Le Juif Errant

| 16.47 - Le bonheur.

 

 

 

Depuis deux jours le maréchal Simon est parti. Il est huit heures du matin. Dagobert, marchant avec de grandes précautions sur la pointe du pied, afin de ne pas faire crier le parquet, traverse le salon qui conduit à la chambre à coucher de Rose et de Blanche, et va discrètement coller son oreille à la porte de l’appartement des jeunes filles ; Rabat-Joie suit exactement son maître, et semble marcher avec autant de précaution que lui.
 
La figure du soldat est inquiète, préoccupée ; tout en s’approchant, il dit à demi-voix :
 
– Pourvu que ces chères enfants n’aient rien entendu… cette nuit ! Cela les effrayerait, il vaut mieux qu’elles ne sachent cet événement que le plus tard possible. Cela serait capable de les attrister cruellement ; pauvres petites, elles sont si gaies, si heureuses, depuis qu’elles savent l’amour de leur père pour elles !… Elles ont si bravement supporté son départ… Aussi, pourvu qu’elles ne soient pas instruites de l’accident de cette nuit ! elles en seraient trop affligées !
 
Puis, prêtant encore l’oreille, le soldat reprit :
 
– Je n’entends rien… rien… Elles toujours éveillées de si bonne heure… c’est peut-être le chagrin.
 
Les réflexions de Dagobert furent interrompues par deux éclats de rire d’une fraîcheur charmante qui retentirent tout à coup dans l’intérieur de la chambre à coucher des jeunes filles.
 
– Allons ! elles ne sont pas si tristes que je croyais, dit Dagobert en respirant plus à l’aise ; probablement elles ne savent rien.
 
Bientôt les éclats de rires redoublèrent tellement, que le soldat, ravi de cet accès de gaieté si rare chez ses enfants, se sentit d’abord tout attendri ; un instant ses yeux devinrent humides en pensant que les orphelines avaient retrouvé l’heureuse sérénité de leur âge ; puis, passant de l’attendrissement à la joie, l’oreille toujours collée contre la porte, le corps à demi penché, les mains appuyées sur ses genoux, Dagobert, épanoui, rayonnant, les lèvres relevées par une expression de jovialité muette, hochant un peu la tête, accompagna de son rire muet les éclats d’hilarité croissante des jeunes filles… Enfin, comme rien n’est plus contagieux que la gaieté, et que le digne soldat se pâmait d’aise, il finit par rire tout haut, et de toutes ses forces, sans savoir pourquoi, et seulement parce que Rose et Blanche riaient de tout leur cœur. Rabat-Joie n’avait jamais vu son maître dans un tel accès de jovialité ; il regarda d’abord avec un profond et silencieux étonnement, puis il se mit à japper d’un air interrogatif.
 
À cet accent bien connu, le rire des jeunes filles s’arrêta tout à coup, et une voix fraîche, encore un peu tremblante de joyeuse émotion, s’écria :
 
– C’est donc toi, Rabat-Joie, qui viens nous éveiller ?
 
Rabat-Joie comprit, remua la queue, coucha ses oreilles et, rasant près de la porte comme un chien couchant, répondit par un léger grognement à l’appel de sa jeune maîtresse.
 
– Monsieur Rabat-Joie, dit la voix de Rose, qui contenait à peine un nouvel accès d’hilarité, vous êtes bien matinal !
 
– Alors, pourrez-vous nous dire l’heure, s’il vous plaît, monsieur Rabat-Joie ? ajouta Blanche.
 
– Oui, mesdemoiselles : il est huit heures passées, dit tout à coup la grosse voix de Dagobert, qui accompagna cette facétie d’un immense éclat de rire.
 
Un léger cri de gaie surprise se fit entendre, puis Rose reprit :
 
– Bonjour Dagobert.
 
– Bonjour, mes enfants… Vous êtes bien paresseuses aujourd’hui, sans reproche.
 
– Ce n’est pas notre faute, notre chère Augustine n’est pas encore entrée chez nous, dit Rose ; nous l’attendons.
 
– Nous y voilà, se dit Dagobert, dont les traits redevinrent soucieux.
 
Puis il reprit tout haut avec un accent assez embarrassé, car le digne homme savait mal mentir :
 
– Mes enfants, votre gouvernante est sortie ce matin… de très bonne heure… elle est allée à la campagne pour… pour affaires… elle ne reviendra que dans quelques jours… ainsi, pour aujourd’hui, vous ferez bien de vous lever toutes seules.
 
– Cette bonne madame Augustine… reprit la voix de Blanche avec intérêt. Ce n’est pas quelque chose de fâcheux pour elle qui l’a fait s’en aller si vite, n’est-ce pas, Dagobert ?
 
