Le Juif Errant

| 16.34 - Un pr^tre selon le Christ.

 

 

 

À cet instant Rodin voyait Agricol rentrer dans la chambre de M. Hardy tenant Gabriel par la main.
 
La présence de ces deux jeunes gens, l’un d’une figure si mâle, si ouverte, l’autre d’une beauté si angélique, offrait un contraste tellement frappant avec les physionomies hypocrites des gens dont M. Hardy était habituellement entouré, que, déjà ému par la chaleureuse parole de l’artisan, il lui sembla que son cœur, comprimé depuis si longtemps, se dilatait sous une salutaire influence.
 
Gabriel, quoiqu’il n’eût jamais vu M. Hardy, fut frappé de l’altération de ses traits ; il reconnaissait sur cette figure souffrante, abattue, le fatal cachet de soumission énervante, d’anéantissement moral dont restent toujours stigmatisées les victimes de la compagnie de Jésus, lorsqu’elles ne sont pas délivrées à temps de son influence homicide. Rodin, l’œil collé à son trou, et le père d’Aigrigny, l’oreille au guet, ne perdirent donc pas un mot de l’entretien suivant, auquel ils assistèrent invisibles.
 
– Le voilà… mon brave frère, monsieur, dit Agricol à M. Hardy en lui présentant Gabriel ; le voilà, le meilleur, le plus digne des prêtres… Écoutez-le, vous renaîtrez à l’espérance, au bonheur, et vous nous serez rendu. Écoutez-le, vous verrez comme il démasquera les fourbes qui vous abusent par de fausses apparences religieuses ; oui, oui, il les démasquera, car il a été aussi victime de ces misérables, n’est-ce pas, Gabriel ?
 
Le jeune missionnaire fit un mouvement de la main pour modérer l’exaltation du forgeron, et dit à M. Hardy, de sa voix douce et vibrante :
 
– Si, dans les pénibles circonstances où vous vous trouvez, monsieur, les conseils d’un de vos frères en Jésus-Christ peuvent vous être utiles, disposez de moi… D’ailleurs, permettez-moi de vous le dire, je vous suis déjà bien respectueusement attaché.
 
– À moi, monsieur l’abbé ? dit M. Hardy.
 
– Je sais, monsieur, reprit Gabriel, vos bontés pour mon frère adoptif ; je sais votre admirable générosité envers vos ouvriers ; ils vous chérissent, ils vous vénèrent, monsieur, que la conscience de leur gratitude, que la conviction d’avoir été agréable à Dieu, dont l’éternelle bonté se réjouit dans tout ce qui est bon, soient votre récompense pour le bien que vous avez fait, soient votre encouragement pour le bien que vous ferez encore…
 
– Je vous remercie, monsieur l’abbé, répondit M. Hardy, touché de ce langage, si différent de celui du père d’Aigrigny ; dans la tristesse où je suis plongé, il est doux au cœur d’entendre parler d’une manière si consolante, et, je l’avoue, ajouta M. Hardy d’un air pensif, l’élévation, la gravité de votre caractère donnent un grand poids à vos paroles.
 
– Voilà ce qu’il y avait à craindre, dit tout bas le père d’Aigrigny à Rodin, qui restait toujours à son trou, l’œil pénétrant, l’oreille au guet ; ce Gabriel va tout faire pour arracher M. Hardy à son apathie et le rejeter dans la vie active.
 
– Je ne crains pas cela, répondit Rodin de sa voix brève et tranchante. M. Hardy s’oubliera peut-être un moment ; mais, s’il essaye de marcher, il verra bien qu’il a les jambes cassées…
 
– Que craint donc Votre Révérence ?
 
– La lenteur de notre révérend père de l’archevêché.
 
