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| 16.38 - Les souvenirs.
D’autres événements se passèrent quelques jours après la funeste soirée où M. Hardy, égaré jusqu’à la folie par la déplorable exaltation mystique que Rodin était parvenu à lui inspirer, avait supplié à mains jointes le père d’Aigrigny de le conduire loin de Paris, dans une profonde solitude, afin de pouvoir s’y livrer, loin du monde à une vie de prières et d’austérités ascétiques. Le maréchal Simon, depuis son arrivée à Paris, occupait avec ses deux filles une maison de la rue des Trois-Frères. Avant d’introduire le lecteur dans cette modeste demeure, nous sommes obligé de rappeler sommairement quelques faits à la mémoire du lecteur. Le jour de l’incendie de la fabrique de M. Hardy, le maréchal Simon était venu consulter son père sur une question de la plus haute gravité, et lui confier les pénibles appréhensions que lui causait la tristesse croissante de ses deux filles, tristesse dont il ne pouvait pénétrer les causes. On se souvient que le maréchal Simon professait pour la mémoire de l’empereur un culte religieux ; sa reconnaissance envers son héros avait été sans bornes, son dévouement aveugle, son enthousiasme appuyé sur le raisonnement, son affection aussi profonde que l’amitié la plus sincère, la plus passionnée. Ce n’était pas tout. Un jour l’empereur, dans une effusion de joie et de tendresse paternelle, conduisant le maréchal auprès du berceau du roi de Rome endormi, lui avait dit en lui faisant orgueilleusement admirer la suave beauté de l’enfant : « Mon vieil ami, jure-moi de te dévouer au fils comme tu t’es dévoué au père. » Le maréchal Simon avait fait et tenu ce serment. Pendant la Restauration, chef d’une conspiration militaire tentée au nom de Napoléon II, il avait essayé, mais en vain, d’enlever un régiment de cavalerie alors commandé par le marquis d’Aigrigny ; trahi, dénoncé, le maréchal, après un duel acharné avec le futur jésuite, était parvenu à se réfugier en Pologne, et à échapper ainsi à une condamnation à mort. Il est inutile de rappeler les événements qui, de la Pologne, conduisirent le maréchal dans l’Inde et le ramenèrent à Paris après la révolution de juillet, époque à laquelle plusieurs de ses anciens compagnons d’armes sollicitèrent et obtinrent à son insu la confirmation du titre et du grade que l’empereur lui avait décernés avant Waterloo. De retour à Paris après son long exil, le maréchal Simon, malgré tout le bonheur qu’il éprouvait d’embrasser enfin ses deux filles, avait été profondément frappé, en apprenant la mort de leur mère, qu’il adorait ; jusqu’au dernier moment, il avait espéré la retrouver à Paris ; sa déception fut affreuse, et il la ressentit cruellement, quoiqu’il cherchât de douces consolations dans la tendresse de ses enfants. Bientôt un ferment de trouble, d’agitation, fut jeté dans sa vie par les machinations de Rodin. Grâce aux secrètes menées du révérend père à la cour de Rome et à Vienne, un de ses émissaires, capable d’inspirer toute confiance par ses antécédents, et appuyant d’abord ses paroles et ses propositions de témoignages, de preuves, de faits irrécusables, alla trouver le maréchal Simon et lui dit : – Le fils de l’empereur se meurt victime de la crainte que le nom de Napoléon inspire encore à l’Europe. À cette lente agonie, vous, maréchal Simon, vous, un des plus fidèles amis de l’empereur, vous pouvez peut-être arracher ce malheureux prince. La correspondance que voici prouve que l’on pourra sûrement et secrètement nouer à Vienne des intelligences avec une personne des plus influentes parmi celles qui entourent le roi de Rome, et cette personne serait disposée à favoriser l’évasion du prince. Il est donc possible, grâce à une tentative imprévue, hardie, d’enlever Napoléon II à l’Autriche, qui le laisse peu à peu s’éteindre dans une atmosphère mortelle pour lui. L’entreprise est téméraire, mais elle a des chances de réussite, que vous, plus que tout autre, maréchal Simon, pouvez assurer ; car votre dévouement à l’empereur est connu, et l’on sait avec quelle aventureuse audace, en 1815, vous avez déjà conspiré au nom de Napoléon II. L’état de langueur, de dépérissement du roi de Rome était alors en France de notoriété publique ; on allait même jusqu’à affirmer que le fils du héros était soigneusement élevé par des prêtres dans la complète ignorance de la gloire et du nom paternels ; et que, par une