Le Juif Errant

| 16.39 - Jocrisse.

 

 

 

Le maréchal Simon occupait, nous l’avons dit, une modeste maison dans la rue des Trois-Frères ; deux heures de relevée venaient de sonner à la pendule de la chambre à coucher du maréchal, chambre meublée avec une simplicité toute militaire : dans la ruelle du lit, on voyait une panoplie composée des armes dont le maréchal s’était servi pendant ses campagnes ; sur le secrétaire, placé en face du lit, était un petit buste de l’empereur en bronze, seul ornement de l’appartement.
 
Au dehors, la température était loin d’être tiède ; le maréchal, pendant son long séjour dans l’Inde, était devenu très sensible au froid ; un assez grand feu brûlait dans la cheminée.
 
Une porte dissimulée dans la tenture, et donnant sur le palier d’un escalier de service, s’ouvrit lentement ; un homme parut ; il portait un panier de bois à brûler et s’avança lentement auprès de la cheminée, devant laquelle il s’agenouilla, commençant de ranger symétriquement des bûches dans une caisse placée près du foyer ; après quelques minutes occupées de la sorte, ce domestique, toujours agenouillé, s’approchant insensiblement d’une autre porte, placée à peu de distance de la cheminée, parut prêter l’oreille avec une profonde attention, comme s’il eût voulu tâcher d’entendre si l’on parlait dans la pièce voisine. Cet homme, employé comme domestique subalterne dans la maison, avait l’air le plus ridiculement stupide que l’on puisse imaginer ; ses fonctions consistaient à porter le bois, à faire les commissions, etc., etc. ; il servait, du reste, de jouet et de risée aux autres domestiques. Dans un moment de bonne humeur, Dagobert, qui remplissait à peu près les fonctions de majordome, avait baptisé cet imbécile du nom de Jocrisse ; ce surnom lui était resté, surnom mérité, d’ailleurs, de tous points, par la maladresse, par la sottise de ce personnage, et par sa plate figure au nez grotesquement épaté, au menton fuyant, aux yeux bêtes et écarquillés ; que l’on joigne à ce signalement une veste de serge rouge sur laquelle se découpait le triangle d’un tablier blanc, et l’on conviendra que ce niais était parfaitement digne de son sobriquet.
 
Néanmoins, au moment où Jocrisse prêtait une si curieuse attention à ce qui pouvait se dire dans la pièce voisine, une étincelle de vive intelligence vint animer ce regard ordinairement terne et stupide. Après avoir écouté un instant à la porte, Jocrisse revint auprès de la cheminée, toujours en se traînant sur ses genoux ; puis, se relevant, il prit son panier à demi rempli de bois, s’approcha de nouveau de la porte à travers laquelle il venait d’écouter et frappa discrètement. Personne ne lui répondit.
 
Il frappa une seconde fois, et plus fort. Même silence.
 
Alors, il dit d’une voix enrouée, aigre, glapissante et grotesque au possible :
 
– Mesdemoiselles, avez-vous besoin de bois, s’il vous plaît, dans la cheminée ?
 
Ne recevant aucune réponse, Jocrisse posa son panier à terre, ouvrit doucement la porte, entra dans la pièce voisine, après y avoir jeté un coup d’œil rapide, et en ressortit au bout de quelques secondes, en regardant de côté et d’autres avec anxiété, comme un homme qui viendrait d’accomplir quelque chose d’important et de mystérieux. Reprenant alors son panier, il se disposait à sortir de la chambre du maréchal Simon, lorsque la porte de l’escalier dérobé s’ouvrit de nouveau lentement et avec précaution. Dagobert parut.
 
Le soldat, évidemment surpris de la présence de Jocrisse, fronça les sourcils et s’écria brusquement :
 
– Que fais-tu là ?
 
À cette soudaine interpellation, accompagnée d’un grognement hargneux dû à la mauvaise humeur de Rabat-Joie, qui s’avançait sur les talons de son maître, Jocrisse poussa un cri de frayeur réelle ou feinte ; ce dernier cas échéant, afin de donner sans doute plus de vraisemblance à son émoi ; le niais supposé laissa tomber sur le plancher son panier à demi rempli de bois, comme si l’étonnement et la peur le lui eussent arraché des mains.
 
