– C’est notre Rome, à nous, répondit l’étrangleur.
 
Il poursuivit :
 
– Josué vous parle encore de ceux de votre œuvre qui, répandus sur toute la terre, travaillent à la gloire de Bohwanie.
 
– Et quels sont ces fils de Bohwanie, monsieur Faringhea ?
 
– Des hommes résolus, audacieux, patients, rusés, opiniâtres, qui, pour faire triompher la bonne œuvre, sacrifient pays, père et mère, sœur et frère, et qui regardent comme ennemis tous ceux qui ne sont pas des leurs.
 
– Il me paraît y avoir beaucoup de bon dans l’esprit persévérant et religieusement exclusif de cette œuvre, dit Rodin d’un air modeste et béat… Seulement, il faudrait connaître ses fins et son but.
 
– Comme vous, frère, nous faisons des cadavres.
 
– Des cadavres ! s’écria Rodin.
 
– Dans sa lettre, répondit Faringhea, Josué vous dit : « La plus grande gloire de notre ordre est de faire de l’homme un cadavre[1] » Notre œuvre fait aussi de l’homme un cadavre… La mort des hommes est douce à Bohwanie.
 
– Mais, monsieur ! s’écria Rodin, M. Josué parle de l’âme… de la volonté, de la pensée, qui doivent être anéantis par la discipline.
 
– C’est vrai, les vôtres tuent l’âme… nous tuons le corps. Votre main, frère : vous êtes, comme nous, chasseurs d’hommes.
 
– Mais, encore une fois, monsieur, il s’agit de tuer la volonté, la pensée, dit Rodin.
 
– Et que sont les corps privés d’âme, de pensée, sinon des cadavres ?… Allez, allez, frère, les morts que fait notre lacet ne sont pas plus inanimés, plus glacés que ceux que fait votre discipline. Allons, touchez là, frère… Rome et Bohwanie sont sœurs.
 
Malgré son calme apparent, Rodin ne voyait pas sans une secrète frayeur un misérable de l’espèce de Faringhea détenteur d’une longue lettre de Josué, où il devait être nécessairement question de Djalma. Rodin se croyait certain d’avoir mis le jeune Indien dans l’impossibilité d’être à Paris le lendemain ; mais, ignorant les relations qui avaient pu se nouer depuis le naufrage entre le prince et le métis, il regardait Faringhea comme un homme probablement fort dangereux.
 
Plus le socius était intérieurement inquiet, plus il affecta de paraître calme et dédaigneux. Il reprit donc :
 
– Sans doute ce rapprochement entre Rome et Bohwanie est fort piquant… mais qu’en concluez-vous, monsieur ?
 
– Je veux vous montrer, frère, ce que je suis, ce dont je suis capable, afin de vous convaincre qu’il vaut mieux m’avoir pour ami que pour ennemi.
 
– En d’autres termes, monsieur, dit Rodin avec une ironie méprisante, vous appartenez à une secte meurtrière de l’Inde, et vous voulez, par une transparente allégorie, me donner à réfléchir sur le sort de l’homme à qui vous avez dérobé des lettres qui m’étaient adressées ; à mon tour je me permettrai de vous faire observer en toute humilité, monsieur Faringhea, qu’ici on n’étrangle personne, et que si vous aviez la fantaisie de vouloir changer quelqu’un en cadavre pour l’amour de Bohwanie, votre divinité, on vous couperait le cou pour l’amour d’une autre divinité vulgairement appelée la Justice.
 
– Et que me ferait-on, si j’avais tenté d’empoisonner quelqu’un ?
 
– Je vous ferai encore humblement observer, monsieur Faringhea, que je n’ai pas le loisir de vous professer un cours de jurisprudence criminelle. Seulement, croyez-moi, résistez à la tentation d’étrangler ou d’empoisonner qui que ce soit. Un dernier mot : voulez-vous ou non me remettre les lettres de M. Josué ?
 
– Les lettres relatives au prince Djalma ? dit le métis.
 
Et il regarda fixement Rodin, qui, malgré une vive et subite angoisse, demeura impénétrable, et répondit le plus simplement du monde :
 
– Ignorant le contenu des lettres que vous retenez, monsieur, il m’est impossible de vous répondre. Je vous prie, et au besoin je vous requiers de me remettre ces lettres, ou de sortir d’ici.
 
