| 1.05 - Rose et Blanche
Les orphelines occupaient, dans l’un des bâtiments les plus reculés de l’auberge, une petite chambre délabrée, dont l’unique fenêtre s’ouvrait sur la campagne ; un lit sans rideaux, une table et deux chaises, composaient l’ameublement plus que modeste de ce réduit éclairé par une lampe. Sur la table, placée près de la croisée, était déposé le sac de Dagobert. Rabat-Joie, le grand chien fauve de Sibérie, couché auprès de la porte, avait déjà deux fois sourdement grondé, en tournant la tête vers la fenêtre, sans pourtant donner suite à cette manifestation hostile. Les deux sœurs, à demi couchées dans leur lit, étaient enveloppées de longs peignoirs blancs, boutonnés au cou et aux manches. Elles ne portaient pas de bonnet ; un large ruban de fil ceignait à la hauteur des tempes leurs beaux cheveux châtains, pour les tenir en ordre pendant la nuit. Ces vêtements blancs, cette espèce de blanche auréole qui entourait leur front, donnaient un caractère plus candide encore à leurs fraîches et charmantes figures. Les orphelines riaient et causaient ; car, malgré bien des chagrins précoces, elles conservaient la gaieté ingénue de leur âge ; le souvenir de leur mère les attristait parfois, mais cette tristesse n’avait rien d’amer, c’était plutôt une douce mélancolie qu’elles recherchaient au lieu de la fuir ; pour elles cette mère toujours adorée n’était pas morte… elle était absente. Presque aussi ignorantes que Dagobert en fait de pratiques dévotieuses, car dans le désert où elles avaient vécu, il ne se trouvait ni église ni prêtre, elles croyaient seulement, on l’a dit, que Dieu, juste et bon, avait tant de pitié pour les pauvres mères dont les enfants restaient sur la terre, que, grâce à lui, du haut du ciel, elles pouvaient les voir toujours, les entendre toujours, et qu’elles leur envoyaient quelquefois de beaux anges gardiens pour les protéger. Grâce à cette illusion naïve, les orphelines, persuadées que leur mère veillait incessamment sur elles, sentaient que mal faire serait l’affliger et cesser de mériter la protection des bons anges. À cela se bornait la théologie de Rose et de Blanche, théologie suffisante pour ces âmes aimantes et pures. Ce soir-là, les deux sœurs causaient en attendant Dagobert. Leur entretien les intéressait beaucoup ; car, depuis quelques jours, elles avaient un secret, un grand secret, qui souvent faisait battre leur cœur virginal, agitait leur sein naissant, changeait en incarnat le rose de leurs joues, et voilait quelquefois en langueur inquiète et rêveuse leurs grands yeux d’un bleu si doux. Rose, ce soir-là, occupait le bord du lit, ses deux bras arrondis se croisaient derrière sa tête, qu’elle tournait à demi vers sa sœur ; celle-ci, accoudée sur le traversin, la regardait en souriant, et lui disait : – Crois-tu qu’il vienne encore cette nuit ? – Oui, car hier… il nous l’a promis. – Il est si bon… il ne manquera pas à sa promesse. – Et puis si joli, avec ses longs cheveux blonds bouclés. – Et son nom… quel nom charmant… comme il va bien à sa figure ! – Et quel doux sourire, et quelle douce voix, quand il nous dit, en nous prenant la main : « Mes enfants, bénissez Dieu de ce qu’il vous a donné la même âme… Ce que l’on cherche ailleurs, vous le trouverez en vous-mêmes. » – « Puisque vos deux cœurs n’en font qu’un… » a-t-il ajouté. – Quel bonheur pour nous de nous souvenir de toutes ses paroles, ma sœur ! – Nous sommes si attentives ! Tiens… te voir l’écouter, c’est comme si je me voyais l’écouter moi-même, mon cher petit miroir ! dit Rose en souriant et en baisant sa sœur au front. Eh bien, quand il parle, tes yeux… ou plutôt nos yeux… sont grands, grands ouverts, nos lèvres s’agitent comme si nous répétions en nous-mêmes chaque mot après lui. Il n’est pas étonnant que, de ce qu’il dit, rien ne soit oublié de nous. – Et ce qu’il dit est si beau, si noble, si généreux ! – Puis, n’est-ce pas, ma sœur, à mesure qu’il parle, que de bonnes pensées on sent naître en soi ! Pourvu que nous nous les rappelions toujours ! – Sois tranquille, elles