| 16.03 - Le bilan.
À la vue de Rodin, les deux prélats et le père d’Aigrigny se levèrent spontanément, tant la supériorité réelle de cet homme imposait ; leurs visages, naguère contractés par la défiance et par la jalousie, s’épanouirent tout à coup et semblèrent sourire au révérend père avec une affectueuse déférence ; la princesse fit quelques pas à sa rencontre.
Rodin, toujours sordidement vêtu, laissant sur le moelleux tapis les traces boueuses de ses gros souliers, mit son parapluie dans un coin, et s’avança vers la table, non plus avec son humilité accoutumée, mais d’un pas délibéré, la tête haute, le regard assuré ; non seulement il se sentait au milieu des siens, mais il avait la conscience de les dominer par l’intelligence.
– Nous parlions de Votre Révérence, mon très cher père, dit le cardinal avec une affabilité charmante.
– Ah !… fit Rodin en regardant fixement le prélat ; et que disait-on ?
– Mais… reprit l’évêque belge en s’essuyant le front, tout le bien que l’on peut dire de Votre Révérence…
– N’accepterez-vous pas quelque chose, mon très cher père ? dit la princesse à Rodin en lui montrant le buffet splendide.
– Merci, madame, j’ai mangé ce matin mes radis.
– Mon secrétaire, l’abbé Berlini, qui a assisté ce matin à votre repas, m’a, en effet, fort édifié sur la frugalité de Votre Révérence, dit le prélat, elle est digne d’un anachorète.
– Si nous parlions d’affaires ? dit brusquement Rodin en homme habitué à dominer, à conduire la discussion.
– Nous serons toujours très heureux de vous entendre, dit le prélat. Votre Révérence a fixé elle-même ce jour pour nous entretenir de cette grande affaire Rennepont… si grande, qu’elle entre pour beaucoup dans mon voyage en France… car soutenir les intérêts de la très glorieuse compagnie de Jésus, à laquelle je tiens à honneur d’être affilié, c’est soutenir les intérêts de Rome, et j’ai promis au révérend père général que je me mettrais entièrement à vos ordres.
– Je ne puis que répéter ce que vient de dire Son Éminence, dit l’évêque. Partis de Rome ensemble, nos idées sont les mêmes.
– Certes, dit Rodin en s’adressant au cardinal, Votre Éminence peut servir notre cause… et beaucoup… Je lui dirai tout à l’heure comment…
Puis s’adressant à la princesse :
– J’ai fait dire au docteur Baleinier de venir ici, madame, car il sera bon de l’instruire de certaines choses.
– On le fera entrer, comme d’habitude, dit la princesse.
Depuis l’arrivée de Rodin, le père d’Aigrigny avait gardé le silence. Il semblait sous le coup d’une amère préoccupation et subir une lutte intérieure assez violente ; enfin, se levant à demi, il dit d’une voix aigre-douce en s’adressant au prélat :
– Je ne viens pas prier Votre Éminence d’être juge entre Sa Révérence le père Rodin et moi ; notre général a parlé : j’ai obéi. Mais Votre Éminence devant bientôt revoir notre supérieur, je désirerais, si elle m’accordait cette grâce, qu’elle pût lui reporter fidèlement les réponses de Sa Révérence le père Rodin à quelques-unes de mes questions.
Le prélat s’inclina. Rodin regarda le père d’Aigrigny d’un air étonné et lui dit sèchement :
– C’est chose jugée… à quoi bon ces questions ?
– Non pas à m’innocenter, reprit le père d’Aigrigny, mais à bien préciser l’état des choses aux yeux de Son Éminence.
– Alors parlez… et surtout pas de paroles inutiles…
Puis Rodin tirant sa grosse montre d’argent, la consulta, et ajouta :
– Il faut qu’à deux heures je sois à Saint-Sulpice.
– Je serai aussi bref que possible, dit le père d’Aigrigny avec un ressentiment contenu, et il reprit, en s’adressant à Rodin :
– Lorsque Votre Révérence a cru devoir substituer son action à la mienne, en blâmant… bien sévèrement peut-être, la manière dont j’avais conduit les intérêts qui m’avaient été confiés… ces intérêts, je l’avoue loyalement, étaient compromis…
– Compromis ? reprit Rodin avec ironie. Dites donc… perdus… puisque vous m’aviez ordonné d’écrire à Rome qu’il fallait renoncer à tout espoir.
