Le Juif Errant

| 16.09 - L'empoisonneur.

 

 

 

Quelques lignes rétrospectives sont nécessaires pour arriver au récit des événements relatifs au père d’Aigrigny, dont le cri de détresse avait si vivement impressionné Morok, au moment où Jacques Rennepont venait de mourir.
 
Les scènes que nous allons dépeindre sont atroces… S’il nous était permis d’espérer qu’elles eussent jamais leur enseignement, cet effrayant tableau tendrait, par l’horreur même qu’il inspirera peut-être, à prévenir ces excès d’une monstrueuse barbarie auxquels se porte parfois la multitude ignorante et aveugle, lorsque, imbue des erreurs les plus funestes, elle se laisse égarer par des meneurs d’une férocité stupide.
 
Nous l’avons dit, les bruits les plus absurdes, les plus alarmants, circulaient dans Paris ; non seulement on parlait de l’empoisonnement des malades et des fontaines publiques, mais on disait encore que des misérables avaient été surpris jetant de l’arsenic dans les brocs que les marchands de vin conservent ordinairement tout prêts et tout remplis sur leurs comptoirs.
 
Goliath devait venir retrouver Morok après avoir rempli un message auprès du père d’Aigrigny, qui l’attendait dans une maison de la place de l’Archevêché. Goliath était entré chez un marchand de vin de la rue de la Calandre pour se rafraîchir : après avoir bu deux verres de vin, il les paya. Pendant que la cabaretière cherchait la monnaie qu’elle devait lui rendre, Goliath appuya machinalement et très innocemment sa main sur l’orifice d’un broc placé à sa portée.
 
La grande taille de cet homme, sa figure repoussante, sa physionomie sauvage, avaient déjà inquiété la cabaretière, prévenue et alarmée par la rumeur publique au sujet des empoisonneurs ; mais lorsqu’elle vit Goliath poser sa main sur l’orifice de l’un des brocs, effrayée, elle s’écria :
 
– Ah ! mon Dieu ! vous venez de jeter quelque chose dans ce broc !
 
À ces mots, prononcés très haut avec un accent de frayeur, deux ou trois buveurs attablés dans le cabaret se levèrent brusquement, coururent au comptoir, et l’un d’eux s’écria étourdiment :
 
– C’est un empoisonneur !
 
Goliath, ignorant les bruits sinistres répandus dans le quartier, ne comprit pas d’abord ce dont on l’accusait. Les buveurs élevèrent de plus en plus la voix en l’interpellant ; lui, confiant dans sa force, haussa les épaules avec dédain et demanda grossièrement la monnaie que la marchande, pâle et épouvantée, ne songeait pas à lui rendre…
 
– Brigand !… s’écria l’un des buveurs avec tant de violence que plusieurs passants s’arrêtèrent, on te rendra ta monnaie quand tu auras dit ce que tu as jeté dans ce broc !
 
– Comment ! il a jeté quelque chose dans un broc ? dit un passant.
 
– C’est peut-être un empoisonneur, reprit l’autre.
 
– Il faudrait alors l’arrêter… ajouta un troisième.
 
– Oui, oui, dirent les buveurs, honnêtes gens peut-être, mais subissant l’influence de la panique générale ; oui, il faut l’arrêter… on l’a surpris jetant du poison dans un des brocs du comptoir.
 
Ces mots : C’est un empoisonneur ! circulèrent aussitôt dans le groupe qui, d’abord formé de trois ou quatre personnes, grossissait à chaque instant à la porte du marchand de vin ; de sourdes et menaçantes clameurs commencèrent à s’élever ; le buveur, voyant ainsi ses craintes partagées et presque justifiées, crut faire acte de bon et courageux citoyen en prenant Goliath au collet en lui disant :
 
– Viens t’expliquer au corps de garde, brigand.
 
Le géant, déjà fort irrité des injures dont il ignorait le véritable sens, fut exaspéré par cette brusque attaque ; cédant à sa brutalité naturelle, il renversa son adversaire sur le comptoir et l’assomma à coups de poing. Pendant cette collision, plusieurs bouteilles et deux ou trois carreaux furent brisés avec fracas, tandis que la cabaretière, de plus en plus effrayée, criait de toutes ses forces :
 
– Au secours !… à l’empoisonneur !… à l’assassin !… à la garde !…
 
Au bruit retentissant des vitres cassées, à ces cris de détresse, les passants attroupés, dont un grand nombre croyaient aux empoisonneurs, se précipitèrent dans la boutique pour aider les buveurs à s’emparer de Goliath. Grâce à sa force herculéenne, celui-ci, après quelques moments de lutte contre sept ou huit personnes, terrassa deux des assaillants les plus furieux, écarta les autres, se rapprocha du comptoir, et, prenant un élan vigoureux, se rua, le front baissé, comme un taureau de combat, sur la foule qui obstruait la porte ; puis, achevant cette trouée en s’aidant de ses énormes épaules et de ses bras d’athlète, il se fraya un passage à travers l’attroupement et prit sa course à toutes jambes du côté du parvis Notre-Dame, ses vêtements déchirés, la tête nue et la figure pâle et courroucée. Aussitôt un grand nombre de personnes qui composaient l’attroupement se mirent à la poursuite de Goliath, et cent voix crièrent :
 
– Arrêtez… arrêtez l’empoisonneur !
 