– Mais qu’espérez-vous de…
 
Mais Rodin, dont l’attention était de nouveau excitée, interrompit d’un signe le père d’Aigrigny, qui resta muet. Un silence de quelques secondes avait succédé au commencement de l’entretien de Gabriel et de M. Hardy, celui-ci étant resté un instant absorbé par les réflexions que faisait naître en lui le langage de Gabriel. Pendant ce moment de silence, Agricol avait machinalement jeté les yeux sur quelques-unes des lugubres sentences dont étaient pour ainsi dire tapissés les murs de la chambre de M. Hardy ; tout à coup, prenant Gabriel par le bras, il s’écria avec un geste expressif :
 
– Ah ! mon frère… lis ces maximes… tu comprendras tout… Quel homme, mon Dieu, restant dans la solitude seul à seul avec d’aussi désolantes pensées ne tomberait pas dans le plus affreux désespoir… n’irait pas jusqu’au suicide peut-être ?… Ah ! c’est horrible, c’est infâme, ajouta l’artisan avec indignation ; mais c’est un assassinat moral !!!
 
– Vous êtes jeune, mon ami, reprit M. Hardy en secouant tristement la tête, vous avez toujours été heureux, vous n’avez éprouvé aucune déception… ces maximes peuvent vous paraître trompeuses ; mais, hélas ! pour moi… et le plus grand nombre des hommes, elles ne sont que trop vraies ; ici-bas, tout est néant, misère, douleur, car l’homme est né pour souffrir !… N’est-il pas vrai, monsieur l’abbé ? ajouta-t-il en s’adressant à Gabriel.
 
Celui-ci avait aussi jeté les yeux sur différentes maximes que le forgeron venait de lui indiquer ; le jeune prêtre ne put s’empêcher de sourire avec amertume en songeant au calcul odieux qui avait dicté le choix de ces réflexions.
 
Aussi répondit-il à M. Hardy d’une voix émue :
 
– Non, non, monsieur, tout n’est pas néant, mensonge, misères, déceptions, vanité, ici-bas… Non, l’homme n’est pas né pour souffrir ; non, Dieu, dont la suprême essence est une bonté paternelle, ne se complaît pas aux douleurs de ses créatures, qu’il a faites pour être aimantes et heureuses en ce monde…
 
– Oh ! l’entendez-vous, monsieur Hardy, l’entendez-vous ? s’écria le forgeron ; c’est aussi un prêtre, lui… mais un vrai, un sublime prêtre, et il ne parle pas comme les autres…
 
– Hélas ! pourtant, monsieur l’abbé, dit M. Hardy, ces maximes si tristes sont extraites d’un livre que l’on met presque à l’égal d’un livre divin.
 
– De ce livre, monsieur, dit Gabriel, on peut abuser comme de toute œuvre humaine ! Écrit pour enchaîner de pauvres moines dans le renoncement, dans l’isolement, dans l’obéissance aveugle d’une vie oisive, stérile, ce livre, en prêchant le détachement de tout, le mépris de soi, la défiance de ses frères, un servilisme écrasant, avait pour but de persuader ces malheureux moines que les tortures de cette vie qu’on leur imposait, de cette vie en tout opposée aux vues éternelles de Dieu sur l’humanité… seraient douces au Seigneur…
 
– Ah ! ce livre me paraît, ainsi expliqué, plus effrayant encore, dit M. Hardy.
 
– Blasphème ! impiété !… poursuivit Gabriel, qui ne pouvait contenir son indignation ; oser sanctifier l’oisiveté, l’isolement, la défiance de tous, lorsqu’il n’y a de divin au monde que le saint travail, que le saint amour de ses frères, que la sainte communion avec eux ! Sacrilège !!! oser dire qu’un père d’une bonté immense, infinie, se réjouit dans les douleurs de ses enfants… lui ! lui ! juste ciel ! lui qui n’a de souffrances que celles de ses enfants, lui qui les a magnifiquement doués de tous les trésors de la création, lui enfin qui les a reliés à son immortalité par l’immortalité de leur âme !
 
– Oh ! vos paroles sont belles, sont consolantes, s’écria M. Hardy, de plus en plus ébranlé ; mais, hélas ! pourquoi tant de malheureux sur la terre malgré la bonté providentielle du Seigneur ?
 