– C’est la vérité, dit le père d’Aigrigny.
– C’est donc un malade désespéré, abandonné des… meilleurs médecins, continua Rodin avec ironie, que j’ai entrepris de faire vivre. Poursuivez…
Et plongeant ses deux mains dans les goussets de son pantalon, il regarda le père d’Aigrigny en face.
– Votre Révérence m’a durement blâmé, reprit le père d’Aigrigny, non pas d’avoir cherché, par tous les moyens possibles, à rentrer dans des biens odieusement dérobés à notre compagnie…
– Tous nos casuistes vous y autorisent avec raison, dit le cardinal ; les textes sont clairs, positifs ; vous avez parfaitement le droit de récupérer per fas aut nefas un bien traîtreusement dérobé.
– Aussi, reprit le père d’Aigrigny, Sa Révérence le père Rodin m’a seulement reproché la brutalité militaire de mes moyens, leur violence, en dangereux désaccord, disait-il, avec les mœurs du temps… Soit… Mais d’abord… je ne pouvais être légalement l’objet d’aucune poursuite, et enfin, sans une circonstance d’une fatalité inouïe, le succès consacrait la marche que j’avais suivie, si brutale, si grossière qu’elle fût… Maintenant… puis-je demander à Votre Révérence ce qu’elle…
– Ce que j’ai fait de plus que vous ? dit Rodin au père d’Aigrigny en cédant à son impertinente habitude d’interruption ; ce que j’ai fait de mieux que vous ? quel pas j’ai fait faire à l’affaire Rennepont, après l’avoir reçue de vous absolument désespérée ? Est-ce cela que vous voulez savoir ?
– Positivement, dit sèchement le père d’Aigrigny.
– Eh bien, je l’avoue, reprit Rodin d’un air sardonique, autant vous avez fait de grandes choses, de grosses choses, de turbulentes choses… autant moi, j’en ai fait de petites, de puériles, de cachées ! Mon Dieu, oui ! moi qui osais me donner pour un homme à larges vues, vous ne sauriez imaginer le sot métier que je fais depuis six semaines.
– Je ne me serais jamais permis d’adresser un tel reproche à Votre Révérence… si mérité qu’il parût, dit le père d’Aigrigny avec un sourire amer.
– Un reproche ? dit Rodin en haussant les épaules, un reproche ? vous voilà jugé. Savez-vous ce que j’écrivais de vous il y a six semaines ? le voici : « Le père d’Aigrigny a d’excellentes qualités, il me servira », et dès demain je vous emploierai très activement, dit Rodin en manière de parenthèse ; mais, ajoutai-je, « il n’est pas assez grand pour savoir à l’occasion se faire petit… » Comprenez-vous ?
– Pas très bien, dit le père d’Aigrigny en rougissant.
– Tant pis pour vous, reprit Rodin ; cela prouve que j’avais raison. Eh bien, puisqu’il faut vous le dire, j’ai eu, moi, assez d’esprit pour faire le plus sot métier du monde pendant six semaines… Oui, tel que vous me voyez, j’ai fait la causette avec une grisette ; j’ai parlé progrès, humanité, liberté, émancipation de la femme… avec une jeune fille à tête folle ; j’ai parlé grand Napoléon, fétichisme bonapartiste, avec un vieux soldat imbécile ; j’ai parlé gloire impériale, humiliation de la France, espérance dans le roi de Rome, avec un brave homme de maréchal de France qui, s’il a le cœur plein d’adoration pour ce voleur de trônes qui a tiré le boulet à Sainte-Hélène, a la tête aussi creuse, aussi sonore qu’une trompette de guerre… aussi, soufflez dans cette boîte sans cervelle quelques notes guerrières ou patriotiques, et voilà que ça donne des fanfares ahuries sans savoir pour qui, pour quoi, ni comment. J’ai bien fait plus, sur ma foi !… j’ai parlé amourette avec un jeune tigre sauvage. Quand je vous le disais, que c’était lamentable de voir un homme un peu intelligent s’amoindrir, comme je l’ai fait, par tous ces petits moyens ; s’abaisser à nouer si laborieusement les mille fils de cette trame obscure ! Beau spectacle, n’est-ce pas ? voir l’araignée tisser opiniâtrement sa toile… comme c’est intéressant, un vilain petit animal noirâtre tendant fil sur fil, renouant ceux-ci, renforçant ceux-là, en allongeant d’autres ; vous haussez les épaules, soit… mais revenez deux heures après ; que trouvez-vous ? le petit animal noirâtre bien gorgé, bien repu, et dans sa toile une douzaine de folles mouches si enlacées, si garrottées, que le petit animal noirâtre n’a plus qu’à choisir à son aise l’heure et le moment de sa pâture…
En disant ces mots, Rodin sourit d’une manière étrange ; ses yeux, ordinairement à demi voilés par ses flasques paupières, s’ouvrirent tout grands et semblèrent briller plus que de coutume ; le jésuite sentait en lui depuis quelques instants une sorte d’excitation fébrile ; il l’attribuait à la lutte qu’il soutenait devant ces éminents personnages, qui subissaient déjà l’influence de sa parole originale et tranchante.
