| 8.02 - La lettre.
Lorsque Françoise rentra dans la chambre, sa physionomie était si profondément altérée que Rose ne put s’empêcher de s’écrier :
– Mon Dieu, madame… qu’avez-vous ?
– Hélas ! mes chères demoiselles, je ne puis vous le cacher plus longtemps… et Françoise fondit en larmes : depuis hier, je ne vis pas… J’attendais mon fils pour souper comme à l’ordinaire… il n’est pas venu. Je n’ai pas voulu vous laisser voir combien cela me chagrinait déjà… je l’attendais de minute en minute… car depuis dix ans il n’est jamais monté se coucher sans venir m’embrasser… J’ai passé une partie de la nuit là, près de la porte, à écouter si j’entendais son pas… Je n’ai rien entendu… Enfin, à trois heures du matin, je me suis jetée sur un matelas… Je viens d’aller voir si, comme je l’espérais, il est vrai, faiblement, mon fils n’était pas rentré au matin…
– Eh bien, madame ?
– Il n’est pas revenu !… dit la pauvre mère en essuyant ses yeux…
Rose et Blanche se regardèrent avec émotion… une même pensée les préoccupait : si Agricol ne revenait pas, comment vivrait cette famille ? Ne deviendraient-elles pas alors une charge doublement pénible dans cette circonstance ?
– Mais peut-être, madame, dit Blanche, M. Agricol sera-t-il resté à travailler trop tard pour avoir pu revenir hier soir.
– Oh ! non, non, il serait rentré au milieu de la nuit, sachant les inquiétudes qu’il me causerait… Hélas !… il lui sera arrivé un malheur… peut-être blessé à sa forge ; il est si ardent, si courageux au travail !… Ah ! mon pauvre fils ! Et comme si déjà je ne ressentais pas assez d’angoisses à son sujet, me voici maintenant tourmentée pour cette pauvre jeune ouvrière qui demeure là-haut…
– Comment donc, madame ?
– En sortant de chez mon fils je suis entrée chez elle pour lui conter mon chagrin, car elle est presque une fille pour moi, je ne l’ai pas trouvée dans le petit cabinet qu’elle occupe ; le jour commençait à peine ; son lit n’était pas seulement défait… Où est-elle allée si tôt, elle qui ne sort jamais ?…
Rose et Blanche se regardèrent avec une nouvelle inquiétude ; car elles comptaient beaucoup sur la Mayeux pour les aider dans la résolution qu’elles venaient de prendre. Heureusement elles furent, ainsi que Françoise, presque à l’instant rassurées, car, après deux coups frappés discrètement à la porte, on entendit la voix de la Mayeux.
– Peut-on entrer, madame Françoise ?
Par un mouvement spontané, Rose et Blanche coururent à la porte et l’ouvrirent à la jeune fille. Le givre et la neige tombaient incessamment depuis la veille ; aussi la robe d’indienne de la jeune ouvrière, son petit châle de cotonnade, et son bonnet de tulle noir qui, découvrant ses deux épais bandeaux de cheveux châtains, encadrait son pâle et intéressant visage, étaient trempés d’eau ; le froid avait rendu livides ses mains blanches et maigres ; on voyait seulement, à l’éclat de ses yeux bleus ordinairement doux et timides, que cette pauvre créature, si frêle et si craintive, avait puisé dans la gravité des circonstances une énergie extraordinaire.
– Mon Dieu !… d’où viens-tu, ma bonne Mayeux ? lui dit Françoise. Tout à l’heure, en allant voir si mon fils était rentré… j’ai ouvert ta porte et j’ai été tout étonnée de ne pas te trouver… Tu es donc sortie de bien bonne heure ?
– Je vous apporte des nouvelles d’Agricol.
– De mon fils ! s’écria Françoise en tremblant, que lui est-il arrivé ? tu l’as vu ?… tu lui as parlé ?… où est-il ?
– Je ne l’ai pas vu… mais je sais où il est.
Puis, s’apercevant que Françoise pâlissait, la Mayeux ajouta :
– Rassurez-vous… il se porte bien, il ne court aucun danger.