– Que fais-tu là… imbécile ? reprit Dagobert, dont la physionomie était alors profondément triste, et qui paraissait peu disposé à rire de la poltronnerie de Jocrisse.
 
– Ah ! monsieur Dagobert… quelle peur !… Mon Dieu !… quel dommage que je n’aie pas eu entre les bras une pile d’assiettes pour prouver que ça n’aurait pas été de ma faute si je les avais cassées !…
 
– Je te demande ce que tu fais là… reprit Dagobert.
 
– Vous voyez bien, monsieur Dagobert, répondit Jocrisse en montrant son panier, je venais d’apporter du bois dans la chambre de M. le duc, pour le brûler, s’il avait froid… parce qu’il le fait.
 
– C’est bon, ramasse ton panier et file…
 
– Ah ! monsieur Dagobert, j’en ai encore les jambes toutes bistournées… Quelle peur !… quelle peur !… quelle peur !
 
– T’en iras-tu, brute que tu es ! reprit le vétéran.
 
Et prenant Jocrisse par le bras, il le poussa vers la porte, tandis que Rabat-Joie, couchant ses oreilles pointues et se hérissant comme un porc-épic, paraissait disposé à accélérer la retraite de Jocrisse.
 
– On y va, monsieur Dagobert, on y va, répondit le niais en ramassant son panier à la hâte, dites seulement à Rabat-Joie de…
 
– Va-t’en donc au diable, imbécile bavard ! s’écria Dagobert en mettant Jocrisse dehors.
 
Alors Dagobert poussa le verrou de la porte de l’escalier dérobé, alla vers celle qui communiquait à l’appartement des deux sœurs, et donna un tour de clef à sa serrure. Ceci fait, le soldat, s’approchant rapidement de l’alcôve, passa dans la ruelle, décrocha de la panoplie une paire de pistolets de guerre, désarmés, mais chargés, ôta soigneusement les capsules des batteries, et, ne pouvant retenir un profond soupir, il remit ces armes à la place qu’elles occupaient ; il allait quitter la ruelle, lorsque, par réflexion sans doute, il prit encore dans la panoplie un kanjiar indien, à lame très aiguë, le tira de son fourreau de vermeil et cassa la pointe de cette arme meurtrière en l’introduisant sous une des roulettes qui supportaient le lit.
 
Dagobert alla ensuite rouvrir les deux portes et revint lentement auprès de la cheminée, sur le marbre de laquelle il s’accouda d’un air sombre, pensif ; Rabat-Joie, accroupi devant le foyer, suivait d’un œil attentif les moindres mouvements de son maître ; le digne chien fit même preuve d’une rare et prévenante intelligence : le soldat, ayant tiré son mouchoir de sa poche, avait laissé tomber sans s’en apercevoir un papier renfermant un petit rouleau de tabac à chiquer ; Rabat-Joie, qui rapportait comme un retriver de la race Rutland, prit le papier entre ses dents et, se dressant sur ses pattes de derrière, le présenta respectueusement à Dagobert. Mais celui-ci reçut machinalement le papier et parut indifférent à la dextérité de son chien. La physionomie de l’ancien grenadier à cheval révélait autant de tristesse que d’anxiété. Après être resté quelques instants debout devant la cheminée, le regard fixe, méditatif, il commença de se promener dans la chambre de long en large avec agitation, une de ses mains passée entre les revers de sa longue redingote bleue boutonnée jusqu’au col, l’autre enfoncée dans une de ses poches de derrière. De temps à autre, Dagobert s’arrêtait brusquement, et, répondant tout haut à ses pensées intérieures, laissant çà et là échapper quelque exclamation de doute ou d’inquiétude, puis, se tournant vers le trophée d’armes, il secouait tristement la tête en murmurant :
 
– C’est égal… cette crainte est folle… mais il est si extraordinaire depuis deux jours… Enfin… c’est plus prudent…
 
Et se remettant à marcher, Dagobert disait, après un nouveau et long silence :
 
– Oui, il faudra qu’il me dise… il m’inquiète trop… Et ces pauvres petites !… Ah ! c’est à fendre le cœur.
 