Le père d’Aigrigny commençait à regretter d’avoir engagé cette lutte ; pourtant il reprit avec une ironie mal contenue :
– Je ne conteste pas la ténuité de vos moyens. Je suis d’accord avec vous, ils sont très puérils, ils sont très vulgaires ; mais cela ne suffit pas absolument pour donner une haute idée de votre mérite… Je me permettrai donc de vous demander…
– Ce que ces moyens ont produit ? reprit Rodin avec une exaltation qui ne lui était pas habituelle. Regardez dans ma toile d’araignée, et vous y verrez cette belle et insolente jeune fille, si fière, il y a six semaines, de sa beauté, de son esprit, de son audace… à cette heure, pâle, défaite, elle est mortellement blessée au cœur.
– Mais cet élan d’intrépidité chevaleresque du prince indien dont tout Paris s’est ému, dit la princesse, Mlle de Cardoville en a dû être touchée ?…
– Oui, mais j’ai paralysé l’effet de ce dévouement stupide et sauvage en démontrant à cette jeune fille qu’il ne suffit pas de tuer des panthères noires pour prouver que l’on est un amant sensible, délicat et fidèle.
– Soit, dit le père d’Aigrigny. Ceci est un fait acquis ; voici Mlle de Cardoville blessée au cœur.
– Mais qu’en résulte-t-il pour les intérêts de l’affaire Rennepont ? reprit le cardinal avec curiosité en s’accoudant sur la table.
– Il en résulte d’abord, dit Rodin, que, lorsque le plus dangereux ennemi que l’on puisse avoir est dangereusement blessé, il quitte le champ de bataille ; c’est déjà quelque chose, ce me semble ?
– En effet, dit la princesse, l’esprit, l’audace de Mlle de Cardoville pouvaient en faire l’âme de la coalition dirigée contre nous.
– Soit, reprit obstinément le père d’Aigrigny ; sous ce rapport elle n’est plus à craindre, c’est un avantage. Mais cette blessure au cœur ne l’empêchera pas d’hériter ?
– Qui vous l’a dit ? demanda froidement Rodin avec assurance. Savez-vous pourquoi j’ai tant fait pour la rapprocher, d’abord malgré elle, de Djalma, et ensuite pour l’éloigner de lui, encore malgré elle ?
– Je vous le demande, dit le père d’Aigrigny, en quoi cet orage de passions empêchera-t-il Mlle de Cardoville et le prince d’hériter ?
– Est-ce d’un ciel serein ou d’un ciel d’orage que part la foudre qui éclate et qui frappe ? Soyez tranquille, je saurai où placer le paratonnerre. Quant à M. Hardy, cet homme vivait pour trois choses : pour ses ouvriers, pour un ami, pour une maîtresse ! il a reçu trois traits en plein cœur. Je vise toujours au cœur, moi ; c’est légal, et c’est sûr.
– C’est légal, c’est sûr et c’est louable, dit l’évêque ; car, si j’ai bien entendu, ce fabricant avait une concubine… or, il est bien de faire servir une passion mauvaise à la punition du méchant…
– Ceci est évident, ajouta le cardinal, ils ont de mauvaises passions… on s’en sert… c’est leur faute…
– Notre sainte mère Perpétue, dit la princesse, a concouru de tous ses moyens à la découverte de cet abominable adultère.