– Vous allez dans quelques minutes me supplier de rester, frère.
 
– J’en doute.
 
– Quelques mots feront ce prodige… Si tout à l’heure je vous parlais d’empoisonnement, frère, c’est que vous avez envoyé un médecin… au château de Cardoville, pour empoisonner… momentanément le prince Djalma.
 
Rodin, malgré lui, tressaillit imperceptiblement, et reprit :
 
– Je ne comprends pas.
 
– Il est vrai, je suis un pauvre étranger qui a sans doute beaucoup d’accent : pourtant je vais tâcher de parler mieux… Je sais, par les lettres de Josué, l’intérêt que vous avez à ce que le prince Djalma ne soit pas ici… demain, et ce que vous avez fait pour cela. M’entendez-vous ?
 
– Je n’ai rien à répondre.
 
Deux coups frappés à la porte interrompirent la conversation.
 
– Entrez, dit Rodin.
 
– La lettre a été portée à son adresse, monsieur, dit un vieux domestique en s’inclinant ; voici la réponse.
 
Rodin prit le papier qu’on lui présentait, et, avant de l’ouvrir, dit courtoisement à Faringhea :
 
– Vous permettez, monsieur !
 
– Ne vous gênez pas, dit le métis.
 
– Vous êtes bien bon, répondit Rodin, qui, après avoir lu, écrivit rapidement quelques mots au bas de la réponse qu’on lui apportait, et dit au domestique en la lui remettant :
 
– Renvoyez ceci à la même adresse. Le domestique s’inclina et disparut.
 
– Puis-je continuer ? demanda le métis à Rodin.
 
– Parfaitement.
 
– Je continue donc, reprit Faringhea… Avant-hier, au moment où, tout blessé qu’il était, le prince allait, par mon conseil, partir pour Paris, est arrivé une belle voiture avec de superbes présents destinés à Djalma par un ami inconnu. Dans cette voiture il y avait deux hommes : l’un envoyé par l’ami inconnu ; l’autre était un médecin… envoyé par vous pour donner des secours à Djalma et l’accompagner jusqu’à son arrivée à Paris… C’était charitable, n’est-ce pas, frère ?
 
– Continuez votre histoire, monsieur.
 
– Djalma est parti hier… En déclarant que la blessure du prince empirerait d’une manière très grave s’il ne restait pas étendu dans la voiture pendant tout le voyage, le médecin s’est ainsi débarrassé de l’envoyé de l’ami inconnu, qui est reparti pour Paris ; de son côté, le médecin a voulu m’éloigner à mon tour ; mais Djalma a si fort insisté, que nous sommes partis, le médecin, le prince et moi. Hier soir, nous arrivons à moitié chemin ; le médecin trouve qu’il faut passer la nuit dans une auberge : nous avions, disait-il, tout le temps d’être arrivés à Paris ce soir, le prince ayant annoncé qu’il lui fallait absolument être à Paris le 12 au soir. Le médecin avait beaucoup insisté pour partir seul avec le prince. Je savais, par la lettre de Josué, qu’il vous importait beaucoup que Djalma ne fût pas ici le 13 ; des soupçons me sont venus ; j’ai demandé à ce médecin s’il vous connaissait ; il m’a répondu avec embarras ; alors au lieu des soupçons, j’ai eu des certitudes… Arrivé à l’auberge, pendant que le médecin était auprès de Djalma, je suis monté à la chambre du docteur, j’ai examiné une boîte remplie de plusieurs flacons qu’il avait apportés ; l’un d’eux contenait de l’opium… J’ai deviné.
 
– Qu’avez-vous deviné, monsieur ?
 
– Vous allez le savoir… le médecin a dit à Djalma, avant de se retirer : « Votre blessure est en bon état mais la fatigue du voyage pourrait l’enflammer ; il serait bon demain dans la journée de prendre une potion calmante que je vais préparer ce soir afin de l’avoir toute prête dans la voiture… » Le calcul du médecin était simple, ajouta Faringhea.
 
Le lendemain (qui est aujourd’hui), le prince prenait la potion sur les quatre ou cinq heures du soir… bientôt il s’endormait profondément… Le médecin, inquiet, faisait arrêter la voiture dans la soirée… déclarait qu’il y avait du danger à continuer la route… passait la nuit dans une auberge, et s’établissait auprès du prince, dont l’assoupissement n’aurait cessé qu’à l’heure qui vous convenait. Tel était votre dessein ; il m’a paru habilement projeté, j’ai voulu m’en servir pour moi-même, et j’ai réussi.
 
