Le Juif Errant

| 16.19 - Vice et vertu.

 

 

 

Deux jours se sont passés depuis que Rodin a été miraculeusement rappelé à la vie. Le lecteur n’a peut-être pas oublié la maison de la rue Clovis, où le révérend père avait un pied-à-terre, et où se trouvait aussi le logement de Philémon, habité par Rose-Pompon.
 
Il est environ trois heures de l’après-midi ; un vif rayon de lumière, pénétrant à travers un trou rond pratiqué au battant de la porte de la boutique demi-souterraine occupée par la mère Arsène, la fruitière-charbonnière, forme un brusque contraste avec les ténèbres de cette espèce de cave. Ce rayon tombe sur un objet sinistre… Au milieu des falourdes, des légumes flétris, tout à côté d’un grand tas de charbon, est un mauvais grabat ; sous le drap qui le recouvre se dessine la forme anguleuse et raide d’un cadavre. C’est le corps de la mère Arsène ; atteinte de choléra, elle a succombé depuis la surveille : les enterrements étant très nombreux, ses restes n’ont pas encore pu être enlevés.
 
La rue Clovis est alors presque déserte ; il règne au dehors un silence morne, souvent interrompu par les aigres sifflements du vent du nord-est ; entre deux rafales, on entend parfois un petit fourmillement sec et brusque… ce sont des rats énormes qui vont et viennent sur le monceau de charbon.
 
Soudain, un bruit léger se fait entendre ; aussitôt ces animaux immondes se sauvent et se cachent dans leurs trous. On tâchait de forcer la porte qui de l’allée communiquait dans la boutique ; cette porte offrait d’ailleurs peu de résistance ; au bout d’un instant, sa mauvaise serrure céda, une femme entra et resta quelques moments immobile au milieu de l’obscurité de cette cave humide et glacée. Après une minute d’hésitation, cette femme s’avança ; le rayon lumineux éclaire les traits de la reine Bacchanal ; elle s’approche peu à peu de la couche funèbre.
 
Depuis la mort de Jacques, l’altération des traits de Céphyse avait encore augmenté ; d’une pâleur effrayante, ses beaux cheveux noirs en désordre, les jambes et les pieds nus, elle était à peine vêtue d’un mauvais jupon rapiécé et d’un mouchoir de cou en lambeaux. Arrivée auprès du lit, la reine Bacchanal jeta un regard d’une assurance presque farouche sur le linceul… Tout à coup elle se recula en poussant un cri de frayeur involontaire. Une ondulation rapide avait couru et agité le drap mortuaire, en remontant depuis les pieds jusqu’à la tête de la morte… Bientôt la vue d’un rat qui s’enfuyait le long des ais vermoulus du grabat expliqua l’agitation du suaire. Céphyse, rassurée, se mit à chercher et à rassembler précipitamment divers objets, comme si elle eût craint d’être surprise dans cette misérable boutique. Elle s’empara d’abord d’un panier, et le remplit de charbon ; après avoir encore regardé de côté et d’autre, elle découvrit dans un coin un fourneau de terre, dont elle se saisit avec un élan de joie sinistre.
 
– Ce n’est pas tout… ce n’est pas tout, disait Céphyse en cherchant de nouveau autour d’elle d’un air inquiet.
 
Enfin elle avisa auprès du petit poêle de fonte une boîte de fer blanc contenant un briquet et des allumettes. Elle plaça ces objets sur le panier, le souleva d’une main, et de l’autre emporta le fourneau. En passant auprès du corps de la pauvre charbonnière, Céphyse dit avec un sourire étrange : Je vous vole, ma pauvre mère Arsène, mais mon vol ne me profitera guère.
 
Céphyse sortit de la boutique, rajusta la porte du mieux qu’elle put, suivit l’allée et traversa la petite cour qui séparait ce corps de logis dans lequel Rodin avait eu son pied-à-terre.
 
Sauf les fenêtres de l’appartement de Philémon, sur l’appui desquelles Rose-Pompon, perchée comme un oiseau, avait tant de fois gazouillé son Béranger, les autres croisées de cette maison étaient ouvertes ; au premier et au second étage il y avait des morts ; comme tant d’autres, ils attendaient la charrette où l’on entassait les cercueils.
 