– Voici M. Hardy frappé dans ses plus chères affections, je l’admets, dit le père d’Aigrigny, qui ne cédait le terrain que pied à pied, le voilà frappé dans sa fortune… mais il en sera d’autant plus âpre à la curée de cet immense héritage…
Cet argument parut sérieux aux deux prélats et à la princesse ; tous regardèrent Rodin avec une vive curiosité ; au lieu de répondre, celui-ci alla vers le buffet, et, contre son habitude de sobriété stoïque, et malgré sa répugnance pour le vin, il examina les flacons et dit :
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
– Du vin de Bordeaux et de Xérès… dit madame de Saint-Dizier, fort étonnée de ce goût subit de Rodin.
Celui-ci prit un flacon au hasard, et il se versa un verre de vin de Madère qu’il but d’un trait. Depuis quelques moments, il s’était senti plusieurs fois frissonner d’une façon étrange. À ce frisson avait succédé une sorte de faiblesse, il espéra que le vin le ranimerait. Après avoir essuyé ses lèvres du revers de sa main crasseuse, il revint auprès de la table, et s’adressant au père d’Aigrigny :
– Qu’est-ce que vous me disiez à propos de M. Hardy ?
– Qu’étant frappé dans sa fortune, il n’en serait que plus âpre à la curée de cet immense héritage, répéta le père d’Aigrigny, intérieurement outré du ton impérieux de son supérieur.
– M. Hardy, penser à l’argent ! dit Rodin en haussant les épaules, est-ce qu’il pense, seulement ? tout est brisé en lui. Indifférent aux choses de la vie, il est plongé dans une stupeur dont il ne sort que pour fondre en larmes ; alors il parle avec une bonté machinale à ceux qui l’entourent des soins les plus empressés (je l’ai mis entre bonnes mains). Il commence cependant à se montrer sensible à la tendre commisération qu’on lui témoigne sans relâche… Car il est bon… excellent autant que faible, et c’est à cette excellence… que je vous adresserai, père d’Aigrigny, afin que vous accomplissiez ce qui me reste à faire.
– Moi ? dit le père d’Aigrigny, fort étonné.
– Oui, et alors vous reconnaîtrez si le résultat que j’ai obtenu… n’est pas considérable… et…
Puis, s’interrompant, Rodin, passant la main sur son front, se dit à lui-même :
– Cela est étrange !
– Qu’avez-vous ? lui dit la princesse avec intérêt.
– Rien, madame, reprit Rodin en tressaillant ; c’est sans doute ce vin que j’ai bu… je n’y suis pas accoutumé… Je ressens un peu de mal de tête, cela passera.
– Vous avez, en effet… les yeux bien injectés, mon cher père, dit la princesse.
– C’est que j’ai regardé trop fixement dans ma toile, reprit le jésuite avec son sourire sinistre, et il faut que j’y regarde encore pour faire bien voir au père d’Aigrigny, qui fait le myope… mes autres mouches… les deux filles du général Simon, par exemple, de jour en jour plus tristes, plus abattues, et sentant une barrière glacée s’élever entre elles et le maréchal… Et celui-ci, depuis la mort de son père, il faut l’entendre, il faut le voir, tiraillé, déchiré, entre deux pensées contraires ; aujourd’hui se croyant déshonoré s’il fait ceci… demain déshonoré s’il ne le fait pas : ce soldat, ce héros de l’Empire, est à présent plus faible, plus irrésolu qu’un enfant. Voyons… que reste-t-il encore de cette famille impie ?… Jacques Rennepont ? Demandez à Morok dans quel état d’hébétement l’orgie a jeté ce misérable et vers quel abîme il roule !… Voilà mon bilan… voilà dans quel état d’isolement, d’anéantissement, se trouvent aujourd’hui tous les membres de cette famille qui réunissaient, il y a six semaines, tant d’éléments puissants, énergiques, dangereux, s’ils eussent été concentrés !… voilà donc ces Rennepont qui, d’après le conseil de leur hérétique aïeul, devaient unir leurs forces pour nous combattre et nous écraser… et ils étaient grandement à craindre… Qu’avais-je dit ? que j’agirais sur leurs passions. Qu’ai-je fait ? j’ai agi sur leurs passions. Aussi en vain à cette heure ils se débattent dans ma toile… qui les enlace de toutes parts… ils sont à moi, vous dis-je… ils sont à moi…
Depuis quelques moments, et à mesure qu’il parlait, la physionomie et la voix de Rodin subissaient une altération singulière : son teint, toujours si cadavéreux, s’était de plus en plus coloré, mais inégalement et comme par marbrures ; puis, phénomène étrange ! ses yeux, en devenant de plus en plus brillants, avaient paru se creuser davantage. Sa voix vibrait, saccadée, brève, stridente. L’altération des traits de Rodin, dont il ne paraissait pas avoir conscience, était si remarquable que les autres acteurs de cette scène le regardaient avec une sorte d’effroi.