– Tout ce que vous dites là, mon cher monsieur, dit Rodin en rongeant ses ongles, est de l’hébreu pour moi.
 
– Toujours, sans doute, à cause de mon accent… mais, dites-moi… connaissez-vous l’array-mow ?
 
– Non.
 
– Tant pis, c’est une admirable production de l’île de Java, si fertile en poisons.
 
– Eh ! que m’importe ? dit Rodin d’une voix brève et pouvant à peine dissimuler son anxiété croissante.
 
– Cela vous importe beaucoup. Nous autres fils de Bohwanie, nous avons horreur de répandre le sang, reprit Faringhea ; mais, pour passer impunément le lacet autour du cou de nos victimes, nous attendons qu’elles soient endormies… Lorsque leur sommeil n’est pas assez profond, nous l’augmentons à notre gré ; nous sommes très adroits dans notre œuvre : le serpent n’est pas plus subtil, le lion plus audacieux. Djalma porte nos marques… L’array-mow est une poudre impalpable ; en en faisant respirer quelques parcelles pendant le sommeil, ou en le mêlant au tabac d’une pipe pendant qu’on veille, on jette sa victime dans un assoupissement dont rien ne peut la tirer. Si l’on craint de donner une dose trop forte à la fois, on en fait aspirer plusieurs fois durant le sommeil et on prolonge ainsi sans danger autant de temps que l’homme peut rester sans boire ni manger… trente ou quarante heures environ… Vous voyez combien l’usage de l’opium est grossier auprès de ce divin narcotique… J’en avais apporté de Java une certaine quantité… par simple curiosité… sans oublier le contrepoison.
 
– Ah ! il y a un contrepoison ? dit machinalement Rodin.
 
– Comme il y a des gens qui sont tout le contraire de ce que nous sommes, frère de la bonne œuvre… Les Javanais appelle le suc de cette racine le touboe… il dissipe l’engourdissement causé par l’array-mow comme le soleil dissipe les nuages… Or, hier soir, certain des projets de votre émissaire sur Djalma, j’ai attendu que ce médecin fût couché, endormi… je me suis introduit en rampant dans sa chambre… et je lui ai fait aspirer une telle dose d’array-mow… qu’il doit dormir encore…
 
– Malheureux ! s’écria Rodin de plus en plus effrayé de ce récit, car Faringhea portait un coup terrible aux machinations du socius et de ses amis ; mais vous risquiez d’empoisonner ce médecin ?
 
– Frère… comme il risquait d’empoisonner Djalma. Ce matin nous sommes donc partis, laissant votre médecin dans l’auberge, plongé dans un profond sommeil. Je me suis trouvé seul dans la voiture avec Djalma. Il fumait, en véritable Indien ; quelques parcelles d’array-mow, mélangées au tabac dont j’ai rempli sa longue pipe, l’ont d’abord assoupi… Une nouvelle dose qu’il a aspirée l’a endormi profondément, et à cette heure il est dans l’auberge où nous sommes descendus. Maintenant, frère… il dépend de moi de laisser Djalma plongé dans son assoupissement, qui durera jusqu’à demain soir… ou de l’en faire sortir à l’instant… Ainsi, selon que vous satisferez ou non à ma demande, Djalma sera ou ne sera pas demain rue Saint-François, numéro 3.
 
Ce disant, Faringhea tira de sa poche la médaille de Djalma, et dit à Rodin en la lui montrant :
 
– Vous le voyez, je vous dis la vérité… Pendant le sommeil de Djalma, je lui ai enlevé cette médaille, la seule indication qu’il ait de l’endroit où il doit se trouver demain… Je finis donc par où j’ai commencé, en vous disant : – Frère, je viens vous demander beaucoup !
 
Depuis quelques moments, Rodin, selon son habitude lorsqu’il était en proie à un accès de rage muette et concentrée, se rongeait les ongles jusqu’au sang. À ce moment, le timbre de la loge du portier sonna trois coups espacés d’une façon particulière. Rodin ne parut pas faire attention à ce bruit ; et pourtant tout à coup une étincelle brilla dans ses petits yeux de reptile, pendant que Faringhea, les bras croisés, le regardait avec une expression de supériorité triomphante et dédaigneuse.
 