– Soyez béni, mon Dieu !… vous ne vous lassez pas d’avoir pitié d’une pauvre pécheresse… Avant-hier vous m’avez rendu mon mari ; aujourd’hui, après une nuit si cruelle, vous me rassurez sur la vie de mon pauvre enfant !
En disant ces mots, Françoise s’était jetée à genoux sur le carreau en se signant pieusement.
Pendant le moment de silence causé par le mouvement dévotieux de Françoise, Rose et Blanche s’approchèrent de la Mayeux et lui dirent tout bas avec une expression de touchant intérêt :
– Comme vous êtes mouillée !… vous devez avoir bien froid… Prenez garde, si vous alliez être malade !
– Nous n’avons pas osé faire songer Mme Françoise à allumer le poêle… maintenant nous allons le lui dire.
Aussi surprise que pénétrée de la bienveillance que lui témoignaient les filles du maréchal Simon, la Mayeux, plus sensible que toute autre à la moindre preuve de bonté, leur répondit avec un regard d’ineffable reconnaissance :
– Je vous remercie de vos bonnes intentions, mesdemoiselles. Rassurez-vous ; je suis habituée au froid, et je suis d’ailleurs si inquiète que je ne le sens pas.
– Et mon fils ? dit Françoise en se relevant après être restée quelques moments agenouillée, pourquoi a-t-il passé la nuit dehors ? Vous savez donc où le trouver, ma bonne Mayeux ?… Va-t-il venir bientôt ?… pourquoi tarde-t-il ?
– Madame Françoise, je vous assure qu’Agricol se porte bien ; mais je dois vous dire que d’ici à quelque temps…
– Eh bien ?…
– Voyons, madame, du courage !
– Ah ! mon Dieu !… je n’ai pas une goutte de sang dans les veines… Qu’est-il donc arrivé ?… pourquoi ne le verrai-je pas ?
– Hélas ! madame… il est arrêté !
– Arrêté ! s’écrièrent Rose et Blanche avec effroi.
– Que votre volonté soit faite en toute chose, mon Dieu, dit Françoise, mais c’est un bien grand malheur… Arrêté… lui… si bon… si honnête… Et pourquoi l’arrêter ?… il faut donc qu’il y ait une méprise ?
– Avant-hier, reprit la Mayeux, j’ai reçu une lettre anonyme ; on m’avertissait qu’Agricol pouvait être arrêté d’un moment à l’autre, à cause de son chant des Travailleurs ; nous sommes convenus avec lui qu’il irait chez cette demoiselle si riche de la rue de Babylone, qui lui avait offert ses services ; Agricol devait lui demander d’être sa caution pour l’empêcher d’aller en prison. Hier matin, il est parti pour aller chez cette demoiselle.
– Tu savais tout cela, et tu ne m’as rien dit… ni lui non plus… Pourquoi me l’avoir caché ?
– Afin de ne pas vous inquiéter pour rien, madame Françoise, car, comptant sur la générosité de cette demoiselle, j’attendais à chaque instant Agricol. Hier au soir, ne le voyant pas venir, je me suis dit : peut-être les formalités à remplir pour la caution le retiennent longtemps… Mais le temps passait, il ne paraissait pas… J’ai ainsi veillé toute cette nuit pour l’attendre.
– C’est vrai, ma bonne Mayeux, tu ne t’es pas couchée…
– J’étais trop inquiète… aussi ce matin, avant le jour, ne pouvant surmonter mes craintes, je suis sortie. J’avais retenu l’adresse de cette demoiselle, rue de Babylone… J’y ai couru.
– Oh ! bien, bien ! dit Françoise avec anxiété, tu as eu raison. Cette demoiselle avait pourtant l’air bien bon, bien généreux, d’après ce que me disait mon fils.
La Mayeux secoua tristement la tête ; une larme brilla dans ses yeux, et elle continua :
– Quand je suis arrivée rue de Babylone, il faisait encore nuit ; j’ai attendu qu’il fit grand jour.