resteront dans notre cœur, comme de petits oiseaux dans le nid de leur mère. – Sais-tu, Rose, que c’est un grand bonheur qu’il nous aime toutes deux à la fois ? – Il ne pouvait faire autrement, puisque nous n’avons qu’un cœur à nous deux. – Comment aimer Rose sans aimer Blanche ? – Que serait devenue la délaissée ? – Et puis il aurait été si embarrassé de choisir ! – Nous nous ressemblons tant ! – Aussi, pour s’épargner cet embarras, dit Rose en souriant, il nous a choisies toutes deux. – Cela ne vaut-il pas mieux ? Il est seul à nous aimer… nous sommes deux à le chérir. – Pourvu qu’il ne nous quitte pas jusqu’à Paris. – Et qu’à Paris nous le voyions aussi. – C’est surtout à Paris qu’il sera bon de l’avoir avec nous… et avec Dagobert… dans cette grande ville. Mon Dieu, Blanche, que cela doit être beau ! – Paris ? ça doit être comme une ville d’or… – Une ville où tout le monde doit être heureux… puisque c’est si beau ! – Mais nous, pauvres orphelines, oserons-nous y entrer seulement ?… Comme on nous regardera ! – Oui… mais puisque tout le monde doit être heureux, tout le monde doit y être bon. – Et l’on nous aimera… – Et puis nous serons avec notre ami… aux cheveux blonds et aux yeux bleus. – Il ne nous a encore rien dit de Paris… – Il n’y aura pas songé. Il faudra lui en parler cette nuit. – S’il est en train de causer… car souvent, tu sais, il a l’air d’aimer à nous contempler en silence, ses yeux sur nos yeux… – Oui, et dans ces moments-là son regard me rappelle quelquefois le regard de notre mère chérie. – Et elle… combien elle doit être heureuse de ce qui nous arrive… puisqu’elle nous voit ! – Car si l’on nous aime tant, c’est que sans doute nous le méritons. – Voyez-vous, la vaniteuse ! dit Blanche, en se plaisant à lisser, du bout de ses doits déliés, les cheveux de sa sœur séparés sur son front. Après un moment de réflexion, Rose lui dit : – Ne trouves-tu pas que nous devrions tout raconter à Dagobert ? – Si tu le crois, faisons-le. – Nous lui dirons tout, comme nous disions tout à notre mère ; pourquoi lui cacher quelque chose ?… – Et surtout quelque chose qui nous est un si grand bonheur. – Ne trouves-tu pas que, depuis que nous connaissons notre ami, notre cœur bat plus vite et plus fort ? – Oui, on dirait qu’il est plus plein. – C’est tout simple, notre ami y tient une si bonne petite place ! – Aussi nous ferons bien de dire à Dagobert quelle a été notre bonne étoile. – Tu as raison. À ce moment le chien grogna de nouveau sourdement. – Ma sœur, dit Rose en se pressant contre Blanche, voilà encore le chien qui gronde ; qu’est-ce qu’il a donc ? – Rabat-Joie… ne gronde pas ; viens ici, reprit Blanche en frappant de sa petite main sur le bord de son lit. Le chien se leva, fit encore un grognement sourd, et vint poser sur la couverture sa grosse tête intelligente, en jetant obstinément un regard de côté vers la croisée ; les deux sœurs se penchèrent vers lui pour caresser son large front bossué vers le milieu par une protubérance remarquable, signe évident d’une grande pureté de race. – Qu’est-ce que vous avez à gronder ainsi, Rabat-Joie ? dit Blanche en lui tirant légèrement les oreilles, hein ?… mon bon chien ? – Pauvre bête, il est toujours si inquiet quand Dagobert n’est pas là. – C’est vrai, on dirait qu’il sait alors qu’il faut qu’il veille encore plus sur nous. – Ma sœur, il me semble que Dagobert tarde bien à nous dire bonsoir. – Sans doute il panse Jovial. – Cela me fait songer que nous ne lui avons pas dit bonsoir, à notre vieux Jovial. – J’en suis fâchée. – Pauvre bête ! il a l’air si content de nous lécher les mains… – On croirait qu’il nous remercie de notre visite. – Heureusement, Dagobert lui aura dit bonsoir pour nous. – Bon Dagobert ! il s’occupe toujours de nous ; comme il nous gâte !… Nous faisons les paresseuses, et il se donne tout le mal. – Pour l’en empêcher, comment faire ? – Quel malheur de n’être pas riches pour lui assurer un peu de repos. – Riches… nous ?