Se trompant sur la cause de cette impression, Rodin, indigné, s’écria d’une voix çà et là entrecoupée par des élans d’aspiration profonde et embarrassée :
– Est-ce de la pitié pour cette race impie, que je lis sur vos visages !… de la pitié… pour cette jeune fille qui ne met jamais le pied dans une église, et qui élève chez elle des autels païens !… de la pitié pour ce Hardy, ce blasphémateur sentimental, cet athée philanthrope qui n’avait pas une chapelle dans sa fabrique, et qui osait accoler le nom de Socrate, de Marc-Aurèle et de Platon à celui de notre Sauveur, qui appelait Jésus le divin philosophe ?… de la pitié pour cet Indien sectateur de Brahma !… de la pitié pour ces deux sœurs qui n’ont pas reçu le baptême !… de la pitié pour cette brute de Jacques Rennepont !… de la pitié pour ce stupide soldat impérial, qui a pour dieu Napoléon et pour évangile les bulletins de la grande armée !… de la pitié pour cette famille de renégats dont l’aïeul, relaps infâme, non content de nous avoir volé notre bien, excite encore du fond de sa tombe, au bout d’un siècle et demi, sa race maudite à relever la tête contre nous !… Comment ! pour nous défendre de ces vipères, nous n’aurions pas le droit de les écraser dans le venin qu’elles distillent !… Et je vous dis, moi, que c’est servir Dieu, que c’est donner un salutaire exemple, que de vouer, à la face de tous, et par le déchaînement même de ses passions… cette famille impie à la douleur, au désespoir, à la mort !…
Rodin était effrayant de férocité en parlant ainsi ; le feu de ses yeux devenait plus éclatant encore ; ses lèvres étaient sèches et arides, une sueur froide baignait ses tempes, dont on remarquait les battements précipités ; de nouveaux frissons glacés coururent par tout son corps. Attribuant ce malaise croissant à un peu de courbature, car il avait écrit une partie de la nuit, et voulant remédier à une nouvelle défaillance, il alla droit au buffet, se versa un autre verre de vin qu’il avala d’un trait, puis il revint au moment où le cardinal lui disait :
– Si la marche que vous suivez à l’égard de cette famille avait besoin d’être justifiée, mon très cher père, vous l’eussiez justifiée victorieusement par vos dernières paroles… Non seulement, selon nos casuistes, je le répète, vous êtes dans votre plein droit, mais il n’y a là rien de répréhensible aux yeux des lois humaines ; quant aux lois divines, c’est plaire au Seigneur que de combattre et de terrasser l’impie par les armes qu’il donne contre lui-même.
Vaincu, ainsi que les autres assistants, par l’assurance diabolique de Rodin, et ramené à une sorte d’admiration craintive, le père d’Aigrigny lui dit :
– Je le confesse, j’ai eu tort de douter de l’esprit de Votre Révérence ; trompé par l’apparence des moyens que vous avez employés ; les considérant isolément, je n’avais pu juger de leur ensemble redoutable et surtout les résultats qu’ils ont, en effet, produits. Maintenant, je le vois, le succès, grâce à vous, n’est pas douteux.
– Et ceci est une exagération, reprit Rodin avec une impatience fiévreuse, toutes ces passions sont à cette heure en ébullition ; mais le moment est critique… comme l’alchimiste penché sur son creuset, où bouillonne une mixture qui peut lui donner des trésors ou la mort… moi seul je puis, à cette heure…
Rodin n’acheva pas, il porta brusquement ses deux mains à son front avec un cri de douleur étouffé.
– Qu’avez-vous ? dit le père d’Aigrigny ; depuis quelques instants… vous pâlissez d’une manière effrayante.
– Je ne sais ce que j’ai, dit Rodin d’une voix altérée : ma douleur de tête augmente, une sorte de vertige m’a un instant étourdi.
– Asseyez-vous, dit la princesse avec intérêt.
– Prenez quelque chose, ajouta l’évêque.
