| 5.03 - Agricol Baudoin.
Le poète forgeron était un grand garçon de vingt-quatre ans environ, alerte et robuste, au teint hâlé, aux cheveux et aux yeux noirs, au nez aquilin, à la physionomie hardie, expressive et ouverte ; sa ressemblance avec Dagobert était d’autant plus frappante qu’il portait, selon la mode d’alors, une épaisse moustache brune, et que sa barbe, taillée en pointe, lui couvrait le menton ; ses joues étaient d’ailleurs rasées depuis l’angle de la mâchoire jusqu’aux tempes ; un pantalon de velours olive, une blouse bleue bronzée à la fumée de la forge, une cravate négligemment nouée autour de son cou nerveux, une casquette de drap à courte visière, tel était le costume d’Agricol ; la seule chose qui contrastât singulièrement avec ces habits de travail était une magnifique et large fleur d’un pourpre foncé, à pistils d’un blanc d’argent, que le forgeron tenait à la main. – Bonsoir, bonne mère, dit-il en entrant et en allant aussitôt embrasser Françoise. Puis, faisant un signe de tête amical à la jeune fille, il ajouta : – Bonsoir, ma petite Mayeux. – Il me semble que tu es bien en retard, mon enfant, dit Françoise en se dirigeant vers le petit poêle où était le modeste repas de son fils ; je commençais à m’inquiéter… – À t’inquiéter pour moi… ou pour mon souper, chère mère, dit Agricol. Diable !… c’est que tu ne me pardonnerais pas de faire attendre le bon petit repas que tu me prépares, et cela dans la crainte qu’il fût moins bon… Gourmande… va ! Et ce disant, le forgeron voulut encore embrasser sa mère. – Mais finis donc, vilain enfant, tu vas me faire renverser le poêlon. – Ça serait dommage, bonne mère, car ça embaume… Laissez-moi voir ce que c’est… – Mais non… attends donc… – Je parie qu’il s’agit de certaines pommes de terre au lard que j’adore. – Un samedi, n’est-ce pas ? dit Françoise d’un ton de doux reproche. – C’est vrai, dit Agricol en échangeant avec la Mayeux un sourire d’innocente malice. Mais à propos de samedi, ajouta-t-il, tenez, ma mère, voilà ma paye. – Merci, mon enfant, mets-la dans l’armoire. – Oui, ma mère. – Ah ! mon Dieu ! dit tout à coup la jeune ouvrière, au moment où Agricol allait mettre son argent dans l’armoire, quelle belle fleur tu as à la main, Agricol !… je n’en ai jamais vu de pareille… et en plein hiver encore… Regardez donc, madame Françoise. – Hein ! ma mère, dit Agricol en s’approchant de sa mère pour lui montrer la fleur de plus près, regardez, admirez, et surtout sentez… car il est impossible de trouver une odeur plus douce, plus agréable… c’est un mélange de vanille et de fleur d’oranger[1]. – C’est vrai, mon enfant, ça embaume. Mon Dieu ! que c’est donc beau ! dit Françoise en joignant les mains avec admiration. Où as-tu trouvé cela ? – Trouvé, ma bonne mère ? dit Agricol en riant. Diable ! vous croyez que l’on fait de ces trouvailles-là en venant de la barrière du Maine à la rue Brise-Miche ? – Et comment donc l’as-tu, alors ? dit la Mayeux qui partageait la curiosité de Françoise. – Ah ! voilà… vous voudriez bien le savoir… eh bien, je vais vous satisfaire… cela t’expliquera pourquoi je rentre si tard, ma bonne mère… car autre chose encore m’a attardé ; c’est vraiment la soirée aux aventures… Je m’en revenais donc d’un bon pas ; j’étais déjà au coin de la rue de Babylone, lorsque j’entends un petit jappement doux et plaintif, il faisait encore un peu jour… je regarde… c’était la plus jolie petite chienne qu’on puisse voir, grosse comme le poing ; noire et feu, avec des soies et des oreilles traînant jusque sur ses pattes. – C’était un chien perdu, bien sûr, dit Françoise. – Justement. Je prends donc la pauvre petite bête, qui se met à me lécher les mains ; elle avait autour du cou un large