Le socius baissa la tête, garda le silence, prit machinalement une plume sur son bureau, et en mâchonna la barbe pendant quelques secondes, en ayant l’air de réfléchir profondément à ce que venait de lui dire Faringhea. Enfin, jetant la plume sur le bureau, il se retourna brusquement vers le métis, et lui dit d’un air profondément dédaigneux :
 
– Ah çà, monsieur Faringhea, est-ce que vous prétendez vous moquer du monde avec vos histoires ?
 
Le métis, stupéfait, malgré son audace, recula d’un pas.
 
– Comment, monsieur, reprit Rodin, vous venez ici, dans une maison respectable, vous vanter d’avoir dérobé une correspondance, étranglé celui-ci, empoisonné celui-là avec un narcotique ! Mais c’est du délire, monsieur ; j’ai voulu vous écouter jusqu’à la fin, pour voir jusqu’où vous pousseriez l’audace… Car il n’y a qu’un monstrueux scélérat qui puisse venir se targuer de si épouvantables forfaits ; mais je veux bien croire qu’ils n’existent que dans votre imagination.
 
En prononçant ces mots avec une sorte d’animation qui ne lui était pas habituelle, Rodin se leva, et, tout en marchant, s’approcha peu à peu de la cheminée pendant que Faringhea, ne revenant pas de sa surprise, le regardait en silence ; pourtant, au bout de quelques instants, il reprit d’un air sombre et farouche :
 
– Prenez garde, frère… ne me forcez pas à vous prouver que j’ai dit la vérité.
 
– Allons donc, monsieur ! il faut venir des antipodes pour croire les Français si faciles à duper. Vous avez, dites-vous, la prudence du serpent et le courage du lion. J’ignore si vous êtes un lion courageux, mais pour serpent prudent… je le nie. Comment ! vous avez une lettre de M. Josué qui peut me compromettre (en admettant que tout ceci ne soit pas une fable) ; le prince Djalma est plongé dans une torpeur qui sert mes projets et dont vous seul le pouvez faire sortir ; vous pouvez enfin, dites-vous, porter un coup terrible à mes intérêts, et vous ne réfléchissez pas, lion terrible, serpent subtil, qu’il ne s’agit pour moi que de gagner vingt-quatre heures. Or, vous arrivez du fond de l’Inde à Paris ; vous êtes étranger et inconnu à tous, vous me croyez aussi scélérat que vous, puisque vous m’appelez frère, et vous ne songez pas que vous êtes ici en mon pouvoir ; que cette rue est solitaire, cette maison écartée, que je puis avoir ici sur-le-champ trois ou quatre personnes capables de vous garrotter en une seconde, tout étrangleur que vous êtes !… et cela seulement en tirant le cordon de cette sonnette, ajouta Rodin en le prenant en effet à la main. N’ayez donc pas peur, ajouta-t-il avec un sourire diabolique en voyant Faringhea faire un brusque mouvement de surprise et de frayeur ; est-ce que je vous préviendrais si je voulais agir de la sorte ?… Voyons, répondez… Une fois garrotté et mis en lieu de sûreté pendant vingt-quatre heures, comment pourriez-vous me nuire ? Ne me serait-il pas alors facile de m’emparer des papiers de Josué, de la médaille de Djalma, qui, plongé dans un assoupissement jusqu’à demain soir, ne m’inquiéterait plus ?… Vous le voyez donc bien, monsieur, vos menaces sont vaines… parce qu’elles reposent sur des mensonges… parce qu’il n’est pas vrai que le prince Djalma soit ici en votre pouvoir… Allez… sortez d’ici, et une autre fois, quand vous voudrez faire des dupes, adressez-vous mieux.
 
Faringhea restait frappé de stupeur ; tout ce qu’il venait d’entendre lui semblait très probable ; Rodin pouvait s’emparer de lui, de la lettre de Josué, de la médaille, et, en le retenant prisonnier, rendre impossible le réveil de Djalma ; et pourtant Rodin lui ordonnait de sortir, à lui, Faringhea, qui se croyait si redoutable.
 