– Oui… oh ! oui… il y a dans ce monde de bien horribles misères, reprit Gabriel avec attendrissement et tristesse. Oui, bien des pauvres, déshérités de toute joie, de toute espérance, ont faim, ont froid, manquent de vêtements et d’abri, au milieu des richesses immenses que le Créateur a dispensées, non pour la félicité de quelques hommes, mais pour la félicité de tous ; car il a voulu que le partage fût fait avec équité[1] mais quelques-uns se sont emparés du commun héritage par l’astuce, par la force… et c’est de cela que Dieu s’afflige. Oh ! oui, s’il souffre, c’est de voir que, pour satisfaire au cruel égoïsme de quelques-uns, des masses innombrables de créatures sont vouées à un sort déplorable. Aussi les oppresseurs de tous les temps, de tous les pays, osant prendre Dieu pour complice, se sont unis pour proclamer en son nom cette épouvantable maxime : L’homme est né pour souffrir… ses humiliations, ses souffrances, sont agréables à Dieu… Oui, ils ont proclamé cela ; de sorte que plus le sort de la créature qu’ils exploitaient était rude, humiliant, douloureux, plus la créature versait de sueurs, de larmes, de sang, plus, selon ces homicides, le Seigneur était satisfait et glorifié…
 
– Ah ! je vous comprends… je revis… je me souviens, s’écria tout à coup M. Hardy comme s’il sortait d’un songe, comme si la lumière eût tout à coup brillé à sa pensée obscurcie. Oh ! oui… voilà ce que j’ai toujours cru… ce que je croyais… avant que d’affreux chagrins eussent affaibli mon intelligence.
 
– Oui, vous avez cru cela, noble et grand cœur ! s’écria Gabriel, et alors vous ne pensiez pas que tout était misère ici-bas, puisque, grâce à vous, vos ouvriers vivaient heureux ; tout n’était donc pas déception, vanité, puisque chaque jour votre cœur jouissait de la reconnaissance de vos frères, tout n’était donc pas larmes, désolation, puisque vous voyiez sans cesse autour de vous des visages souriants… La créature n’était donc pas inexorablement vouée au malheur, puisque vous la combliez de félicité… Ah ! croyez-moi, lorsque l’on entre plein de cœur, d’amour et de foi dans les véritables vues de Dieu… du Dieu sauveur qui a dit : Aimez-vous les uns les autres, on voit, on sent, on sait que la fin de l’humanité est le bonheur de tous, et que l’homme est né pour être heureux… Ah ! mon frère, ajouta Gabriel, ému jusqu’aux larmes en montrant les maximes dont la chambre était entourée, ce livre terrible vous a fait bien du mal… ce livre qu’ils ont eu l’audace d’appeler l’Imitation de Jésus-Christ… ajouta Gabriel avec indignation, ce livre !!!, l’imitation de la parole du Christ !! ce livre désolant, qui ne contient que des pensées de vengeance, de mépris, de mort, de désespoir, lorsque le Christ n’a eu que des paroles de paix, de pardon, d’espérance et d’amour…
 
– Oh ! je vous crois… s’écria M. Hardy dans un doux ravissement, je vous crois, j’ai besoin de vous croire.
 
– Ô mon frère ! reprit Gabriel de plus en plus ému, mon frère !… croyez à un Dieu toujours bon, toujours miséricordieux, toujours aimant ; croyez à un Dieu qui bénit le travail, à un Dieu qui souffrirait cruellement pour ses enfants, si, au lieu d’employer pour le bien tous les dons qu’il vous a prodigués, vous vous isoliez à jamais dans un désespoir énervant et stérile !… Non, non, Dieu ne le veut pas !… Debout, mon frère… ajouta Gabriel en prenant cordialement la main de M. Hardy, qui se leva comme s’il eût obéi à un généreux magnétisme, debout… mon frère ! tout un monde de travailleurs vous bénit et vous appelle ; quittez cette tombe… venez… venez au grand air… au grand soleil, au milieu de cœurs chaleureux, sympathiques ; quittez cet air étouffant pour l’air salubre et vivifiant de la liberté ; quittez cette morne retraite pour l’asile animé par les chants des travailleurs ; venez, venez retrouver ce peuple d’artisans laborieux dont vous êtes la providence ; soulevé par leurs bras robustes, pressé sur leurs cœurs généreux, entouré de femmes, d’enfants, de vieillards pleurant de joie à votre retour, vous serez régénéré ; vous sentirez que la volonté, que la puissance de Dieu est en vous… puisque vous pouvez tant pour le bonheur de vos frères.
 