– Ce ne sera rien, reprit Rodin en faisant un effort sur lui-même ; je ne suis pas douillet, Dieu merci !… J’ai peu dormi cette nuit… c’est de la fatigue… rien de plus. Je disais donc que moi seul pouvais à cette heure diriger cette affaire… mais non l’exécuter… il me faut disparaître… mais veiller incessamment dans l’ombre, d’où je tiendrai tous les fils, que moi seul… puis… faire agir… ajouta Rodin d’une voix oppressée.
– Mon très cher père, dit le cardinal avec inquiétude, je vous assure que vous êtes assez gravement indisposé… Votre pâleur devient livide.
– C’est possible, répondit courageusement Rodin ; mais je ne m’abats pas pour si peu… Revenons à notre affaire… Voici l’heure, père d’Aigrigny, où vos qualités, et vous en avez de grandes, je ne les jamais niées… me peuvent être d’un grand secours… Vous avez de la séduction… du charme… une éloquence pénétrante… il faudra…
Rodin s’interrompit encore. Son front ruisselait d’une sueur froide, il sentit ses jambes se dérober sous lui, et il dit, malgré son opiniâtre énergie :
– Je l’avoue… je ne me sens pas bien… cependant, ce matin, je me portais aussi bien que jamais… je tremble malgré moi… je suis glacé…
– Rapprochez-vous du feu… c’est un malaise subit, dit l’évêque en lui offrant le bras avec un dévouement héroïque, cela n’aura pas de suite.
– Si vous preniez quelque boisson chaude, une tasse de thé, dit la princesse. M. Baleinier doit venir bientôt heureusement, il nous rassurera… sur cette indisposition…
– En vérité… c’est inexplicable, dit le prélat.
À ces mots du cardinal, Rodin, qui s’était péniblement approché du feu, tourna les yeux vers le prélat et le regarda fixement d’une façon étrange pendant une seconde ; puis, fort de son indomptable énergie, malgré l’altération de ses traits, qui se décomposaient à vue d’œil, Rodin dit d’une voix brisée qu’il tâcha de rendre ferme :
– Ce feu m’a réchauffé, ce ne sera rien… j’ai bien, par ma foi ! le temps de me dorloter… Quel à-propos !… tomber malade au moment où l’affaire Rennepont ne peut réussir que par moi seul !… Revenons donc à notre affaire… Je vous disais, père d’Aigrigny, que vous pourriez beaucoup nous servir… et vous aussi, madame la princesse, car vous avez épousé cette cause comme si elle était la vôtre ; et…
Rodin s’interrompit encore… Cette fois il poussa un cri aigu, tomba sur une chaise placée près de lui, se rejeta convulsivement en arrière, et, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, il s’écria :
– Oh ! que je souffre !…
Alors, chose effroyable ! à l’altération des traits de Rodin succéda une décomposition cadavéreuse presque aussi rapide que la pensée… ses yeux, déjà caves, s’injectèrent de sang et semblèrent se retirer au fond de leur orbite, dont l’ombre ainsi agrandie forma comme deux trous noirs du creux desquels luisaient deux prunelles de feu ; des tiraillements nerveux saccadés tendirent et collèrent sur les moindres saillies des os du visage la peau flasque, humide, glacée, qui devint instantanément verdâtre ; de ses lèvres, bridées par le rictus d’une douleur atroce, s’échappait un souffle haletant, de temps à autre interrompu par ces mots :
– Oh !… je souffre… je brûle…
Puis, cédant à un transport furieux, Rodin, du bout de ses ongles, labourait sa poitrine nue, car il avait fait sauter les boutons de son gilet et à demi déchiré sa chemise noire et crasseuse, comme si la pression de ces vêtements eût augmenté la violence des douleurs sous lesquelles il se tordait. L’évêque, le cardinal et le père d’Aigrigny se rapprochèrent vivement de Rodin et l’entourèrent pour le contenir ; il éprouvait d’horribles convulsions ; tout à coup, rassemblant ses forces, il se dressa sur ses pieds, droit et roide comme un cadavre ; alors, ses vêtements en désordre, ses rares cheveux gris hérissés autour de sa face verte, attachant ses yeux rouges et flamboyants sur le cardinal, qui à ce moment se penchait vers lui, il le saisit de ses deux mains convulsives, et avec un accent terrible il s’écria d’une voix étranglée :
– Cardinal Malipieri… cette maladie est trop subite ; on se défie de moi à Rome… vous êtes de la race des Borgia… et votre secrétaire… était chez moi ce matin…
– Malheureux !… qu’ose-t-il dire ?… s’écria le prélat aussi stupéfait qu’indigné de cette accusation.