La reine Bacchanal gagna l’escalier qui conduisait aux chambres naguère occupées par Rodin ; arrivée à leur palier, elle monta un petit escalier délabré, raide comme une échelle, auquel une vieille corde servait de rampe, et atteignit enfin la porte à demi pourrie d’une mansarde située sous les combles.
 
Cette maison était tellement délabrée, qu’en plusieurs endroits, la toiture, percée à jour, laissait, lorsqu’il pleuvait, pénétrer la pluie dans ce réduit à peine large de dix pieds carrés, et éclairé par une fenêtre mansardée. Pour tout mobilier, on voyait, au long du mur dégradé, sur le carreau, une vieille paillasse éventrée, d’où sortaient quelques brins de paille ; à côté de cette couche, une petite cafetière de faïence égueulée, contenant un peu d’eau.
 
La Mayeux, vêtue de haillons, était assise au bord de la paillasse, ses coudes sur ses genoux, son visage caché entre ses mains fluettes et blanches. Lorsque Céphyse rentra, la sœur adoptive d’Agricol releva la tête ; son pâle et doux visage semblait encore amaigri, encore creusé par la souffrance, par le chagrin, par la misère : ses yeux caves, rougis par les larmes, s’attachèrent sur sa sœur avec une expression de mélancolique tendresse.
 
– Sœur… j’ai ce qu’il nous faut, dit Céphyse d’une voix sourde et brève. Dans ce panier, il y a la fin de nos misères.
 
Puis, montrant à la Mayeux les objets qu’elle venait de déposer sur le carreau, elle ajouta :
 
– Pour la première fois de ma vie… j’ai… volé… et cela m’a fait honte et peur… Décidément, je ne suis faite ni pour être voleuse ni pour être pis encore. C’est dommage, ajouta-t-elle en se prenant à sourire d’un air sardonique.
 
Après un moment de silence, la Mayeux dit à sa sœur avec une expression navrante :
 
– Céphyse… ma bonne Céphyse… tu veux donc absolument mourir ?
 
– Comment hésiter ! répondit Céphyse d’une voix ferme. Voyons, sœur, si tu veux, faisons encore une fois mon compte : quand même je pourrais oublier ma honte et le mépris de Jacques mourant, que me reste-t-il ? Deux partis à prendre : le premier, redevenir honnête et travailler. Eh bien, tu le sais, malgré ma bonne volonté, le travail me manquera souvent, comme il nous manque depuis quelques jours, et, quand il ne manquera pas, il me faudra vivre avec quatre ou cinq francs par semaine. Vivre… c’est-à-dire mourir à petit feu à force de privations, je connais ça… j’aime mieux mourir tout d’un coup… L’autre parti serait de continuer, pour vivre, le métier infâme dont j’ai essayé une fois… et je ne veux pas… c’est plus fort que moi… Franchement, sœur entre une affreuse misère, l’infamie ou la mort, le choix peut-il être douteux ? réponds.
 
Puis se reprenant aussitôt sans laisser parler la Mayeux, Céphyse ajouta d’une voix brève et saccadée :
 
– D’ailleurs, à quoi bon discuter ?… je suis décidée ; rien au monde ne m’empêcherait d’en finir, puisque toi… toi… sœur chérie, tout ce que tu as pu obtenir… de moi… c’est un retard de quelques jours… espérant que le choléra nous épargnerait la peine… Pour te faire plaisir, j’y consens : le choléra vient… tue tout dans la maison… et nous laisse… Tu vois bien, il vaut mieux faire ses affaires soi-même, ajouta-t-elle en souriant de nouveau d’un air sardonique.
 
Puis elle reprit :
 
– Et d’ailleurs, toi qui parles, pauvre sœur… tu en as aussi envie que moi… d’en finir… avec la vie.
 
– Cela est vrai, Céphyse, répondit la Mayeux, qui semblait accablée. Mais… seule… on n’est responsable que de soi… et il me semble que mourir avec toi, ajouta-t-elle en frissonnant, c’est être complice de ta mort.
 
– Aimes-tu mieux en finir… moi de mon côté… toi du tien ?… Ce sera gai… dit Céphyse, montrant dans ce moment terrible cette espèce d’ironie amère, désespérée, plus fréquente qu’on ne le croit au milieu des préoccupations mortelles.
 