– Non, non, pas du tout, c’est pour affaires, répondit le soldat ; pour voir… un de ses parents…
 
– Ah ! tant mieux, dit Rose. Eh bien, Dagobert, quand nous t’appellerons, tu pourras entrer.
 
– Je reviens dans un quart d’heure, dit le soldat en s’éloignant ; puis il pensa :
 
– Il faut que je chapitre cet animal de Jocrisse, car il est si bête et si bavard, qu’il peut tout éventer.
 
Le nom du niais supposé servira de transition naturelle pour faire connaître la cause de la folle gaieté des deux sœurs ; elles riaient des nombreuses jeannoteries de ce lourdaud.
 
Les deux jeunes filles s’étaient levées et habillées, se servant mutuellement de femme de chambre ; Rose avait coiffé et peigné Blanche ; c’était au tour de Blanche de coiffer Rose ; les deux jeunes filles, ainsi groupées, offraient un tableau rempli de grâce. Rose était assise devant une toilette ; sa sœur, debout derrière elle, lissait ses beaux cheveux bruns. Âge heureux et charmant, encore si voisin de l’enfance, que la joie présente fait vite oublier les chagrins passés. Et puis, les orphelines éprouvaient plus que de la joie, c’était du bonheur, oui, un bonheur profond désormais inaltérable ; leur père les adorait ; leur présence, loin de lui être pénible, le ravissait. Enfin rassuré lui-même sur la tendresse de ses enfants, il n’avait non plus, grâce à elles, aucun chagrin à redouter. Pour les trois êtres, ainsi certains de leur mutuelle et ineffable affection, que pouvait être une séparation momentanée ?
 
Ceci dit et compris, on concevra l’innocente gaieté des deux sœurs, malgré le départ de leur père et l’expression enjouée, heureuse, qui animait leurs ravissantes figures, sur lesquelles refleurissaient déjà leurs couleurs naguère mourantes ; leur foi dans l’avenir donnait à leur physionomie quelque chose de résolu, de décidé qui ajoutait un charme piquant à leurs traits enchanteurs.
 
Blanche, en lissant les cheveux de sa sœur, laissa tomber son peigne ; comme elle se baissait pour le ramasser, Rose la prévint et le lui rendit en disant :
 
– S’il s’était cassé, tu l’aurais mis dans le panier aux anses.
 
Et les deux jeunes filles de rire comme des folles, à ces mots qui faisaient allusion à une admirable jeannoterie de Jocrisse.
 
Le niais supposé avait cassé l’anse d’une tasse et, la gouvernante des jeunes filles le réprimandant, il avait répondu : « Soyez tranquille, madame, j’ai mis l’anse dans le panier aux anses.
 
– Le panier aux anses ?
 
– Oui, madame c’est là où je serre toutes les anses que je casse et que je casserai. »
 
– Mon Dieu, dit Rose en essuyant ses yeux humides de larmes de joie, que c’est donc ridicule de rire de pareilles sottises !
 
– C’est que c’est si drôle aussi ! reprit Blanche ; comment y résister ?
 
– Tout ce que je regrette… c’est que notre père ne nous entende pas rire ainsi.
 
– Il était si heureux de nous voir gaies !
 
– Il faudra lui écrire aujourd’hui l’histoire du panier aux anses.
 
– Et celle du plumeau, afin de lui montrer que, selon notre promesse, nous n’avons pas de chagrin pendant son absence.
 
– Lui écrire… Ma sœur… mais non… tu le sais bien, il nous écrira, lui… mais nous ne pouvons pas lui répondre.
 
– C’est vrai… Alors… une idée. Écrivons-lui toujours, à son adresse ici. Dagobert mettra les lettres à la poste et, à son retour, notre père lira notre correspondance.
 
– Tu as raison, c’est charmant. Que de folies nous allons lui conter, puisqu’ils les aime !…
 
– Et nous aussi… Il faut l’avouer, nous ne demandons pas mieux que d’être gaies.
 
– Oh ! certes… les dernières paroles de notre père nous ont donné tant de courage, n’est-ce pas, sœur ?
 
– Moi, en l’écoutant, je me sentais intrépide au sujet de son départ.
 
– Et quand il nous a dit : « Mes enfants, je vais vous confier… ce que je puis vous confier… J’avais à remplir un devoir sacré… pour cela il me fallait vous quitter pendant quelque temps ; et quoique je fusse assez aveugle pour douter de votre tendresse, je ne pouvais me résoudre à vous abandonner… cependant ma conscience était inquiète, agitée ; le chagrin abat tellement que je n’avais pas la force de prendre une décision, et les jours se passaient ainsi dans les hésitations remplies d’angoisses ; mais, une fois certain de votre tendresse, tout à coup ces irrésolutions ont cessé, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de sacrifier un devoir à un autre et de me préparer ainsi un remords, mais qu’il fallait accomplir deux devoirs à la fois, devoirs sacrés tous deux, et c’est ce que je fais avec joie, avec cœur, avec bonheur. »
 
– Oh ! dis, dis, ma sœur, continue, s’écria Blanche en se levant pour se rapprocher de Rose, il me semble entendre notre père ; rappelons-nous-les souvent, ces paroles ; elles nous soutiendraient, si nous avions l’envie de nous attrister de son absence.
 