– Pauvre enfant… toi si peureuse, si chétive, dit Françoise profondément touchée ; aller si loin, et par ce temps affreux, encore… Ah ! tu es bien une vraie fille pour moi…
– Agricol n’est-il pas aussi un frère pour moi ? dit doucement la Mayeux en rougissant légèrement ; puis elle reprit : lorsqu’il a fait grand jour, je me suis hasardée à sonner à la porte du petit pavillon ; une charmante jeune fille, mais dont la figure était pâle et triste, est venue m’ouvrir… « Mademoiselle, je viens au nom d’une malheureuse mère au désespoir, » lui ai-je dit tout de suite pour l’intéresser, car j’étais si pauvrement vêtue que je craignais d’être renvoyée comme une mendiante ; mais voyant au contraire la jeune fille m’écouter avec bonté, je lui ai demandé si la veille un jeune ouvrier n’était pas venu prier sa maîtresse de lui rendre un grand service. « – Hélas ! oui… m’a répondu cette jeune fille ; ma maîtresse allait s’occuper de ce qu’il désirait, mais apprenant qu’on le cherchait pour l’arrêter, elle l’a fait cacher. Malheureusement sa retraite a été découverte, et hier soir, à quatre heures, il a été arrêté… et conduit en prison. »
Quoique les orphelines ne prissent point part à ce triste entretien, on lisait sur leurs figures attristées et dans leurs regards inquiets combien elles souffraient des chagrins de la femme de Dagobert.
– Mais cette demoiselle ?… s’écria Françoise, tu aurais dû tâcher de la voir, ma bonne Mayeux, et la supplier de ne pas abandonner mon fils ; elle est si riche… qu’elle doit être puissante… sa protection peut nous sauver d’un affreux malheur !
– Hélas ! dit la Mayeux avec une douloureuse amertume, il faut renoncer à ce dernier espoir.
– Pourquoi ?… puisque cette demoiselle est si bonne, dit Françoise, elle aura pitié quand elle saura que mon fils est le seul soutien de toute une famille… et que la prison pour lui… c’est plus affreux que pour un autre, parce que c’est pour nous la dernière misère…
– Cette demoiselle, reprit la Mayeux, à ce que m’a appris la jeune fille en pleurant… cette demoiselle a été conduite hier soir dans une maison de santé… Il paraît… qu’elle est folle…
– Folle… ah ! c’est horrible… pour elle… et pour nous aussi, hélas !… car, maintenant qu’il n’y a plus rien à espérer, qu’allons-nous devenir… sans mon fils ? Mon Dieu !… mon Dieu !…
Et la malheureuse femme cacha sa figure entre ses mains. À l’accablante exclamation de Françoise il se fit un profond silence. Rose et Blanche échangèrent un regard désolé qui exprimait un profond chagrin, car elles s’apercevaient que leur présence augmentait de plus en plus les terribles embarras de cette famille. La Mayeux, brisée de fatigue, en proie à tant d’émotions douloureuses, frissonnant sous ses vêtements mouillés, s’assit avec abattement sur une chaise, en réfléchissant à la position désespérée de cette famille. Cette position était bien cruelle en effet… Et lors des temps de troubles politiques ou des agitations causées dans les classes laborieuses par un chômage forcé ou par l’injuste réduction des salaires que leur impose impunément la puissante coalition des capitalistes, bien souvent des familles entières d’artisans sont, grâce à la détention préventive, dans une position aussi déplorable que celle de la famille Dagobert par l’arrestation d’Agricol, arrestation due, d’ailleurs, aux manœuvres de Rodin et des siens, ainsi qu’on le verra plus tard. Et à propos de la détention préventive, qui atteint souvent des ouvriers honnêtes, laborieux, presque toujours poussés à la fâcheuse extrémité des coalitions par l’inorganisation du travail et par l’insuffisance des salaires, il est, selon nous, pénible de voir la loi, qui doit être égale pour tous, refuser à ceux-ci ce qu’elle accorde à ceux-là… parce que ceux-là peuvent disposer d’une certaine somme d’argent.