… hélas ! ma sœur, nous ne serons jamais que de pauvres orphelines. – Mais cette médaille, enfin ? – Sans doute quelque espérance s’y rattache, sans cela nous n’aurions pas fait ce grand voyage. – Dagobert nous a promis de nous tout dire ce soir. La jeune fille ne put continuer : deux carreaux de la croisée volèrent en éclats avec un grand bruit. Les orphelines, poussant un cri d’effroi, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, pendant que le chien se précipitait vers la croisée en aboyant avec furie… Pâles, tremblantes, immobiles de frayeur, étroitement enlacées, les deux sœurs suspendaient leur respiration ; dans leur épouvante, elles n’osaient pas jeter les yeux du côté de la fenêtre. Rabat-Joie, les pattes de devant appuyées sur la plinthe, ne cessait pas ses aboiements irrités. – Hélas !… qu’est-ce donc ? murmurèrent les orphelines ; et Dagobert qui n’est pas là… Puis, tout à coup, Rose s’écria en saisissant le bras de Blanche : – Écoute !… écoute !… on monte l’escalier. – Mon Dieu ! il me semble que ce n’est pas la marche de Dagobert ; entends-tu comme ces pas sont lourds ? – Rabat-Joie ! ici tout de suite… vient nous défendre ! s’écrièrent les deux sœurs au comble de l’épouvante. En effet, des pas d’une pesanteur extraordinaire retentissaient sur les marches sonores de l’escalier de bois, et une espèce de frôlement singulier s’entendait le long de la mince cloison qui séparait la chambre du palier. Enfin un corps lourd tombant derrière la porte l’ébranla violemment. Les jeunes filles, au comble de la terreur, se regardèrent sans prononcer une parole ; la porte s’ouvrit : c’était Dagobert. À sa vue, Rose et Blanche s’embrassèrent avec joie, comme si elles venaient d’échapper à un grand danger. – Qu’avez-vous ? pourquoi cette peur ? leur demanda le soldat surpris. – Oh ! si tu savais… dit Rose d’une voix palpitante, car son cœur et celui de sa sœur battaient avec violence. Si tu savais ce qui vient d’arriver… Ensuite, nous n’avions pas reconnu ton pas… il nous avait semblé si lourd… et puis ce bruit… derrière la cloison. – Mais, petites peureuses, je ne pouvais pas monter l’escalier avec des jambes de quinze ans, vu que j’apportais sur mon dos mon lit, c’est-à-dire une paillasse, que je viens de jeter derrière votre porte, pour m’y coucher comme d’habitude. – Mon Dieu ! que nous sommes folles, ma sœur, de n’avoir pas songé à cela ! dit Rose en regardant Blanche. Et ces deux jolis visages, pâlis ensemble, reprirent ensemble leurs fraîches couleurs. Pendant cette scène, le chien, dressé contre la fenêtre, ne cessait d’aboyer. – Qu’est-ce que Rabat-Joie a donc à aboyer de ce côté-là, mes enfants ? dit le soldat. – Nous ne savons pas… on vient de casser des carreaux à la croisée, c’est ce qui a commencé à nous effrayer si fort. Sans répondre un mot, Dagobert courut à la fenêtre, l’ouvrit vivement, poussa la persienne et se pencha au dehors… et ne vit rien… que la nuit noire… Il écouta… il n’entendit que les mugissements du vent. – Rabat-Joie, dit-il à son chien en lui montrant la fenêtre ouverte… saute là, mon vieux, et cherche ! Le brave animal fit un bond énorme et disparut par la croisée élevée seulement de huit pieds environ au-dessus du sol. Dagobert, penché, excitait son chien de la voix et du geste. – Cherche, mon vieux, cherche !… S’il y a quelqu’un, saute dessus, tes crocs sont bons… et ne lâche pas avant que je sois descendu. Rabat-Joie ne trouva personne. On l’entendait aller, revenir, en cherchant une trace de côté et d’autre, jetant parfois un cri étouffé, comme un chien courant qui quête. – Il n’y a donc personne, mon brave chien ? car s’il y avait quelqu’un, tu le tiendrais déjà à la gorge. Puis, se tournant vers les jeunes filles, qui écoutaient ses paroles et suivaient ses mouvements avec inquiétude : – Comment ces carreaux ont-ils été cassés ? Mes enfants, l’avez-vous remarqué ? – Non, Dagobert ; nous causions ensemble, nous avons entendu un grand bruit, et puis les carreaux sont tombés dans la chambre. – Il m’a semblé, ajouta Rose, avoir entendu comme un volet qui aurait tout à coup battu contre la fenêtre. Dagobert examina la