– N’est-ce pas, sœur ? Mais, comme notre père nous le disait encore : « Au lieu d’être chagrines de mon départ, mes enfants, soyez-en joyeuses, soyez-en fières. Je vous quitte pour accomplir quelque chose de bien, de généreux. Tenez, figurez-vous qu’il y ait quelque part un pauvre orphelin, souffrant, opprimé, abandonné de tous ; que le père de cet orphelin ait été mon bienfaiteur, que je lui aie juré de me dévouer à son fils… et que les jours de son fils soient menacés !… Dites, mes enfants, seriez-vous tristes de me voir vous quitter pour aller au secours de cet orphelin ?
 
– Oh ! non, non, brave père, avons-nous répondu, nous ne serions pas tes filles, alors ! reprit Rose avec exaltation. Va, sois sûr de nous. Nous serions trop malheureuses de penser que notre tristesse pourrait affaiblir ton courage ; va, pars, et chaque jour nous nous dirons avec orgueil : « C’est pour accomplir un noble et grand devoir que notre père nous a quittées ; aussi il nous est doux de l’attendre. »
 
– Comme c’est beau, comme cela soutient, l’idée du devoir… du dévouement, ma sœur ! reprit Rose avec exaltation ! vois donc, cela donne à notre père le courage de nous quitter sans chagrin, et à nous le courage d’attendre gaiement son retour.
 
– Et puis, de quel calme nous jouissons à cette heure ! Ces rêves affligeants qui nous présageaient de si tristes événements ne nous tourmentent plus.
 
– Je te le dis, sœur, cette fois nous sommes pour toujours en plein bonheur…
 
– Et puis, es-tu comme moi ? Il me semble maintenant que je me sens plus forte, plus courageuse, et que je braverais tous les malheurs possibles.
 
– Je le crois bien ; vois donc comme nous sommes fortes maintenant ; notre père au milieu de nous, toi d’un côté, moi de l’autre, et…
 
– Dagobert à l’avant-garde, Rabat-Joie à l’arrière-garde : donc l’armée sera complète.
 
– Aussi qu’on vienne l’attaquer, mille escadrons ! ajouta une grosse et joyeuse voix en interrompant la jeune fille, et Dagobert parut à la porte du salon, qu’il entrebâilla.
 
Heureux, radieux, il fallait voir ; car le vieil indiscret avait quelque peu écouté les jeunes filles avant de se montrer.
 
– Ah ! tu nous écoutais, curieux ! dit gaiement Rose en sortant de sa chambre avec sa sœur, et entrant dans le salon, où toutes deux embrassèrent affectueusement le soldat.
 
– Je crois bien, que je vous écoutais, et je ne regrettais qu’une chose, c’était de ne pas avoir les oreilles aussi grandes que celles de Rabat-Joie, pour entendre davantage. Braves, braves filles, voilà comme je vous aime… un peu crânes, mordieu ! et disant au chagrin : Allons, demi-tour à gauche… assez causé… fichtre !
 
– Bon… tu vas voir qu’il va nous dire de jurer maintenant, dit Rose à sa sœur en riant.
 
– Eh ! eh ! ma foi, de temps en temps… je ne dis pas non, reprit le soldat ; ça soulage, ça calme ; car si, pour supporter des tremblements de misère, on ne pouvait pas jurer les cinq cent mille noms de…
 
– Mais veux-tu bien te taire, dit Rose en mettant sa jolie main sur la moustache grise de Dagobert pour lui couper la parole, si Mme Augustine t’entendait…
 
– Pauvre gouvernante, si douce, si timide !… reprit Blanche.
 
– Quelle peur tu lui ferais !
 
– Oui, dit Dagobert en tâchant de cacher son embarras renaissant ; mais elle ne nous entend pas, puisqu’elle est… partie pour la campagne.
 
– Bonne et digne femme, reprit Blanche avec intérêt, elle nous a dit, à propos de toi, un mot bien touchant qui peint son excellent cœur.
 