Dans plusieurs circonstances, l’homme riche, moyennant caution, peut échapper aux ennuis, aux inconvénients d’une incarcération préventive ; il consigne une somme d’argent ; il donne sa parole de se représenter à un jour fixé, et il retourne à ses plaisirs, à ses occupations ou aux douces joies de la famille… Rien de mieux : tout accusé est présumé innocent, on ne saurait trop se pénétrer de cette indulgente maxime. Tant mieux pour le riche, puisqu’il peut user du bénéfice de la loi.
Mais le pauvre ?… Non seulement il n’a pas de caution à fournir, car il n’a d’autre capital que son labeur quotidien ; mais c’est surtout pour lui, pauvre, que les rigueurs d’une incarcération préventive sont funestes, terribles…
Pour l’homme riche, la prison c’est le manque d’aises et de bien-être, c’est l’ennui, c’est le chagrin d’être séparé des siens… Certes cela mérite intérêt, toutes peines sont pitoyables, et les larmes du riche séparé de ses enfants sont aussi amères que les larmes du pauvre éloigné de sa famille… mais l’absence du riche ne condamne pas les siens au jeûne, ni au froid, ni à ces maladies incurables causées par l’épuisement et la misère…
Au contraire… pour l’artisan… la prison, c’est la détresse, c’est le dénûment, c’est quelquefois la mort des siens… Ne possédant rien, il est incapable de fournir une caution ; on l’emprisonne… Mais s’il a, comme cela se rencontre fréquemment, un père ou une mère infirmes, une femme malade ou des enfants au berceau, que deviendra cette famille infortunée ? Elle pouvait à peine vivre au jour le jour du salaire de cet homme, salaire presque toujours insuffisant, et voici que tout à coup cet unique soutien vient à manquer pendant trois ou quatre mois. Que fera cette famille ? À qui avoir recours ? Que deviendront ces vieillards infirmes, ces femmes valétudinaires, ces petits enfants hors d’état de pouvoir gagner leur pain quotidien ? S’il y a, par hasard, un peu de linge et quelques vêtements à la maison, on portera le tout au mont-de-piété ; avec cette ressource on vivra peut-être une semaine… mais ensuite ? Et si l’hiver vient ajouter ses rigueurs à cette effrayante et inévitable misère ? Alors l’artisan prisonnier verra par la pensée, pendant ses longues nuits d’insomnie, ceux qui lui sont chers, hâves, décharnés, épuisés de besoin, couchés presque nus sur une paille sordide, et cherchant, en se pressant les uns contre les autres, à réchauffer leurs membres glacés…
Puis, si l’artisan sort acquitté, c’est la ruine, c’est le deuil qu’il trouve au retour dans sa pauvre demeure. Et puis enfin, après un chômage si long, ses relations de travail sont rompues ; que de jours perdus pour retrouver de l’ouvrage ! et un jour sans labeur, c’est un jour sans pain…
Répétons-le, si la loi n’offrait pas, dans certaines circonstances, à ceux qui sont riches, le bénéfice de la caution, on ne pourrait que gémir sur des malheurs privés et inévitables ; mais puisque la loi consent à mettre provisoirement en liberté ceux qui possèdent une certaine somme d’argent, pourquoi prive-t-elle de cet avantage ceux là surtout pour qui la liberté est indispensable, puisque la liberté, c’est pour eux la vie, l’existence de leurs familles ?
À ce déplorable état de choses, est-il un remède ? Nous le croyons.