Entendant ces cris, voyant accourir un homme à l’air sinistre et égaré, un garçon boucher, qui passait et portait sur sa tête une grande manne vide, jeta ce panier entre les jambes de Goliath ; celui-ci, surpris par cet obstacle, fit un faux pas et tomba… Le garçon boucher, croyant faire une action aussi héroïque que s’il se fût jeté à la rencontre d’un chien enragé, se précipita sur Goliath et se roula avec lui sur le pavé en criant :
 
– Au secours ! c’est un empoisonneur… au secours !
 
Cette scène se passait à peu de distance de la cathédrale, mais assez loin de la foule qui se pressait à la porte de l’Hôtel-Dieu et de la maison du restaurateur où était entrée la mascarade du choléra (ceci avait lieu à la tombée du jour) ; aux cris perçants du boucher, plusieurs groupes, à la tête desquels se trouvaient Ciboule et le carrier, coururent vers le lieu de la lutte, pendant que les passants qui poursuivaient le prétendu empoisonneur depuis la rue de la Calandre arrivaient de leur côté sur le parvis.
 
À l’aspect de cette foule menaçante qui venait à lui, Goliath, tout en continuant de se défendre contre le garçon boucher qui le combattait avec la ténacité d’un bouledogue, sentit qu’il était perdu s’il ne se débarrassait pas de cet adversaire ; d’un coup de poing furieux, il cassa la mâchoire du boucher, qui à ce moment avait le dessus, parvint à se dégager de ses étreintes, se releva, et, encore étourdi, fit quelques pas en avant.
 
Soudain, il s’arrêta. Il se voyait cerné. Derrière lui s’élevaient les murailles de la cathédrale ; à droite, à gauche, en face de lui, accourait une multitude hostile.
 
Les cris de douleur atroce poussés par le boucher, que l’on venait de relever tout sanglant, augmentaient encore le courroux populaire. Il y eut pour Goliath un moment terrible, ce fut celui où, seul encore au milieu d’un espace qui se rétrécissait de seconde en seconde, il vit de toutes parts des ennemis courroucés se précipitant vers lui en poussant des cris de mort. Ainsi qu’un sanglier tourne une ou deux fois sur lui-même avant de se décider à faire tête à la meute acharnée, Goliath, hébété par la terreur, fit çà et là quelques pas brusques, indécis ; puis, renonçant à une fuite impossible, l’instinct lui disait qu’il n’avait à attendre ni merci ni pitié d’une foule en proie à une fureur aveugle et sourde, fureur d’autant plus impitoyable qu’elle se croit légitime, Goliath voulut du moins vendre chèrement sa vie ; il chercha son couteau dans sa poche ; ne l’y trouvant pas, il s’arc-bouta sur sa jambe gauche, dans une pose athlétique, tendit en avant et à demi dépliés ses deux bras musculeux, durs et raides comme deux barres de fer, et de pied ferme il attendit vaillamment le choc.
 
La première personne qui arriva auprès de Goliath fut Ciboule. La mégère, essoufflée, au lieu de se précipiter sur lui, s’arrêta, se baissa, prit un des gros sabots qu’elle portait, et le lança à la tête du géant avec tant de vigueur, tant d’adresse, qu’elle l’atteignit en plein dans l’œil qui, sanglant, sortit à demi de l’orbite.
 
Goliath porta les deux mains à son visage en poussant un cri de douleur atroce.
 
– Je l’ai fait loucher, dit Ciboule en éclatant de rire.
 