ruban de satin rouge, noué avec une grosse bouffette ; ça ne me disait pas le nom de son maître ; je regarde sous le ruban, et je vois un petit collier fait de chaînettes d’or ou de vermeil, avec une petite plaque… je prends une allumette chimique dans ma boîte à tabac ; je frotte, j’ai assez de clarté pour lire, et je lis : LUTINE ; appartient à mademoiselle Adrienne de Cardoville, rue de Babylone, numéro 7. – Heureusement tu te trouvais dans la rue, dit la Mayeux. – Comme tu dis ; je prends la petite bête sous mon bras, je m’oriente, j’arrive le long d’un grand mur de jardin qui n’en finissait pas, et je trouve enfin la porte d’un petit pavillon qui dépend sans doute d’un grand hôtel situé à l’autre bout du mur du parc, car ce jardin a l’air d’un parc… je regarde en l’air et je vois le numéro 7, fraîchement peint au-dessus d’une petite porte à guichet ; je sonne ; au bout de quelques instants passés sans doute à m’examiner, car il me semble avoir vu deux yeux à travers le grillage du guichet, on m’ouvre… À partir de maintenant… vous n’allez plus me croire… – Pourquoi donc, mon enfant ? – Parce que j’aurai l’air de vous faire un conte de fées. – Un conte de fées ? dit la Mayeux. – Absolument, car je suis encore tout ébloui, tout émerveillé de ce que j’ai vu… c’est comme le vague souvenir d’un rêve. – Voyons donc, voyons donc, dit la bonne mère, si intéressée qu’elle ne s’apercevait pas que le souper de son fils commençait à répandre une légère odeur de brûlé. – D’abord, reprit le forgeron en souriant de l’impatiente curiosité qu’il inspirait, c’est une jeune demoiselle qui m’ouvre mais si jolie, mais si coquettement et si gracieusement habillée, qu’on eût dit un charmant portrait des temps passés ; je n’avais pas dit un mot qu’elle s’écrie : « Ah ! mon Dieu, monsieur, c’est Lutine ; vous l’avez trouvée, vous la rapportez ; combien mademoiselle Adrienne va être heureuse ! venez tout de suite, venez ; elle regretterait trop de n’avoir pas eu le plaisir de vous remercier elle-même. » Et sans me laisser le temps de répondre, cette jeune fille me fait signe de la suivre… Dame, ma bonne mère, vous raconter ce que j’ai pu voir de magnificences en traversant un petit salon à demi éclairé qui embaumait, ça me serait impossible, la jeune fille marchait trop vite. Une porte s’ouvre : ah ! c’était bien autre chose ! C’est alors que j’ai eu un tel éblouissement, que je ne me rappelle rien qu’une espèce de miroitement d’or, de lumière, de cristal et de fleurs, et, au milieu de ce scintillement, une jeune demoiselle d’une beauté, oh ! d’une beauté idéale… mais elle avait les cheveux roux ou plutôt brillants comme de l’or… C’était charmant ; je n’ai de ma vie vu de cheveux pareils !… Avec ça, des yeux noirs, des lèvres rouges et une blancheur éclatante, c’est tout ce que je me rappelle… car, je vous le répète, j’étais si surpris, si ébloui, que je voyais comme à travers un voile… « Mademoiselle, dit la jeune fille, que je n’aurais jamais prise pour une femme de chambre, tant elle était élégamment vêtue, voilà Lutine, monsieur l’a trouvée, il la rapporte. Ah ! monsieur, me dit d’une voix douce et argentine la demoiselle aux cheveux dorés, que de remerciements j’ai à vous faire !