Le minimum de la caution exigée par la loi est de CINQ CENTS FRANCS. Or, cinq cents francs représentent en terme moyen SIX MOIS de travail d’un ouvrier laborieux. Qu’il ait une femme et deux enfants (et c’est aussi le terme moyen de ses charges), il est évident qu’il lui est matériellement impossible d’avoir jamais économisé une pareille somme. Ainsi, exiger de lui cinq cents francs pour lui accorder la liberté de soutenir sa famille, c’est le mettre virtuellement hors du bénéfice de la loi, lui qui, plus que personne, aurait le droit d’en jouir de par les conséquences désastreuses que sa détention préventive entraîne pour les siens. Ne serait-il pas équitable, humain, et d’un noble, d’un salutaire exemple, d’accepter, dans tous les cas où la caution est admise (et lorsque la probité de l’accusé serait honorablement constatée), d’accepter les garanties morales de ceux à qui leur pauvreté ne permet pas d’offrir de garanties matérielles, et qui n’ont d’autre capital que leur travail et leur probité, d’accepter leur foi d’honnêtes gens de se présenter au jour du jugement ? Ne serait-il pas moral et grand, surtout dans ces temps-ci, de rehausser ainsi la valeur de la promesse jurée, et d’élever assez l’homme à ses propres yeux pour que son serment soit regardé comme une garantie suffisante ? Méconnaîtra-t-on assez la dignité de l’homme pour crier à l’utopie, à l’impossibilité ? Nous demanderons si l’on a vu beaucoup de prisonniers de guerre sur parole se parjurer, et si ces soldats et ces officiers n’étaient pas presque tous des enfants du peuple ?
Sans exagérer nullement la vertu du serment chez les classes laborieuses, probes et pauvres, nous sommes certain que l’engagement pris par l’accusé de comparaître au jour du jugement serait toujours exécuté, non seulement avec fidélité, avec loyauté, mais encore avec une profonde reconnaissance, puisque sa famille n’aurait pas souffert de son absence, grâce à l’indulgence de la loi. Il est d’ailleurs un fait dont la France doit s’enorgueillir, c’est que généralement sa magistrature, aussi misérablement rétribuée que l’armée, est savante, intègre, humaine et indépendante ; elle a conscience de son utile et imposant sacerdoce : plus que tout autre corps, elle peut et elle sait charitablement apprécier les maux et les douleurs immenses des classes laborieuses de la société, avec lesquelles elle est si souvent en contact. On ne saurait donc accorder trop de latitude aux magistrats dans l’appréciation des cas où la caution morale, la seule que puisse donner l’honnête homme nécessiteux, serait admise.
Enfin, si ceux qui font les lois et ceux qui nous gouvernent avaient du peuple une opinion assez outrageante pour repousser avec un injurieux dédain les idées que nous émettons, ne pourrait-on pas au moins demander que le minimum de la caution fût tellement abaissé qu’il devînt abordable à ceux qui ont tant besoin d’échapper aux stériles rigueurs d’une détention préventive ? Ne pourrait-on prendre, pour dernière limite, le salaire moyen d’un artisan pendant un mois ; soit : quatre-vingts francs ? Ce serait encore exorbitant ; mais enfin, les amis aidant, le mont-de-piété aidant, quelques avances aidant, quatre-vingts francs se trouveraient, rarement il est vrai, mais du moins quelquefois, et ce serait toujours plusieurs familles arrachées à d’affreuses misères.
Cela dit, passons et revenons à la famille de Dagobert, qui, par suite de la détention préventive d’Agricol, se trouvait dans une position si désespérée.
Les angoisses de la femme de Dagobert augmentaient en raison de ses réflexions, car, en comptant les filles du général Simon, on voit que quatre personnes se trouvaient absolument sans ressources ; mais il faut l’avouer, l’excellente mère pensait moins à elle qu’au chagrin que devrait éprouver son fils en songeant à la déplorable position où elle se trouvait.
À ce moment on frappa à la porte.
– Qui est là ? dit Françoise.
– C’est moi, madame Françoise… moi… le père Loriot.
– Entrez, dit la femme de Dagobert.
Le teinturier, qui remplissait les fonctions de portier, parut à la porte de la chambre… Au lieu d’avoir les bras et les mains d’un vert-pomme éblouissant, il les avait ce jour-là d’un violet magnifique.
– Madame Françoise, dit le père Loriot, c’est une lettre que le donneux d’eau bénite de Saint-Merri vient d’apporter de la part de M. l’abbé Dubois, en recommandant de vous la monter tout de suite… il a dit que c’était très pressé.
– Une lettre de mon confesseur ? dit Françoise étonnée.