Ce disant, le cardinal tâchait de se débarrasser de l’étreinte du jésuite, dont les doigts crispés avaient la roideur du fer.
– On m’a empoisonné… murmura Rodin.
Et, s’affaissant sur lui-même, il retomba dans les bras du père d’Aigrigny.
Malgré son effroi, le cardinal eut le temps de dire tout bas à celui-ci :
– Il croit qu’on veut l’empoisonner… il machine donc quelque chose de bien dangereux !
La porte du salon s’ouvrit : c’était le docteur Baleinier.
– Ah ! docteur ! s’écria la princesse, pâle, effrayée, en courant à lui, le père Rodin vient d’être attaqué subitement de convulsions affreuses… venez… venez.
– Des convulsions… ce n’est rien, calmez-vous, madame, dit le docteur en jetant son chapeau sur un meuble et en s’approchant à la hâte du groupe qui entourait le moribond.
– Voici le docteur… s’écria la princesse.
Tous s’écartèrent, moins le père d’Aigrigny, qui soutenait Rodin affaissé sur une chaise.
– Ciel !… quel symptôme !… s’écria le docteur Baleinier en examinant avec une terreur croissante la face de Rodin, qui de verte devenait bleuâtre.
– Qu’y a-t-il donc ? demandèrent les spectateurs tout d’une voix.
– Ce qu’il y a ?… reprit le docteur en se rejetant en arrière comme s’il eût marché sur un serpent ; c’est le choléra, et c’est contagieux.
À ce mot effrayant, magique, le père d’Aigrigny abandonna Rodin, qui roula sur le tapis.
– Il est perdu ! s’écria le docteur Baleinier, pourtant je cours chercher ce qu’il faut pour tenter un dernier effort.
Et il se précipita vers la porte. La princesse de Saint-Dizier, le père d’Aigrigny, l’évêque et le cardinal se précipitèrent éperdus à la suite du docteur Baleinier. Tous se pressaient à la porte, que personne, tant le trouble était grand, ne pouvait ouvrir.
Elle s’ouvrit pourtant, mais du dehors… et Gabriel parut, Gabriel, le type du vrai prêtre, du saint prêtre, du prêtre évangélique, que l’on ne saurait assez environner de respect, d’ardente sympathie, de tendre admiration. Sa figure d’archange, d’une sérénité si douce, offrit un contraste singulier avec tous ces visages contractés, bouleversés par l’épouvante… Le jeune prêtre faillit être renversé par les fuyards, qui, se précipitant par l’issue qu’il venait d’ouvrir, s’écriaient :
– N’entrez pas… il meurt du choléra… sauvez-vous !
À ces mots, repoussant dans le salon l’évêque, qui, resté le dernier de tous, tâchait de forcer la porte, Gabriel courut à Rodin pendant que le prélat s’échappait par la porte laissée libre.
Rodin, couché sur le tapis, les membres contournés par des crampes affreuses, se tordait dans des douleurs intolérables ; la violence de sa chute avait sans doute réveillé ses esprits, car il murmurait d’une voix sépulcrale :
– Ils me laissent… mourir… là… comme un chien… Oh ! les lâches !… au secours !… personne…
Et le moribond, s’étant renversé sur le dos par un mouvement convulsif, tournant vers le plafond sa face de damné, où éclatait un espoir infernal, répétait encore :
– Personne… personne…
Ses yeux, tout à coup flamboyants et féroces, rencontrèrent les grands yeux bleus de l’angélique et blonde figure de Gabriel, qui, s’agenouillant auprès de lui, lui dit de sa voix douce et grave :
– Me voici, mon père… je viens vous secourir, si vous pouvez être secouru… priez pour vous, si le Seigneur vous rappelle à lui.
– Gabriel !… murmura Rodin d’une voix éteinte, pardon… pour le mal… que je vous ai fait… Pitié !… ne m’abandonnez pas !… ne…
Rodin ne put achever ; il était parvenu à se soulever sur son séant, il poussa un cri et retomba sans mouvement.
* * * * *
Le même jour, dans les journaux du soir, on lisait :
« Le choléra est à Paris… le premier cas s’est déclaré aujourd’hui, à trois heures et demie, rue de Babylone, à l’hôtel de Saint-Dizier. »
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