– Oh ! non… non… dit la Mayeux avec effroi, pas seule… Oh ! je ne veux pas mourir seule.
 
– Tu le vois donc bien, sœur chérie… nous avons raison de ne pas nous quitter, et pourtant, ajouta Céphyse d’une voix émue, j’ai parfois le cœur brisé quand je songe que tu veux mourir comme moi…
 
– Égoïste ! dit la Mayeux avec un sourire navrant, quelles raisons ai-je plus que toi d’aimer la vie ? quel vide laisserai-je après moi ?
 
– Mais toi, sœur, reprit Céphyse, tu es une pauvre martyre… Les prêtres parlent de saintes ! en est-il seulement une qui te vaille ?… et pourtant, tu veux mourir comme moi… qui ai toujours été aussi oisive, aussi insouciante, aussi coupable… que tu as été laborieuse et dévouée à tout ce qui souffrait… Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? c’est vrai, pourtant, cela ! toi… un ange sur la terre, tu vas mourir aussi désespérée que moi… qui suis maintenant aussi dégradée qu’une femme peut l’être, ajouta la malheureuse en baissant les yeux.
 
– Cela est étrange, reprit la Mayeux, pensive. Parties du même point, nous avons suivi des routes opposées… et nous voici arrivées au même but : le dégoût de l’existence… Pour toi, pauvre sœur, il y a quelques jours encore ; si belle, si vaillante, si folle de plaisirs et de jeunesse, la vie est, à cette heure, aussi pesante qu’elle l’est pour moi, triste et chétive créature… Après tout, j’ai accompli jusqu’à la fin ce qui était pour moi un devoir, ajouta la Mayeux avec douceur ; Agricol n’a plus besoin de moi… il est marié… il aime, il est aimé… son bonheur est certain. Mlle de Cardoville n’a rien à désirer. Belle, riche, heureuse, j’ai fait pour elle ce qu’une pauvre créature de ma sorte pouvait faire… Ceux qui ont été bons pour moi sont heureux ; qu’est-ce que cela fait maintenant que j’aille me reposer !… je suis si lasse !…
 
– Pauvre sœur, dit Céphyse avec une émotion touchante qui détendit ses traits contractés, quand je songe que, sans m’en prévenir, et malgré ta résolution de ne jamais retourner chez cette généreuse demoiselle, ta protectrice, tu as eu le courage de te traîner, mourante de fatigue et de besoin, jusque chez elle pour tâcher de l’intéresser à mon sort… oui, mourante… puisque les forces t’ont manqué aux Champs-Élysées !
 
– Et quand j’ai pu me rendre enfin à l’hôtel de Mlle de Cardoville, elle était malheureusement absente !… oh ! bien malheureusement, répéta la Mayeux en regardant Céphyse avec douleur, car, le lendemain, voyant cette dernière ressource nous manquer… pensant encore plus à moi qu’à toi, voulant à tout prix nous procurer du pain…
 
La Mayeux ne put achever et cacha son visage dans ses mains en frémissant.
 
– Eh bien ! j’ai été me vendre comme tant d’autres malheureuses se vendent quand le travail manque ou que le salaire ne suffit pas… et que la faim crie trop fort… répondit Céphyse d’une voix saccadée ; seulement au lieu de vivre de ma honte… comme tant d’autres en vivent… moi, j’en meurs…
 
– Hélas ! cette terrible honte, dont tu mourras, pauvre Céphyse, parce que tu as du cœur… tu ne l’aurais pas connue si j’avais pu voir Mlle de Cardoville, ou si elle avait répondu à la lettre que j’avais demandé la permission de lui écrire chez son concierge ; mais, son silence me le prouve, elle est justement blessée de mon brusque départ de chez elle… je le conçois… elle a dû l’attribuer à une noire ingratitude… oui… car, pour qu’elle n’ait pas daigné me répondre… il faut qu’elle soit bien blessée… et elle a le droit de l’être… Aussi n’ai-je pas eu le courage d’oser lui écrire une seconde fois… cela eût été inutile, j’en suis sûre… Bonne et équitable comme elle l’est… ses refus sont inexorables lorsqu’elle les croit mérités… et puis, d’ailleurs, à quoi bon !… il était trop tard… tu étais décidée à en finir…
 
– Oh ! bien décidée !… car mon infamie me rongeait le cœur… et Jacques était mort dans mes bras en me méprisant… et je l’aimais, vois-tu, ajouta Céphyse avec une exaltation passionnée, je l’aimais comme on n’aime qu’une fois dans la vie !…
 
– Que notre sort s’accomplisse donc !… dit la Mayeux, pensive…
 
– Et la cause de ton départ de chez Mlle de Cardoville, sœur, tu ne me l’as jamais dite… reprit Céphyse après un moment de silence.
 