Goliath, rendu furieux par la souffrance, au lieu d’attendre les premiers coups que l’on hésitait encore à lui porter, tant son apparence de force herculéenne imposait aux assaillants (le carrier, adversaire digne de lui, ayant été repoussé par un mouvement de la foule), Goliath, dans sa rage, se précipita sur le groupe qui se trouvait à sa portée. Une pareille lutte était trop inégale pour durer longtemps ; mais le désespoir doublant les forces du géant, le combat fut un moment terrible. Le malheureux ne tomba pas d’abord… Pendant quelques secondes, disparaissant presque entièrement sous un essaim d’assaillants acharnés, on vit tantôt un de ses bras d’Hercule se lever dans le vide et retomber en martelant des crânes et des visages ; tantôt sa tête énorme, livide et sanglante, était renversée en arrière par un combattant cramponné à sa chevelure crépue. Çà et là, les brusques écarts, les violentes oscillations de la foule témoignaient de l’incroyable énergie de la défense de Goliath. Pourtant, le carrier étant parvenu à le joindre, Goliath fut renversé. Une longue clameur de joie féroce annonça cette chute, car, en pareille circonstance, tomber… c’est mourir. Aussi mille voix haletantes et courroucées répétèrent ce cri :
 
– Mort à l’empoisonneur !
 
Alors commença une de ces scènes de massacre et de tortures dignes de cannibales, horribles excès, d’autant plus incroyables qu’ils ont toujours pour témoins passifs, ou même pour complices, des gens souvent honnêtes, humains, mais qui, égarés par des croyances ou par des préjugés stupides, se laissent entraîner à toutes sortes de barbaries, croyant accomplir un acte d’inexorable justice. Ainsi que cela arrive, la vue du sang qui coulait à flots des plaies de Goliath enivra ses assaillants, redoubla leur rage. Cent bras s’appesantirent sur ce misérable ; on le foula aux pieds ; on lui écrasa le visage ; on lui défonça la poitrine. Çà et là, au milieu de ces cris furieux : – À mort l’empoisonneur ! on entendait de grands coups sourds suivis de gémissements étouffés ; c’était une effroyable curée : chacun, cédant à un vertige sanguinaire, voulait frapper son coup, arracher son lambeau de chair, des femmes… oui, jusqu’à des femmes, jusqu’à des mères… s’acharnèrent avec rage sur ce corps mutilé.
 
Il y eut un moment de terreur épouvantable, Goliath, le visage meurtri, souillé de boue, ses vêtements en lambeaux, la poitrine nue, rouge, ouverte ; Goliath, profitant d’un instant de lassitude de ses bourreaux, qui le croyaient achevé, parvint, par un de ces soubresauts convulsifs fréquents dans l’agonie, à se dresser sur ses jambes pendant quelques secondes ; alors, aveuglé par ses blessures, agitant ses bras dans le vide comme pour parer des coups qu’on ne lui portait pas, il murmura ces mots qui sortirent de sa bouche avec des flots de sang :
 
– Grâce… je n’ai pas empoisonné… grâce.
 
Cette sorte de résurrection produisit un effet si saisissant sur la foule, qu’un instant elle se recula avec effroi : les clameurs cessèrent, on laissa un peu d’espace autour de la victime, quelques cœurs commençaient même à s’apitoyer, lorsque le carrier, voyant Goliath, aveuglé par le sang, étendre devant lui ses mains çà et là, fit une allusion féroce à un jeu connu et s’écria :
 
– Casse-cou !
 
Puis, d’un violent coup de pied dans le ventre, il renversa de nouveau la victime, dont la tête rebondit deux fois sur le pavé…
 
Au moment où le géant tomba, une voix dans la foule s’écria :
 
– C’est Goliath !… Arrêtez… ce malheureux est innocent.
 
Et le père d’Aigrigny (c’était lui), cédant à un sentiment généreux, fit de violents efforts pour arriver au premier rang des acteurs de cette scène, y parvint, et alors, pâle, indigné, menaçant, il s’écria :
 
– Vous êtes des lâches, des assassins ! Cet homme est innocent, je le connais… vous répondrez de sa vie…
 
Une grande rumeur accueillit ces paroles véhémentes du père d’Aigrigny.
 
– Tu connais cet empoisonneur ! s’écria le carrier en saisissant le jésuite au collet ; tu es peut-être aussi un empoisonneur !
 
– Misérable ! s’écria le père d’Aigrigny, en tâchant d’échapper aux étreintes du carrier, tu oses porter la main sur moi !
 
– Oui… j’ose tout, moi… répondit le carrier.
 
– Il le connaît… ça doit être un empoisonneur… comme l’autre ! criait-on déjà dans la foule qui se pressait autour des deux adversaires, pendant que Goliath, qui, dans sa chute, s’était ouvert le crâne, faisait entendre un râle agonisant.
 
À un brusque mouvement du père d’Aigrigny, qui s’était débarrassé du carrier, un assez grand flacon de cristal, très épais, d’une forme particulière et rempli d’une liqueur verdâtre, tomba de sa poche et roula près du corps de Goliath.
 
À la vue de ce flacon, plusieurs voix s’écrièrent :
 
– C’est du poison… Voyez-vous… il a du poison sur lui.
 