À force de chercher les motifs de la conduite inexplicable du socius, le métis s’imagina, et en effet il ne pouvait penser autre chose, que Rodin, malgré les preuves qu’il apportait, ne croyait pas que Djalma fût en son pouvoir ; de la sorte, le dédain du correspondant de Josué s’expliquait naturellement. Rodin jouait un coup d’une grande hardiesse et d’une grande habileté ; aussi, tout en ayant l’air de grommeler entre ses dents d’un air courroucé, il observait en dessous, mais avec une anxiété dévorante, la physionomie de l’Étrangleur. Celui-ci, presque certain d’avoir pénétré le secret motif de la conduite de Rodin, reprit :
 
– Je vais sortir… mais un mot encore… vous croyez que je mens…
 
– J’en suis certain, vous m’avez débité un tissu de fables ; j’ai perdu beaucoup de temps à les écouter, faites-moi grâce du reste… Il est tard, veuillez me laisser seul.
 
– Une minute encore… vous êtes un homme, je le vois, à qui l’on ne doit rien cacher, dit Faringhea. À cette heure, je ne puis attendre de Djalma qu’une espèce d’aumône et un mépris écrasant, car, du caractère dont il est, lui dire : donnez-moi beaucoup, parce que, pouvant vous trahir, je ne l’ai pas fait… ce serait m’attirer son courroux et son dédain… J’aurais pu vingt fois le tuer… mais son jour n’est pas encore venu, dit l’Étrangleur d’un air sombre, et pour attendre ce jour… et d’autres funestes jours, il me faut de l’or, beaucoup d’or… vous seul pouvez m’en donner en payant ma trahison envers Djalma, parce qu’à vous seul elle profite. Vous refusez de m’entendre, parce que vous me croyez menteur… j’ai pris l’adresse de l’auberge où nous sommes descendus, la voici. Envoyez quelqu’un s’assurer de la vérité de ce que je dis, alors, vous me croirez ; mais le prix de ma trahison sera cher. Je vous l’ai dit, je vous demanderai beaucoup.
 
Ce disant, Faringhea offrait à Rodin une adresse imprimée : le socius, qui suivait du coin de l’œil tous les mouvements de Faringhea, fit semblant, d’être profondément absorbé, de ne pas l’entendre et ne répondit rien.
 
– Prenez cette adresse… et assurez-vous que je ne mens pas, reprit Faringhea en tendant de nouveau l’adresse à Rodin.
 
– Hein… qu’est-ce ? dit celui-ci en jetant à la dérobée un rapide regard sur l’adresse, qu’il lut avidement, mais sans y toucher.
 
– Lisez cette adresse, répéta le métis, et vous pourrez vous assurer que…
 
– En vérité, monsieur, s’écria Rodin en repoussant l’adresse de la main, votre impudence me confond. Je vous répète que je ne veux avoir rien de commun avec vous. Pour la dernière fois, je vous somme de vous retirer… Je ne sais pas ce que c’est que le prince Djalma… Vous pouvez me nuire, dites-vous ; nuisez-moi, ne vous gênez pas, mais pour l’amour du ciel, sortez d’ici.
 
Ce disant, Rodin sonna violemment.
 
Faringhea fit un mouvement comme s’il eût voulu se mettre en défense. Un vieux domestique à la figure débonnaire et placide se présenta aussitôt.
 
– Lapierre, éclairez monsieur, lui dit Rodin en lui montrant du geste Faringhea.
 
Celui-ci, épouvanté du calme de Rodin, hésitait à sortir.
 
– Mais, monsieur, lui dit Rodin remarquant son trouble et son hésitation, qu’attendez-vous ! Je désire être seul.
 
– Ainsi, monsieur, lui dit Faringhea en se retirant lentement et à reculons, vous refusez mes offres ! Prenez garde… demain il sera trop tard.
 
– Monsieur, j’ai l’honneur d’être votre humble serviteur.
 
Et Rodin s’inclina avec courtoisie. L’Étrangleur sortit. La porte se referma sur lui… Aussitôt, le père d’Aigrigny parut sur le seuil de la pièce voisine. Sa figure était pâle et bouleversée.
 
– Qu’avez-vous fait ! s’écria-t-il en s’adressant à Rodin. J’ai tout entendu… Ce misérable, j’en suis malheureusement certain, disait la vérité… l’Indien est en son pouvoir ; il va le rejoindre.
 