… Je suis follement attachée à Lutine… » Puis, jugeant sans doute à mon costume qu’elle pouvait ou qu’elle devait peut-être me remercier autrement que par des paroles, elle prit une petite bourse de soie à côté d’elle et me dit, je dois l’avouer, avec hésitation : « Sans doute, monsieur, cela vous a dérangé de me rapporter Lutine, peut-être avez-vous perdu un temps précieux pour vous… permettez-moi… » et elle avança la bourse. – Ah ! Agricol, dit tristement la Mayeux, comme on se méprenait ! – Attends la fin… et tu lui pardonneras à cette demoiselle. Voyant sans doute d’un clin d’œil à ma mine que l’offre de la bourse m’avait vivement blessé, elle prend dans un magnifique vase de porcelaine placé à côté d’elle cette superbe fleur, et, s’adressant à moi avec un accent rempli de grâce et de bonté, qui laissait deviner qu’elle regrettait de m’avoir choqué, elle me dit : « Au moins, monsieur, vous accepterez cette fleur… » – Tu as raison, Agricol, dit la Mayeux en souriant avec mélancolie ; il est impossible de mieux réparer une erreur involontaire. – Cette digne demoiselle, dit Françoise en essuyant ses yeux, comme elle devinait bien mon Agricol ! – N’est-ce pas, ma mère ? Mais au moment où je prenais la fleur sans oser lever les yeux, car, quoique je ne sois pas timide, il y avait dans cette demoiselle, malgré sa bonté, quelque chose qui m’imposait, une porte s’ouvre, et une autre belle jeune fille, grande et brune, mise d’une façon bizarre et élégante, dit à la demoiselle rousse : « Mademoiselle, il est là… » Aussitôt elle se lève et me dit : « Mille pardons, monsieur, je n’oublierai jamais que je vous ai dû un vif mouvement de plaisir… Veuillez, je vous en prie, en toute circonstance, vous rappeler mon adresse et mon nom, Adrienne de Cardoville. » Là-dessus elle disparaît. Je ne trouve pas un mot à répondre ; la jeune fille me reconduit, me fait une jolie petite révérence à la porte, et me voilà dans la rue de Babylone, aussi ébloui, aussi étonné, je vous le répète, que si je sortais d’un palais enchanté… – C’est vrai, mon enfant, ça a l’air d’un conte de fées ; n’est-ce pas, ma pauvre Mayeux ? – Oui, madame Françoise, dit la jeune fille d’un ton distrait et rêveur qu’Agricol ne remarqua pas. – Ce qui m’a touché, reprit-il, c’est que cette demoiselle, toute ravie qu’elle était de revoir sa petite bête, et loin de m’oublier pour elle, comme tant d’autres l’auraient fait à sa place, ne s’en est pas occupée devant moi ; cela annonce du cœur et de la délicatesse, n’est-ce pas, Mayeux ? Enfin, je crois cette demoiselle si bonne, si généreuse, que dans une circonstance importante je n’hésiterais pas à m’adresser à elle… – Oui… tu as raison, répondit la Mayeux, de plus en plus distraite. La pauvre fille souffrait amèrement… Elle n’éprouvait aucune haine, aucune jalousie contre cette jeune personne inconnue, qui par sa beauté, par son opulence, par la délicatesse de ses procédés, semblait appartenir à une sphère tellement haute et éblouissante, que la vue de la Mayeux ne pouvait pas seulement y atteindre… mais, faisant involontairement un douloureux retour sur elle-même, jamais peut-être l’infortunée n’avait plus cruellement ressenti le poids de la laideur et de la misère… Et pourtant telle était l’humble et douce résignation de cette noble créature, que la seule chose qui l’eût un instant indisposée contre Adrienne de Cardoville avait été l’offre d’une bourse à Agricol ; mais la façon charmante dont la jeune fille avait réparé cette erreur touchait profondément la Mayeux… Cependant son cœur se brisait ; cependant elle ne pouvait retenir ses larmes en contemplant cette magnifique fleur si brillante, si parfumée, qui, donnée par une main charmante, devait être si précieuse à Agricol. – Maintenant, ma mère, reprit en riant le jeune forgeron, qui ne s’était pas aperçu de la pénible émotion de la Mayeux, vous avez mangé votre pain blanc le premier en fait d’histoires. Je viens de vous dire une des causes de mon retard… Voici l’autre… Tout à l’heure… en entrant, j’ai rencontré le teinturier au bas de l’escalier ; il avait les bras d’un vert-lézard superbe : il m’arrête et il me dit d’un air tout effaré qu’il avait cru voir un homme assez bien mis rôder autour de la