Puis la prenant, elle ajouta :
– Merci, père Loriot.
– Vous n’avez besoin de rien, madame Françoise ?
– Non, père Loriot.
– Serviteur, la compagnie.
Et le teinturier sortit.
– La Mayeux, veux-tu me lire cette lettre ? dit Françoise, assez inquiète de cette missive.
– Oui, madame.
Et la jeune fille lut ce qui suit :
« Ma chère madame Baudoin,
« J’ai l’habitude de vous entendre les mardis et les samedis, mais je ne serai libre ni demain ni samedi ; venez donc ce matin, le plus tôt possible, à moins que vous ne préfériez rester une semaine sans approcher du tribunal de la pénitence. »
– Une semaine… juste ciel !… s’écria la femme de Dagobert ; hélas ! je ne sens que trop le besoin de m’en approcher aujourd’hui même, dans le trouble et le chagrin où je suis.
Puis, s’adressant aux orphelines :
– Le bon Dieu a entendu les prières que je lui ai faites pour vous, mes chères demoiselles… puisque aujourd’hui même je vais pouvoir consulter un digne et saint homme sur les grands dangers que vous courez sans le savoir… pauvres chères âmes si innocentes, et pourtant si coupables, quoiqu’il n’y ait pas de votre faute !… Ah ! le Seigneur m’est témoin que mon cœur saigne pour vous autant que pour mon fils.
Rose et Blanche se regardèrent, interdites, car elles ne comprenaient pas les craintes que l’état de leur âme inspirait à la femme de Dagobert.
Celle-ci, en s’adressant à la jeune ouvrière :
– Ma bonne Mayeux, il faut que tu me rendes encore un service.
– Parlez, madame Françoise.
– Mon mari a emporté pour son voyage à Chartres la paye de la semaine d’Agricol. C’est tout ce qu’il y avait d’argent à la maison ; je suis sûre que mon pauvre enfant n’a pas un sou sur lui… et en prison il a peut-être besoin de quelque chose… Tu vas prendre ma timbale et mon couvert d’argent… les deux paires de draps qui restent et mon châle de bourre de soie qu’Agricol m’a donné pour ma fête ; tu porteras le tout au mont-de-piété… Je tâcherai de savoir dans quelle prison est mon fils… et je lui enverrai la moitié de la petite somme que tu rapporteras… et le reste… nous servira… en attendant mon mari. Mais quand il reviendra… comment ferons-nous ?… Quel coup pour lui !… et avec ce coup… la misère… puisque mon fils est en prison… et que mes yeux sont perdus… Seigneur, mon Dieu… s’écria la malheureuse mère avec une expression d’impatiente et amère douleur, pourquoi m’accabler ainsi ?… j’ai pourtant fait tout ce que j’ai pu pour mériter votre pitié… sinon pour moi, au moins pour les miens.
Puis se reprochant bientôt cette exclamation, elle reprit :
– Non, non, mon Dieu ! je dois accepter tout ce que vous m’envoyez. Pardonnez-moi cette plainte, et ne punissez que moi seule.
– Courage, madame Françoise, dit la Mayeux, Agricol est innocent ; il ne peut rester longtemps en prison.
– Mais j’y songe, reprit la femme de Dagobert, d’aller au mont-de-piété, cela va te faire perdre du temps, ma pauvre Mayeux.
– Je reprendrai cela sur ma nuit… madame Françoise ; est-ce que je pourrais dormir en vous sachant si tourmentée ? Le travail me distraira.
– Mais tu dépenseras de la lumière…
– Soyez tranquille, madame Françoise, je suis un peu en avance, dit la pauvre fille, qui mentait.
– Embrasse-moi, du moins, dit la femme de Dagobert, les yeux humides, car tu es ce qu’il y a de meilleur au monde.
Et Françoise sortit en hâte. Rose et Blanche restèrent seules avec la Mayeux ; enfin était arrivé pour elles le moment qu’elles attendaient avec tant d’impatience.
La femme de Dagobert arriva bientôt à l’église Saint-Merri où l’attendait son confesseur.
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