– Ce sera le seul secret que j’emporterai avec moi, ma bonne Céphyse, dit la Mayeux en baissant les yeux.
 
Et elle songeait avec une joie amère que bientôt elle serait délivrée de cette crainte qui avait empoisonné les derniers jours de sa triste vie :
 
Se retrouver en face d’Agricol… instruit du funeste et ridicule amour qu’elle ressentait pour lui…
 
Car, il faut le dire, cet amour fatal, désespéré, était une des causes du suicide de cette infortunée ; depuis la disparition de son journal, elle croyait que le forgeron connaissait le triste secret de ces pages navrantes ; quoiqu’elle ne doutât pas de la générosité, du bon cœur d’Agricol, elle se défiait tant d’elle-même, elle ressentait une telle honte de cette passion, pourtant bien noble, bien pure, que, dans l’extrémité où elle et Céphyse s’étaient trouvées réduites, manquant toutes deux de travail et de pain, aucune puissance humaine ne l’aurait forcée d’affronter le regard d’Agricol… pour lui demander aide et secours.
 
Sans doute, la Mayeux eût autrement envisagé sa position si son esprit n’eût pas été troublé par cette sorte de vertige dont les caractères les plus fermes sont souvent atteints lorsque le malheur qui les frappe dépasse toutes les bornes ; mais la misère, mais la faim, mais l’influence, pour ainsi dire contagieuse dans un tel moment, des idées de suicide de Céphyse ; mais la lassitude d’une vie depuis si longtemps vouée à la douleur, aux mortifications, portèrent le dernier coup à la raison de la Mayeux ; après avoir longtemps lutté contre le funeste dessein de sa sœur, la pauvre créature, accablée, anéantie, finit par vouloir partager le sort de Céphyse, voyant du moins dans la mort le terme de tant de maux…
 
– À quoi penses-tu, sœur ? dit Céphyse, étonnée du long silence de la Mayeux.
 
Celle-ci tressaillit et répondit :
 
– Je pense à la cause qui m’a fait si brusquement sortir de chez Mlle de Cardoville et passer à ses yeux pour une ingrate… Enfin, puisse cette fatalité qui m’a chassée de chez elle n’avoir pas d’autres victimes que nous ; puisse mon dévouement, si obscur, si infime qu’il eût été, ne jamais manquer à celle qui a tendu sa noble main à la pauvre ouvrière et l’a appelée sa sœur… puisse-t-elle être heureuse, oh ! à tout jamais heureuse ! dit la Mayeux en joignant les mains avec l’ardeur d’une invocation sincère.
 
– Cela est beau… sœur… un tel vœu dans ce moment ! dit Céphyse.
 
– Oh ! c’est que, vois-tu, reprit vivement la Mayeux, j’aimais, j’admirais cette merveille d’esprit, de cœur et de beauté idéale, avec un pieux respect, car jamais la puissance de Dieu ne s’est révélée dans une œuvre plus adorable et plus pure… une de mes dernières pensées aura du moins été pour elle.
 
– Oui… tu auras aimé et respecté ta généreuse protectrice jusqu’à la fin…
 
– Jusqu’à la fin… dit la Mayeux après un moment de silence. C’est vrai… tu as raison… c’est la fin… bientôt… dans un instant, tout sera terminé… Vois donc avec quel calme nous parlons de… de ce qui en épouvante tant d’autres !
 
– Sœur, nous sommes calmes, parce que nous sommes décidées.
 
– Bien décidées, Céphyse ? dit la Mayeux en jetant de nouveau un regard profond et pénétrant sur sa sœur.
 
– Oh ! oui… puisses-tu l’être autant que moi !…
 
– Sois tranquille… si je retardais de jour en jour le moment d’en finir, répondit la Mayeux, c’est que je voulais toujours te laisser le temps de réfléchir… car, pour moi…
 
La Mayeux n’acheva pas, mais elle fit un signe de tête d’une tristesse désespérée.
 