exécrable machination, on tentait chaque jour de comprimer, d’éteindre les instincts vaillants et généreux qui se manifestaient chez ce malheureux enfant ; les âmes les plus froides étaient alors émues, attendries, au récit de sa touchante et fatale destinée. En se rappelant le caractère héroïque, la loyauté chevaleresque du maréchal Simon, en acceptant son culte passionné pour l’empereur, on comprend que le père de Rose et de Blanche devait plus que personne s’intéresser ardemment au sort du jeune prince, et que, si l’occasion se présentait, le maréchal devait se regarder comme obligé à ne pas se borner à de stériles regrets. Quant à la réalité de la correspondance exhibée par l’émissaire de Rodin, cette correspondance avait été indirectement soumise par le maréchal à une épreuve contradictoire, grâce aux relations d’un de ses anciens compagnons d’armes longtemps en mission à Vienne du temps de l’empire ; il résulta de cette investigation, faite d’ailleurs avec autant de prudence que d’adresse, afin de ne rien ébruiter, il résulta que le maréchal pouvait écouter sérieusement les ouvertures qu’on lui faisait. Dès lors, cette proposition jeta le père de Rose et de Blanche dans une cruelle perplexité ; car, pour tenter une entreprise aussi hardie, aussi dangereuse, il lui fallait encore abandonner ses filles ; si, au contraire, effrayé de cette séparation, il renonçait à tenter de sauver le roi de Rome, dont la douloureuse agonie était réelle et connue de tous, le maréchal se regardait comme parjure à la promesse faite à l’empereur. Pour mettre un terme à ces pénibles hésitations, plein de confiance dans l’inflexible droiture du caractère de son père, le maréchal alla lui demander conseil ; malheureusement le vieil ouvrier républicain, blessé mortellement pendant l’attaque de la fabrique de M. Hardy, mais préoccupé, même durant ses derniers instants, des graves confidences de son fils, expira en lui disant : « Mon fils, tu as un grand devoir à remplir ; sous peine de ne pas agir en homme d’honneur, sous peine de méconnaître ma dernière volonté, tu dois… sans hésiter… » Mais, par une déplorable fatalité, les derniers mots, qui devaient compléter la pensée du vieil ouvrier, furent prononcés d’une voix éteinte, complètement inintelligible ; il mourut donc, laissant le maréchal Simon dans une anxiété d’autant plus funeste, que l’un des deux seuls partis qu’il eût à prendre était formellement flétri par son père, dans le jugement duquel il avait la foi la plus absolue, la plus méritée. En un mot, son esprit se torturait à deviner si son père avait eu la pensée de lui conseiller, au nom de l’honneur et du devoir, de ne pas quitter ses filles, et de renoncer à une entreprise trop hasardeuse ; ou s’il avait, au contraire, voulu lui conseiller de ne pas hésiter à abandonner ses enfants pendant quelque temps, afin d’accomplir le serment fait à l’empereur, et d’essayer au moins d’arracher Napoléon II à une captivité mortelle. Cette perplexité, rendue plus cruelle par certaines circonstances que l’on dira plus tard ; la profonde douleur causée au maréchal Simon par la fin tragique de son père, mort entre ses bras ; le souvenir incessant et douloureux de sa femme, morte sur une terre d’exil ; enfin le chagrin dont il était chaque jour affecté en voyant la tristesse croissante de Rose et de Blanche, avaient porté des coups douloureux au maréchal Simon ; disons enfin que, malgré son intrépidité naturelle, si vaillamment éprouvée par vingt ans de guerre, les ravages du choléra, de cette maladie terrible dont sa femme avait été victime en Sibérie, causaient au maréchal une involontaire épouvante. Oui, cet homme de fer, qui dans tant de batailles avait froidement bravé la mort, sentait quelquefois faillir la fermeté habituelle de son caractère à la vue des scènes de désolation et de deuil que Paris offrait à chaque pas. Cependant, lorsque Mlle de Cardoville avait réuni autour d’elle les membres de sa famille, afin de les prémunir contre les trames de leurs ennemis, l’affectueuse tendresse d’Adrienne pour Rose et pour Blanche parut exercer sur leur mystérieux chagrin une si heureuse influence, que le maréchal, oubliant un instant de bien funestes préoccupations, ne songea qu’à jouir de cet heureux changement, hélas, de trop courte durée ! Ces faits expliqués et rappelés au lecteur, nous continuerons ce récit.
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