maison comme s’il espionnait… « Eh bien ! qu’est-ce que ça vous fait, père Loriot ? lui ai-je dit. Est-ce que vous avez peur qu’on surprenne votre secret de faire ce beau vert dont vous êtes ganté jusqu’au coude ? » – Qu’est-ce que ça peut être, en effet, que cet homme, Agricol ? dit Françoise. – Ma foi, ma mère, je n’en sais rien, et je ne m’en occupe guère ; j’ai engagé le père Loriot, qui est bavard comme un geai, à retourner à sa cuve, vu que d’être espionné devait lui importer aussi peu qu’à moi… En disant ces mots, Agricol alla déposer le petit sac de cuir qui contenait sa paye dans le tiroir du milieu de l’armoire. Au moment où Françoise posait son poêlon sur un coin de la table, la Mayeux, sortant de sa rêverie, remplit une cuvette d’eau et vint l’apporter au jeune forgeron, en lui disant d’une voix douce et timide : – Agricol, pour tes mains. – Merci, ma petite Mayeux… Es-tu gentille !… Puis, avec l’accent, le mouvement les plus naturels du monde, il ajouta : – Tiens, voilà ma belle fleur pour ta peine. – Tu me la donnes !… s’écria l’ouvrière d’une voix altérée, pendant qu’un vif incarnat colorait son pâle et intéressant visage, tu me la donnes… cette superbe fleur… que cette demoiselle si belle, si riche, si bonne, si gracieuse t’a donnée… Et la pauvre Mayeux répéta avec une stupeur croissante : – Tu me la donnes !!!… – Que diable veux-tu que j’en fasse !… que je la mette sur mon cœur !… que je la fasse monter en épingle ! dit Agricol en riant. J’ai été très sensible, il est vrai, à la manière charmante dont cette demoiselle m’a remercié. Je suis ravi de lui avoir retrouvé sa petite chienne, et très heureux de te donner cette fleur, puisqu’elle te fait plaisir… Tu vois que la journée a été bonne… Et ce disant, pendant que la Mayeux recevait la fleur en tremblant de bonheur, d’émotion, de surprise, le jeune forgeron s’occupa de se laver les mains, si noircies de limaille de fer et de fumée de charbon, qu’en un instant l’eau limpide devint noire. Agricol montrant du coin de l’œil cette métamorphose à la Mayeux, lui dit tout bas en riant : – Voilà de l’encre économique pour nous autres barbouilleurs de papier… Hier, j’ai fini des vers dont je ne suis pas trop mécontent ; je te lirai ça. En parlant ainsi, Agricol essuya naïvement ses mains au devant de sa blouse, pendant que la Mayeux reportait la cuvette sur la commode, et posait religieusement sa belle fleur sur un des côtés de la cuvette. – Tu ne peux pas me demander une serviette ? dit Françoise à son fils en haussant les épaules. Essuyer tes mains à ta blouse ! – Elle est incendiée toute la journée par le feu de la forge… ça ne lui fait pas de mal d’être rafraîchie le soir. Hein ! suis-je désobéissant, ma bonne mère !… Gronde-moi donc… si tu l’oses… voyons. Pour toute réponse, Françoise prit entre ses mains la tête de son fils, cette tête si belle de franchise, de résolution et d’intelligence, le regarda un moment avec un orgueil maternel, et le baisa vivement au front à plusieurs reprises. – Voyons, assieds-toi… tu restes debout toute la journée à ta forge… et il est tard. – Bien… ton fauteuil… notre querelle de tous les soirs va recommencer ; ôte-toi de là, je serai aussi bien sur une chaise… – Pas du tout, c’est bien le moins que tu te délasses après un travail si rude. – Ah ! quelle tyrannie, ma pauvre Mayeux… dit gaiement Agricol en s’asseyant ; du reste… je fais le bon apôtre, mais je m’y trouve parfaitement bien, dans ton fauteuil ; depuis que je me suis gobergé sur le trône des Tuileries, je n’ai jamais été mieux assis de ma vie. Françoise Baudoin, debout d’un côté de la table, coupait un morceau de pain pour son fils ; de l’autre côté, la Mayeux prit la bouteille et lui versa à boire