– Certainement, reprit Rose ; en nous parlant de toi, elle nous disait : « Ah ! mesdemoiselles, auprès de l’affection de M. Dagobert, je sais que mon attachement si récent doit vous paraître bien peu de chose, que vous n’en avez pas besoin, et pourtant je me sens le droit de me dévouer aussi pour vous. »
 
– Sans doute, sans doute, c’était… c’est un cœur d’or, dit Dagobert, puis il ajouta tout bas : – C’est comme un fait exprès, voilà qu’elles mettent la conversation sur cette pauvre femme…
 
– Du reste, mon père l’a bien choisie, reprit Rose, elle est veuve d’un ancien militaire qui a fait la guerre avec lui…
 
– Du temps que nous étions tristes, dit Blanche, il fallait voir ses inquiétudes ; et son chagrin, tout ce qu’elle tentait bien timidement pour nous consoler.
 
– Vingt fois j’ai vu rouler de grosses larmes dans ses yeux en nous regardant, reprit Rose ; oh ! elle nous aime tendrement, et nous le lui rendons bien… et, à ce sujet, tu ne sais pas, Dagobert ? nous avons un projet dès que notre père sera de retour…
 
– Tais-toi donc, ma sœur… reprit Blanche en riant, Dagobert ne nous gardera pas le secret.
 
– Lui ?
 
– N’est-ce pas tu nous le garderas, Dagobert ?
 
– Tenez, dit le soldat de plus en plus embarrassé, vous ferez bien de ne rien dire…
 
– Tu ne peux donc rien cacher à Mme Augustine ?
 
– Ah ! monsieur Dagobert, monsieur Dagobert, dit Blanche gaiement en menaçant le soldat du bout du doigt, je vous soupçonne d’avoir fait le coquet auprès de notre bonne gouvernante.
 
– Moi… coquet ? dit le soldat.
 
Le ton, l’expression de Dagobert en prononçant ces mots furent si puissants, que les deux sœurs partirent d’un grand éclat de rire. Leur hilarité était au comble lorsque la porte s’ouvrit.
 
Jocrisse fit quelques pas dans le salon, en annonçant à haute voix :
 
– Monsieur Rodin.
 
En effet, le jésuite se glissa précipitamment dans l’appartement comme pour prendre possession du terrain ; une fois entré, il crut la partie gagnée, et ses yeux de reptile étincelèrent. Il serait difficile de peindre la surprise des deux sœurs et la colère du soldat à cette visite imprévue. Courant à Jocrisse, Dagobert le prit au collet, et s’écria :
 
– Qui t’a permis d’introduire quelqu’un ici… sans me prévenir ?
 
– Grâce, monsieur Dagobert ! dit Jocrisse en se jetant à genoux, et joignant les mains d’un air aussi niais que suppliant.
 
– Va-t’en… sors d’ici, et vous aussi… et vous surtout ! ajouta le soldat d’un air menaçant en se retournant vers Rodin, qui déjà s’approchait des jeunes filles en souriant d’un air paterne.
 
– Je suis à vos ordres, mon cher monsieur… dit humblement le prêtre en s’inclinant, mais sans bouger de place.
 
– T’en iras-tu, criait le soldat à Jocrisse, toujours agenouillé, car, grâce à l’avantage de cette position, cet homme savait pouvoir dire un certain nombre de paroles avant que Dagobert pût le mettre à la porte.
 
– Monsieur Dagobert, disait Jocrisse d’une voix dolente, pardon d’avoir conduit ici monsieur sans vous prévenir ; mais, hélas ! j’ai la tête perdue à cause du malheur qui est arrivé à Mme Augustine…
 
– Quel malheur ? s’écrièrent aussitôt Rose et Blanche, en s’approchant vivement de Jocrisse avec inquiétude.
 
– T’en iras-tu ! reprit Dagobert en secouant Jocrisse par le collet pour le forcer à se relever.
 
– Parlez… parlez… reprit Blanche en s’interposant entre le soldat et Jocrisse, qu’est-il donc arrivé à Mme Augustine ?
 
– Mademoiselle, se hâta de dire Jocrisse, malgré les bourrades du soldat, Mme Augustine a été attaquée cette nuit du choléra, et on l’a…
 
Jocrisse ne put achever, Dagobert lui asséna dans la mâchoire le plus glorieux coup de poing qu’il eût donné depuis longtemps ; et puis, usant de sa force encore redoutable pour son âge, l’ancien grenadier à cheval, d’un poignet vigoureux, redressa Jocrisse sur ses jambes et, d’un violent coup de pied au bas des reins, l’envoya rouler dans la pièce voisine. Se retournant alors vers Rodin, les joues animées, l’œil étincelant de colère, Dagobert lui montra la porte d’un geste expressif en lui disant d’une voix courroucée :
 
– À votre tour… si vous ne filez pas… et rondement…
 
– À vous rendre mes devoirs, mon cher monsieur, dit Rodin en se dirigeant à reculons vers la porte, tout en saluant les jeunes filles.