– Gabriel… tu dis vrai… c’est à toi… c’est à Dieu… que notre pauvre petit peuple de travailleurs devra le retour de son bienfaiteur, s’écria Agricol en se jetant dans les bras de Gabriel et le serrant avec attendrissement contre son cœur. Ah ! je ne crains plus rien maintenant… M. Hardy nous sera rendu !
 
– Oui, vous avez raison, ce sera à lui… à cet admirable prêtre selon le Christ, que je devrai ma résurrection… car ici j’étais enseveli vivant dans un sépulcre, dit M. Hardy, qui s’était levé, droit, ferme, les joues légèrement colorées, l’œil brillant, lui jusqu’alors si pâle, si abattu, si courbé !
 
– Enfin… vous êtes à nous, s’écria le forgeron ; je n’en doute plus à cette heure.
 
– Je l’espère, mon ami, dit M. Hardy.
 
– Vous acceptez les offres de Mlle de Cardoville ?
 
– Tantôt je lui écrirai à ce sujet… mais avant… ajouta-t-il d’un air grave et sérieux, je désire m’entretenir seul avec mon frère, et il offrit avec effusion sa main à Gabriel. Il me permettra de lui donner ce nom de frère… lui, le généreux apôtre de la fraternité…
 
– Oh !… je suis tranquille… dès que je vous laisse avec lui, dit Agricol ; moi, pendant ce temps-là, je cours chez Mlle de Cardoville lui annoncer cette bonne nouvelle… Mais j’y pense, si vous sortez aujourd’hui de cette maison, monsieur Hardy, où irez-vous ?… Voulez-vous que je m’occupe ?
 
– Nous parlerons de tout cela avec votre digne et excellent frère, répondit M. Hardy ; allez, je vous en prie, remercier Mlle de Cardoville, et lui dire que ce soir j’aurai l’honneur de lui répondre.
 
– Ah ! monsieur, il faut que je tienne mon cœur et ma tête à quatre pour ne pas devenir fou de joie ! dit le bon Agricol en portant alternativement ses mains à sa tête et à son cœur dans son ivresse de bonheur ; puis, revenant auprès de Gabriel, il le serra encore une fois contre son cœur, et il lui dit à l’oreille :
 
– Dans une heure… je reviens… mais pas seul… une levée en masse… tu verras… ne dis rien à M. Hardy ; j’ai mon idée.
 
Et le forgeron sortit dans une ivresse indicible. Gabriel et M. Hardy restèrent seuls.
 
* * * * *
 
Rodin et le père d’Aigrigny avaient, on le sait, invisiblement assisté à cette scène.
 
– Eh bien ! que pense Votre Révérence ? dit le père d’Aigrigny à Rodin avec stupeur.
 
– Je pense que l’on a trop tardé à revenir de l’archevêché, et que ce missionnaire hérétique va tout perdre, dit Rodin en se rongeant les ongles jusqu’au sang.
 


[1] La doctrine, non du partage, mais de la communauté, non de la division, mais de l’association, est tout entière en substance dans ce passage du Nouveau Testament : « Tous ceux qui se convertissent à la foi mettent leurs biens, leurs travaux, leur vie en commun ; ils n’ont tous qu’un cœur, qu’une âme ; ils ne forment tous ensemble qu’un seul corps ; nul ne possède rien en particulier, mais toutes choses sont communes entre eux ; C’EST POURQUOI IL N’Y A PAS DE PAUVRES PARMI EUX. » (Actes des Apôtres, chap. IV, 32, 33.)
 
Nous empruntons cette citation à un excellent article de M. F. VIDAL : De la justice distributive. (Revue indépendante).