– Eh bien… sœur… embrassons-nous, dit Céphyse, et du courage !
 
La Mayeux, se levant, se jeta dans les bras de sa sœur… Toutes deux se tinrent longtemps embrassées… Il y eut quelques secondes d’un silence profond, solennel, seulement interrompu par les sanglots des deux sœurs, car alors seulement elles se mirent à pleurer.
 
– Oh ! mon Dieu ! s’aimer ainsi… et se quitter… pour jamais, dit Céphyse, c’est bien cruel !… pourtant.
 
– Se quitter !… s’écria la Mayeux… et son pâle et doux visage inondé de larmes resplendit tout à coup d’une divine espérance ; se quitter, sœur, oh ! non, non. Ce qui me rend calme… vois-tu… c’est que je sens là, au fond du cœur, une aspiration profonde, certaine, vers ce monde meilleur où une vie meilleure nous attend ! Dieu… si grand, si clément, si prodigue, si bon, n’a pas voulu, lui, que ses créatures fussent à jamais malheureuses, mais quelques hommes égoïstes, dénaturant son œuvre, réduisent leurs frères à la misère et au désespoir… Plaignons les méchants et laissons-les… Viens là-haut, sœur… les hommes n’y sont rien, Dieu y règne… viens là-haut, sœur ; on y est mieux… partons vite… car il est tard.
 
Ce disant, la Mayeux montra les rouges lueurs du couchant qui commençaient à empourprer les carreaux de la fenêtre.
 
Céphyse, entraînée par la religieuse exaltation de sa sœur, dont les traits, pour ainsi dire transfigurés par l’espoir d’une délivrance prochaine, brillaient doucement colorés par les rayons du soleil couchant, Céphyse saisit les deux mains de sa sœur, et, la regardant avec un profond attendrissement, s’écria :
 
– Oh ! ma sœur, comme tu es belle ainsi !
 
– La beauté me vient un peu tard, dit la Mayeux en souriant tristement.
 
– Non, sœur, car tu parais si heureuse… que les derniers scrupules que j’avais encore pour toi s’effacent tout à fait.
 
– Alors, dépêchons-nous, dit la Mayeux en montrant le réchaud à sa sœur.
 
– Sois tranquille, sœur, ce ne sera pas long, dit Céphyse.
 
Et elle alla prendre le réchaud rempli de charbon qu’elle avait placé dans un coin de la mansarde, et l’apporta au milieu de cette petite pièce.
 
– Sais-tu… comment cela… s’arrange… toi !… lui demanda la Mayeux en s’approchant.
 
– Oh !… mon Dieu !… c’est bien simple, répondit Céphyse : On ferme la porte… la fenêtre, et l’on allume le charbon…
 
– Oui, sœur ; mais il me semble avoir entendu dire qu’il fallait bien exactement boucher toutes les ouvertures, afin qu’il n’entre pas d’air.
 
– Tu as raison : justement cette porte joint si mal !
 
– Et le toit… vois donc ces crevasses.
 
– Comment faire… sœur !
 
– Mais, j’y songe, dit la Mayeux, la paille de notre paillasse, bien tordue, pourra nous servir.
 
– Sans doute, reprit Céphyse, nous en garderons pour allumer notre feu, et du reste nous ferons des tampons pour les crevasses du toit, et des bourrelets pour la porte et les fenêtres…
 
Puis, souriant avec cette ironie amère, fréquente, nous le répétons, dans ces lugubres moments, Céphyse ajouta :
 
– Dis donc… sœur, des bourrelets aux portes et aux fenêtres pour empêcher l’air… quel luxe… nous sommes douillettes comme des personnes riches.
 
– À cette heure… nous pouvons bien prendre un peu nos aises, dit la Mayeux en tâchant de plaisanter comme la reine Bacchanal.
 
Et les deux sœurs, avec un incroyable sang-froid, commencèrent à tordre des brins de paille en espèce de bourrelets assez menus pour pouvoir être placés entre les ais de la porte et le plancher, puis elles façonnèrent d’assez gros tampons destinés à boucher les crevasses de la toiture. Tant que dura cette sinistre occupation, le calme et la morne résignation de ces deux infortunées ne se démentirent pas.