dans le gobelet d’argent : il y avait quelque chose de touchant dans l’empressement attentif de ces deux excellentes créatures pour celui qu’elles aimaient si tendrement. – Tu ne veux pas souper avec moi ? dit Agricol à la Mayeux. – Merci, Agricol, dit la couturière en baissant les yeux ; j’ai dîné tout à l’heure. – Oh ! ce que je t’en disais, c’était pour la forme, car tu as tes manies, et pour rien au monde tu ne mangerais avec nous… C’est comme ma mère, elle préfère dîner toute seule… de cette manière-là elle se prive sans que je le sache… – Mais, mon Dieu, non, mon cher enfant… c’est que cela convient mieux à ma santé… de dîner de très bonne heure… Eh bien ! trouves-tu cela bon ? – Bon ?… mais dites donc excellent… c’est de la merluche aux navets… et je suis fou de la merluche : j’étais né pour être pêcheur à Terre-Neuve. Le digne garçon trouvait au contraire assez peu restaurant, après une rude journée de travail, ce fade ragoût, qui avait même quelque peu brûlé pendant son récit ; mais il savait rendre sa mère si contente en faisant maigre, sans trop se plaindre, qu’il eut l’air de savourer ce poisson avec sensualité ; aussi la bonne femme ajouta d’un air satisfait : – Oh !… on voit bien que tu t’en régales, mon cher enfant : vendredi et samedi prochains, je t’en ferai encore. – Bien, merci, ma mère… seulement, n’en faites pas deux jours de suite, je me blaserais… Ah ça ! maintenant, parlons de ce que nous ferons demain pour notre dimanche. Il faut nous amuser beaucoup ; depuis quelques jours, je te trouve triste, chère mère… et je n’entends pas cela… Je me figure alors que tu n’es pas contente de moi. – Oh ! mon cher enfant… toi… le modèle des… – Bien ! bien ! Alors prouve-moi que tu es heureuse en prenant un peu de distraction. Peut-être aussi mademoiselle nous fera-t-elle l’honneur de nous accompagner comme la dernière fois, dit Agricol en s’inclinant devant la Mayeux. Celle-ci rougit, baissa les yeux ; sa figure prit une expression de douloureuse amertume, et elle ne répondit pas. – Mon enfant, j’ai mes offices toute la journée… tu sais bien, dit Françoise à son fils. – À la bonne heure ; eh bien, le soir ?… Je ne te proposerai pas d’aller au spectacle ; mais on dit qu’il y a un faiseur de tours de gobelets très amusant. – Merci, mon enfant ; c’est toujours un spectacle… – Ah ! ma bonne mère, ceci est de l’exagération. – Mon pauvre enfant, est-ce que j’empêche jamais les autres de faire ce qui leur plaît ? – C’est juste… pardon, ma mère ; eh bien, s’il fait beau, nous irons tout bonnement nous promener sur les boulevards avec cette pauvre Mayeux ; voilà près de trois mois qu’elle n’est pas sortie avec nous… car sans nous… elle ne sort pas… – Non, sors seul, mon enfant… fais ton dimanche, c’est bien le moins. – Voyons ma bonne Mayeux, aide-moi donc à décider ma mère. – Tu sais, Agricol, dit la couturière en rougissant et en baissant les yeux, tu sais que je ne dois plus sortir avec toi et ta mère… – Et pourquoi, mademoiselle ?… Pourrait-on sans indiscrétion vous demander la cause de ce refus ? dit gaiement Agricol. La jeune fille sourit tristement, et lui répondit : – Parce que je ne veux plus jamais t’exposer à avoir une querelle à cause de moi, Agricol… – Ah !