Et Dagobert passait vivement sa moustache entre son pouce et son index, mouvement presque convulsif, symptôme évident chez lui d’une vive agitation.
 
Quelques minutes après le soldat reprit, répondant toujours à ses pensées intérieures :
 
– Qu’est-ce que ça peut être ?… Ce ne sont pas ces lettres… c’est trop infâme… il les méprise… et pourtant… mais non, non… il est au-dessus de cela.
 
Et Dagobert recommençait sa promenade d’un pas précipité. Soudain Rabat-Joie dressa les oreilles, tourna la tête du côté de la porte de l’escalier et grogna sourdement. Quelques instants après on frappait à la porte.
 
– Qui est là ? dit Dagobert.
 
On ne répondit pas, mais on frappa de nouveau.
 
Impatienté, le soldat alla rapidement ouvrir : il vit la figure stupide de Jocrisse.
 
– Pourquoi ne réponds-tu pas, quand je demande qui frappe ? fit le soldat irrité.
 
– Monsieur Dagobert, comme vous m’aviez renvoyé tout à l’heure, je ne me nommais pas de peur de vous fâcher en vous disant que c’était encore moi.
 
– Que veux-tu ? parle donc. Mais avance donc… animal ! s’écria Dagobert, exaspéré en attirant dans la chambre Jocrisse, qui restait sur le seuil.
 
– Monsieur Dagobert, voilà… m’y voilà tout de suite… ne vous fâchez pas ; je vas vous dire… c’est un jeune homme…
 
– Après ?…
 
– Il dit qu’il veut vous parler tout de suite, monsieur Dagobert.
 
– Son nom ?
 
– Son nom ? monsieur Dagobert… reprit Jocrisse en se dandinant et en ricanant d’un air niais.
 
– Oui, son nom, imbécile ; parle donc !
 
– Ah ! par exemple… monsieur Dagobert, c’est pour de rire, que vous me le demandez, son nom ?
 
– Mais, misérable, tu as donc juré de me mettre hors de moi, s’écria le soldat en saisissant Jocrisse au collet ; le nom de ce jeune homme ?
 
– Monsieur Dagobert, ne vous fâchez pas, écoutez-moi donc ; ce n’est pas la peine de vous dire le nom de ce jeune homme, puisque vous le savez.
 
– Oh ! la triple brute ! dit Dagobert en serrant les poings.
 
– Mais, oui, vous le savez, monsieur Dagobert, puisque ce jeune homme, c’est votre fils… il est en bas qui veut vous parler tout de suite.
 
La stupidité de Jocrisse était si parfaitement jouée, que Dagobert en fut dupe ; plus apitoyé que courroucé d’une imbécillité pareille, il regarda le domestique fixement ; puis, haussant les épaules, il se dirigea vers l’escalier en lui disant :
 
– Suis-moi…
 
Jocrisse obéit ; mais avant de fermer la porte, il fouilla dans sa poche, en tira mystérieusement une lettre et la jeta derrière lui, sans détourner la tête, disant, au contraire, à Dagobert, sans doute pour occuper son attention :
 
– Votre fils est dans la cour, monsieur Dagobert… Il n’a pas voulu monter ; c’est pour cela qu’il est resté en bas…
 
Ce disant, Jocrisse ferma la porte, croyant la lettre bien en évidence sur le plancher de la chambre du maréchal Simon. Mais Jocrisse comptait sans Rabat-Joie.
 
Soit qu’il regardât comme plus prudent de former l’arrière-garde, soit respectueuse déférence pour un bipède, le digne chien n’était sorti de la chambre que le dernier, et comme il rapportait merveilleusement bien (ainsi qu’il venait de le prouver), voyant tomber la lettre jetée par Jocrisse, il la prit délicatement entre ses dents et sortit de la chambre sur les talons du domestique sans que celui-ci s’aperçût de cette nouvelle preuve de l’intelligence du savoir-faire de Rabat-Joie.