– Je ne le pense pas, dit humblement Rodin en s’inclinant et reprenant sa physionomie morne et soumise.
 
– Et qui empêchera cet homme de rejoindre le prince !
 
– Permettez… Lorsqu’on a introduit ici cet affreux scélérat, je l’ai reconnu ; aussi, avant de m’entretenir avec lui, j’ai prudemment écrit quelques lignes à Morok, qui attendait le bon loisir de Votre Révérence dans la salle basse avec Goliath ; plus tard, pendant le cours de la conversation, lorsqu’on m’a apporté la réponse de Morok, qui attendait mes ordres, je lui ai donné de nouvelles instructions, voyant le tour que prenaient les choses.
 
– Et à quoi bon tout ceci, puisque cet homme vient de sortir de cette maison !
 
– Votre Révérence daignera peut-être remarquer qu’il n’est sorti qu’après m’avoir donné l’adresse de l’hôtel où est l’Indien, grâce à mon innocent stratagème de dédain… S’il eût manqué, Faringhea tombait toujours entre les mains de Goliath et de Morok, qui l’attendaient dans la rue à deux pas de la porte. Mais nous eussions été très embarrassés, car nous ne savions pas où habitait le prince Djalma.
 
– Encore de la violence ! dit le père d’Aigrigny avec répugnance.
 
– C’est à regretter… fort à regretter… reprit Rodin… mais il a bien fallu suivre le système adopté jusqu’ici.
 
– Est-ce un reproche que vous m’adressez ! dit le père d’Aigrigny qui commençait à trouver que Rodin était autre chose qu’une machine à écrire.
 
– Je ne me permettrais pas d’en adresser à Votre Révérence, dit Rodin en s’inclinant presque jusqu’à terre ; mais il s’agit seulement de retenir cet homme pendant vingt-quatre heures.
 
– Et ensuite !… Ses plaintes !
 
– Un pareil bandit n’osera pas se plaindre ; d’ailleurs il est sorti librement d’ici. Morok et Goliath lui banderont les yeux après s’être emparés de lui. La maison a une entrée dans la rue Vieille-des-Ursins. À cette heure et par ce temps d’ouragan, il ne passe personne dans ce quartier désert. Le trajet dépaysera complètement ce misérable ; on le descendra dans une cave du bâtiment neuf et demain, la nuit, à pareille heure, on lui rendra la liberté avec les mêmes précautions… Quant à l’Indien, on sait maintenant où le trouver… il s’agit d’envoyer auprès de lui une personne de confiance et s’il sort de sa torpeur… il est un moyen très simple et surtout aucunement violent, selon mon petit jugement, dit modestement Rodin, de le tenir demain éloigné toute la journée de la rue Saint-François.
 
Le même domestique à figure débonnaire, qui avait introduit et éconduit Faringhea, rentra dans le cabinet après avoir discrètement frappé ; il tenait à la main une espèce de gibecière en peau de daim, qu’il remit à Rodin en lui disant :
 
– Voici ce que M. Morok vient d’apporter ; il est entré par la rue Vieille.
 
Le domestique sortit.
 
Rodin ouvrit le sac et dit au père d’Aigrigny en lui montrant ces objets :
 
– La médaille… et la lettre de Josué… Morok a été habile et expéditif.
 
– Encore un danger évité, dit le marquis, il est fâcheux d’en venir à de tels moyens…
 
– À qui les reprocher, sinon au misérable qui nous met dans la nécessité d’y avoir recours !… Je vais à l’instant dépêcher quelqu’un à l’hôtel de l’Indien.
 
– Et à sept heures du matin vous conduirez Gabriel rue Saint-François ; c’est là que j’aurai avec lui l’entretien qu’il me demande si instamment depuis trois jours.
 
– Je l’en ai fait prévenir ce soir ; il se rendra à vos ordres.
 
– Enfin, dit le père d’Aigrigny, après tant de luttes, tant de craintes, tant de traverses, quelques heures maintenant nous séparent de ce moment depuis si longtemps attendu.
 
* * * *
 
Nous conduirons le lecteur à la maison de la rue Saint François.
 


[1] Rappelons au lecteur que la doctrine de l’obéissance passive et absolue, principal levier de la compagnie de Jésus, se résume par ces mots terribles de Loyola mourant : Que tout membre de l’ordre soit dans les mains de ses supérieurs COMME UN CADAVRE.