… pardon… pardon, dit le forgeron d’un air sincèrement peiné ; et il se frappa le front avec impatience. Voici à quoi la Mayeux faisait allusion : Quelquefois, bien rarement, car elle y mettait la plus excessive discrétion la pauvre fille avait été se promener avec Agricol et sa mère ; pour la couturière ça avait été des fêtes sans pareilles, elle avait veillé bien des nuits, jeûné bien des jours pour pouvoir s’acheter un bonnet passable et un petit châle, afin de ne pas faire honte à Agricol et à sa mère ; ces cinq ou six promenades, faites au bras de celui qu’elle idolâtrait en secret, avaient été les seuls jours de bonheur qu’elle eût jamais connus. Lors de leur dernière promenade, un homme brutal et grossier l’avait coudoyée si rudement que la pauvre fille n’avait pu retenir un léger cri de douleur… auquel cri cet homme avait répondu… « Tant pis pour toi, mauvaise bossue ! » Agricol était, comme son père, doué de cette bonté patiente que la force et le courage donnent aux cœurs généreux ; mais il était d’une grande violence lorsqu’il s’agissait de châtier une lâche insulte. Irrité de la méchanceté, de la grossièreté de cet homme, Agricol avait quitté le bras de sa mère pour appliquer à ce brutal, qui était de son âge, de sa taille et de sa force, les deux meilleurs soufflets que jamais large et robuste main de forgeron ait appliqués sur une face humaine ; le brutal voulu riposter, Agricol redoubla la correction, à la grande satisfaction de la foule ; et l’autre disparut au milieu des huées. C’est cette aventure que la pauvre Mayeux venait de rappeler en disant qu’elle ne voulait plus sortir avec Agricol, afin de lui épargner toute querelle à son sujet. On conçoit le regret du forgeron d’avoir involontairement réveillé le souvenir de cette pénible circonstance… hélas ! plus pénible encore pour la Mayeux que ne pouvait le supposer Agricol, car elle l’aimait passionnément… et elle avait été cause de cette querelle par une infirmité ridicule. Agricol, malgré sa force et sa résolution, avait une sensibilité d’enfant ; en songeant à ce que ce souvenir devait avoir de douloureux pour la jeune fille, une grosse larme lui vint aux yeux, et lui tendant fraternellement les bras, il lui dit : – Pardonne-moi ma sottise, viens m’embrasser… Et il appuya deux bons baisers sur les joues pâles et amaigries de la Mayeux. À cette cordiale étreinte, les lèvres de la jeune fille blanchirent, et son pauvre cœur battit si violemment qu’elle fut obligée de s’appuyer à l’angle de la table. – Voyons, tu me pardonnes, n’est-ce pas ? lui dit Agricol. – Oui, oui, dit-elle en cherchant à vaincre son émotion ; pardon, à mon tour, de ma faiblesse… mais le souvenir de cette querelle me fait mal… j’étais si effrayée pour toi !… Si la foule avait pris le parti de cet homme… – Hélas ! mon Dieu ! dit Françoise en venant en aide à la Mayeux sans le savoir, de ma vie je n’ai eu si grand’peur ! – Oh ! quant à ça… ma chère mère… reprit Agricol, afin de changer le sujet de cette conversation désagréable pour lui et pour la couturière, toi, la femme d’un soldat… d’un ancien grenadier à cheval de la garde impériale… tu n’es guère crâne… Oh ! brave père !… Non… tiens… vois-tu… je ne veux pas penser qu’il arrive… ça me met trop… sens dessus dessous… – Il arrive… dit Françoise en soupirant, Dieu le veuille !… – Comment, ma mère, Dieu le veuille !… Il faudra bien, pardieu, qu’il le veuille… tu as fait dire assez de messes pour ça… – Agricol… mon enfant, dit Françoise en interrompant son fils et en secouant la tête avec tristesse, ne parle pas ainsi… et puis, il s’agit de ton père… – Allons… bien… j’ai de la chance ce soir. À ton tour maintenant. Ah çà ! je deviens décidément bête ou fou… Pardon, ma mère… je n’ai que ce mot-là à la bouche ce soir ; pardon… vous savez bien que quand je m’échappe à propos de certaines choses… c’est malgré moi, car je sais la peine que je vous cause. – Ce n’est pas moi… que tu offenses, mon pauvre cher enfant. – Ça revient au même, car je ne sais rien de pis que d’offenser sa mère… Mais quant à ce que je te disais de la prochaine arrivée de mon père… il n’y a pas à en douter… – Mais depuis quatre mois… nous n’avons pas reçu de lettre. – Rappelle-toi, ma