persienne, et remarqua un assez long crochet mobile destiné à la fermer en dedans. – Il vente beaucoup, dit-il, le vent aura poussé cette persienne… et ce crochet aura brisé les carreaux… Oui, oui, c’est cela… Quel intérêt d’ailleurs pouvait-on avoir à faire ce mauvais coup ? Puis, s’adressant à Rabat-Joie : – Eh bien… mon vieux, il n’y a donc personne ? Le chien répondit par un aboiement dont le soldat comprit sans doute le sens négatif, car il lui dit : – Eh bien, alors, reviens… fais le grand tour… tu trouveras toujours une porte ouverte… tu n’es pas embarrassé. Rabat-Joie suivit ce conseil : après avoir grogné quelques instants au pied de la fenêtre, il partit au galop pour faire le tour des bâtiments et rentrer dans la cour. – Allons, rassurez-vous, mes enfants, dit le soldat en revenant auprès des orphelines. Ce n’est rien que le vent… – Nous avons eu bien peur, dit Rose. – Je le crois… Mais j’y songe, il peut venir par là un courant d’air, et vous aurez froid, dit le soldat en retournant vers la fenêtre dégarnie de rideaux. Après avoir cherché le moyen de remédier à cet inconvénient, il prit sur une chaise la pelisse de peau de renne, la suspendit à l’espagnolette, et, avec les pans, boucha aussi hermétiquement que possible les deux ouvertures faites par le brisement des carreaux. – Merci, Dagobert… Comme tu es bon ! Nous étions inquiètes de ne pas te voir… – C’est vrai… tu es resté plus longtemps que d’habitude. Puis, s’apercevant alors seulement de la pâleur et de l’altération des traits du soldat, qui était encore sous la pénible impression de sa scène avec Morok, Rose ajouta : – Mais qu’est-ce que tu as ?… Comme tu es pâle ! – Moi ! non, mes enfants… Je n’ai rien… – Mais si, je t’assure… Tu as la figure toute changée… Rose a raison. – Je vous assure… que je n’ai rien, répondit le soldat avec assez d’embarras, car il savait peu mentir ; puis, trouvant une excellente excuse à son émotion, il ajouta : – Si j’ai l’air d’avoir quelque chose, c’est votre frayeur qui m’aura inquiété, car, après tout, c’est ma faute… – Ta faute ? – Oui, si j’avais perdu moins de temps à souper, j’aurais été là quand les carreaux ont été cassés… et je vous aurais épargné un vilain moment de peur. – Te voilà… nous n’y pensons plus. – Eh bien ! tu ne t’assieds pas ? – Si, mes enfants, car nous avons à causer, dit Dagobert en approchant une chaise et se plaçant au chevet des deux sœurs. Ah çà ! êtes-vous bien éveillées ? ajouta-t-il en tâchant de sourire pour les rassurer. Voyons, ces grands yeux sont-ils bien ouverts ? – Regarde, Dagobert, dirent les petites filles en souriant à leur tour, et ouvrant leurs yeux bleus de toute leur force. – Allons, allons, dit le soldat, ils ont de la marge pour se fermer ; d’ailleurs il n’est que neuf heures. – Nous avons aussi quelque chose à te dire, Dagobert, reprit Rose, après avoir consulté sa sœur du regard. – Vraiment ? – Une confidence à te faire. – Une confidence ? – Mon Dieu, oui. – Mais, vois-tu, une confidence très… très importante… ajouta Rose avec un grand sérieux. – Une confidence qui nous regarde toutes les deux, reprit Blanche. – Pardieu… je le crois bien… ce qui regarde l’une regarde toujours l’autre. Est-ce que vous n’êtes pas toujours, comme on dit, deux têtes dans un bonnet ? – Dame ! il le faut bien, quand tu mets nos deux têtes sous le capuchon de ta pelisse… dit Rose en riant. – Voyez-vous, les moqueuses, on n’a jamais le dernier mot avec elles. Allons, mesdemoiselles, ces confidences, puisque confidences il y a. – Parle, ma sœur, dit Blanche. – Non, mademoiselle, c’est à vous de parler, vous êtes aujourd’hui de planton comme aînée, et une chose aussi importante qu’une confidence, comme vous dites, revient de droit à l’aînée… – Voyons, je vous écoute… dit le soldat, qui s’efforçait de sourire, pour mieux cacher aux enfants ce qu’il ressentait encore des outrages impunis du dompteur de bêtes. Ce fut donc Rose, l’aînée de planton, comme disait Dagobert, qui parla pour elle et pour sa sœur.
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