À cette accusation, les cris redoublèrent, et l’on commença de serrer l’abbé d’Aigrigny de si près, qu’il s’écria :
 
– Ne me touchez pas ! ne m’approchez pas !…
 
– Si c’est un empoisonneur, dit une voix, pas plus de grâce pour lui que pour l’autre…
 
– Moi… un empoisonneur ! s’écria l’abbé, frappé de stupeur.
 
Ciboule s’était précipitée sur le flacon ; le carrier le saisit, le déboucha, et dit au père d’Aigrigny en le lui tendant :
 
– Et ça !… qu’est-ce que c’est ?
 
– Cela n’est pas du poison… s’écria le père d’Aigrigny.
 
– Alors… bois-le… repartit le carrier.
 
– Oui… oui… qu’il le boive ! cria la foule.
 
– Jamais ! reprit le père d’Aigrigny avec épouvante.
 
Et il recula en repoussant vivement le flacon de la main.
 
– Voyez-vous !… c’est du poison… il n’ose pas boire ! cria-t-on.
 
Et déjà serré de très près, le père d’Aigrigny trébuchait sur le corps de Goliath.
 
– Mes amis ! s’écria le jésuite, qui, sans être empoisonneur, se trouvait dans une terrible alternative, car son flacon renfermait des sels préservatifs d’une grande force, aussi dangereux à boire que du poison, mes braves amis, vous vous méprenez ; au nom de Notre Seigneur, je vous jure que…
 
– Si ce n’est pas du poison… bois donc, reprit le carrier en présentant de nouveau le flacon au jésuite.
 
– Si tu ne bois pas, à mort ! comme ton camarade, puisque, comme lui, tu empoisonnes le peuple !
 
– Oui… à mort !… à mort !…
 
– Mais, malheureux… s’écria le père d’Aigrigny, les cheveux hérissés de terreur, vous voulez donc m’assassiner !
 
– Et tous ceux que toi et ton camarade vous avez empoisonnés, brigands !
 
– Mais cela n’est pas vrai… et…
 
– Bois, alors… répéta l’inflexible carrier ; une dernière fois… décide-toi.
 
– Boire… cela… mais c’est la mort[1]… s’écria le père d’Aigrigny.
 
– Ah ! voyez-vous le brigand ! répondit la foule en se resserrant davantage, il avoue… il avoue…
 
– Il s’est trahi !
 
– Il l’a dit : « Boire ça… c’est la mort !… »
 
Des cris furieux interrompirent le père d’Aigrigny.
 
– Mais… écoutez-moi donc ! s’écria l’abbé en joignant les mains, ce flacon, c’est…
 
– Ciboule, achève celui-là, cria le carrier en poussant du pied Goliath, moi je vais commencer celui-ci.
 
Et il saisit le père d’Aigrigny à la gorge.
 
À ces mots, deux groupes se formèrent : l’un, conduit par Ciboule, acheva Goliath à coups de pieds, à coups de sabots : bientôt le corps ne fut plus qu’une chose horrible, mutilée, sans nom, sans forme, une masse inerte pétrie de boue et de chairs broyées. Ciboule donna son tartan, on le noua à l’un des pieds disloqués du cadavre, et on le traîna ainsi jusqu’au parapet du quai, et là, au milieu des cris d’une joie féroce, on précipita ces débris sanglants dans la rivière…
 
Maintenant, ne frémit-on pas en songeant que, dans un temps d’émotion populaire, il suffit d’un mot, d’un seul mot dit imprudemment par un homme honnête, et même sans haine, pour provoquer un si effroyable meurtre ! – C’est peut-être un empoisonneur !… Voilà ce qu’avait dit le buveur du cabaret de la Calandre… rien de plus… et Goliath avait été impitoyablement massacré… Que d’impérieuses raisons pour faire pénétrer l’instruction, les lumières dans les dernières profondeurs des masses… et mettre ainsi bien des malheureux à même de se défendre de tant de préjugés stupides, de tant de superstitions funestes, de tant de fanatismes implacables !… Comment demander le calme, la réflexion, l’empire de soi-même, le sentiment de la justice, à des êtres abandonnés, que l’ignorance abrutit, que la misère déprave, que les souffrances courroucent, et dont la société ne s’occupe que lorsqu’il s’agit de les enchaîner au bagne ou de les garrotter pour le bourreau !
 
* * * * *
 
Le cri terrible dont Morok avait été épouvanté était celui que poussa le père d’Aigrigny lorsque le carrier appesantit sur lui sa main formidable, disant à Ciboule en lui montrant Goliath expirant :
 
– Achève celui-là… je vais commencer celui-ci.
 


[1] Le fait est historique : un homme a été massacré parce qu’on a trouvé sur lui un flacon d’ammoniaque. Sur son refus de le boire, la populace, persuadée que le flacon était rempli de poison, déchira ce malheureux.