mère, dans cette lettre qu’il dictait, parce que, nous disait-il avec sa franchise de soldat, s’il lisait passablement, il n’en allait pas de même de l’écriture ; dans cette lettre il nous disait de ne pas nous inquiéter de lui, qu’il serait à Paris à la fin de janvier et que, trois ou quatre jours avant son arrivée, il nous ferait savoir par quelle barrière il arriverait, afin que j’aille l’y chercher. – C’est vrai, mon enfant… et pourtant nous voici au mois de février, et rien encore… – Raison de plus pour que nous ne l’attendions pas longtemps ; je vais même plus loin, je ne serais pas étonné que ce bon Gabriel arrivât à peu près à cette époque-ci… sa dernière lettre d’Amérique me le faisait espérer. Quel bonheur… ma mère, si toute la famille était réunie ! – Que Dieu t’entende, mon enfant !… ce sera un beau jour pour moi… – Et ce jour-là arrivera bientôt, croyez-moi. Avec mon père… pas de nouvelles… bonnes nouvelles… – Te rappelles-tu bien ton père, Agricol ? dit la Mayeux. – Ma foi ! pour être juste, ce que je me rappelle surtout, c’est son grand bonnet à poil et ses moustaches qui me faisaient une peur du diable. Il n’y avait que le ruban rouge de la croix sur les revers blancs de son uniforme et la brillante poignée de son sabre qui me raccommodassent un peu avec lui, n’est-ce pas, ma mère !… Mais qu’as-tu donc !… tu pleures. – Hélas ! pauvre Baudoin… il a dû tant souffrir depuis qu’il est séparé de nous ! À son âge, soixante ans passés… Ah ! mon cher enfant… mon cœur se fend quand je pense qu’il va ne faire, peut-être, que changer de misère. – Que dites-vous !… – Hélas ! je ne gagne rien… – Eh bien ! et moi donc ! Est-ce que ne voilà pas une chambre pour lui et pour toi, une table pour lui et pour toi !… Seulement, ma bonne mère, puisque nous parlons ménage, ajouta le forgeron en donnant à sa voix une nouvelle expression de tendresse afin de ne pas choquer sa mère… laisse-moi te dire une chose : lorsque mon père sera revenu ainsi que Gabriel, tu n’auras pas besoin de faire dire des messes ni de faire brûler des cierges pour eux, n’est-ce pas ! Eh bien, grâce à cette économie-là… le brave père pourra avoir sa bouteille de vin tous les jours et du tabac pour fumer sa pipe… Puis, les dimanches, nous lui ferons faire un bon petit dîner chez le traiteur. Quelques coups frappés à la porte interrompirent Agricol. – Entrez ! dit-il. Mais au lieu d’entrer, la personne qui venait de frapper ne fit qu’entrebâiller la porte, et l’on vit un bras et une main d’un vert splendide faire des signes d’intelligence au forgeron. – Tiens, c’est le père Loriot… le modèle des teinturiers, dit Agricol ; entrez donc, ne faites pas de façons, père Loriot. – Impossible, mon garçon, je ruisselle de teinture de la tête aux pieds… Je mettrais au vert tout le carreau de Mme Françoise. – Tant mieux, ça aura l’air d’un pré, moi qui adore la campagne ! – Sans plaisanterie, Agricol, il faut que je vous parle tout de suite. – Est-ce à propos de l’homme qui nous espionne ? Rassurez-vous donc, qu’est-ce que ça nous fait ? – Non, il me semble qu’il est parti, ou plutôt le brouillard est si épais, que je ne le vois plus… mais ce n’est pas ça… venez donc vite… C’est… c’est pour une affaire importante, ajouta le teinturier d’un air mystérieux, une affaire qui ne regarde que vous seul. – Que moi seul ? dit Agricol en se levant assez surpris ; qu’est-ce que ça peut être ? – Va donc voir, mon enfant, dit Françoise. – Oui, ma mère ; mais que le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose ! Et le forgeron sortit, laissant sa mère seule avec la Mayeux.
[1] Fleur magnifique du crinum amabile, admirable plante bulbeuse de serre chaude.
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