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| Onzième partie : Le 13 février / I. La maison de la Saint-François.
En entrant dans la rue Saint-Gervais par la rue Doré (au Marais), on se trouvait, à l’époque de ce récit, en face d’un mur d’une hauteur énorme, aux pierres noires et vermiculées par les années ; ce mur, se prolongeant dans presque toute la largeur de cette rue solitaire, servait de contrefort à une terrasse ombragée d’arbres centenaires ainsi plantés à plus de quarante pieds au-dessus du pavé ; à travers leurs épais branchages apparaissaient le fronton de pierre, le toit aigu et les grandes cheminées de briques d’une antique maison, dont l’entrée était située rue Saint-François, numéro 3, non loin de l’angle de la rue Saint-Gervais. Rien de plus triste que le dehors de cette demeure ; c’était encore de ce côté une muraille très élevée, percée de deux ou trois jours de souffrance, sortes de meurtrières formidablement grillagées. Une porte cochère en chêne massif, bardée de fer, constellée d’énormes têtes de clou et dont la couleur primitive disparaissait depuis longtemps sous une couche épaisse de boue, de poussière et de rouille, s’arrondissait par le haut, et s’adaptait à la voussure d’une baie cintrée, ressemblant à une arcade profonde, tant les murailles avaient d’épaisseur ; dans l’un des larges battants de cette porte massive s’ouvrait une seconde petite porte servant d’entrée au juif Samuel, gardien de cette sombre demeure. Le seuil franchi, on arrivait sous une voûte formée par le bâtiment donnant sur la rue. Dans ce bâtiment était pratiqué le logement de Samuel ; les fenêtres s’ouvraient sur une cour intérieure très spacieuse, coupée par une grille au-delà de laquelle on voyait un jardin. Au milieu de ce jardin s’élevait une maison de pierres de taille à deux étages, si bizarrement exhaussée qu’il fallait gravir un perron ou plutôt un double escalier de vingt marches pour arriver à la porte d’entrée murée depuis cent cinquante ans. Les contrevents des croisées de cette habitation avaient été remplacés par de larges et épaisses plaques de plomb hermétiquement soudées et maintenues par des châssis de fer scellés dans la pierre. De plus, afin d’intercepter complètement l’air, la lumière, et de parer de la sorte à toute dégradation intérieure ou extérieure, le toit avait été recouvert d’épaisses plaques de plomb, ainsi que l’ouverture des cheminées de briques, préalablement bouchées et maçonnées. On avait usé des mêmes procédés pour la clôture d’un petit belvédère carré situé au faîte de la maison, en recouvrant sa cage vitrée d’une sorte de chape soudée à la toiture. Seulement, par suite d’une fantaisie singulière, chacune des quatre plaques de plomb qui masquaient les faces de ce belvédère, correspondant aux quatre points cardinaux, était percée de sept petits trous ronds, disposés en formes de croix, que l’on distinguait facilement à l’extérieur. Partout ailleurs, les panneaux plombés des croisées étaient absolument pleins. Grâce à ces précautions, à la solide construction de cette demeure, à peine quelques réparations extérieures avaient été nécessaires, et les appartements, complètement soustraits à l’influence de l’air extérieur, devaient être, depuis un siècle et demi, aussi intacts que lors de leur fermeture. L’aspect de murailles lézardées, de volets vermoulus et brisés, d’une toiture à demi effondrée, de croisées envahies par des plantes pariétaires, eût été peut-être moins triste que la vue de cette maison de pierre bardée de fer et de plomb, conservée comme un tombeau. Le jardin, complètement abandonné, et dans lequel le gardien Samuel entrait seulement pour faire ses inspections hebdomadaires, offrait, surtout pendant l’été, une incroyable confusion de plantes parasites et de broussailles. Les arbres, livrés à eux-mêmes, avaient poussé en tous sens et entremêlé leurs branches ; quelques vignes folles reproduites par rejetons, rampant d’abord sur le sol, jusqu’au pied des arbres, y avaient ensuite grimpé, enroulé leurs troncs, et jeté sur les branchages les plus élevés l’inextricable réseau de leurs sarments. L’on ne pouvait traverser cette forêt vierge qu’en suivant un sentier pratiqué par le gardien pour aller de la grille à la maison, dont les abords, ménagés en pente douce pour l’écoulement des eaux, étaient soigneusement dallés sur une largeur de dix pieds environ. Un autre petit chemin de ronde, ménagé autour des murs d’enceinte, était chaque nuit battu par deux ou trois énormes chiens des Pyrénées, dont la race fidèle s’était aussi perpétuée dans cette maison depuis un siècle et demi. Telle était l’habitation destinée à servir de rendez-vous aux descendants de la famille de Rennepont. La nuit qui séparait le 12 février du 13 allait bientôt finir. Le calme succédant à la tourmente, la pluie avait cessé ; le ciel était pur, étoilé ; la lune, à son déclin, brillait d’un doux éclat, et jetait une clarté mélancolique sur cette demeure abandonnée, silencieuse, dont aucun pas humain n’avait franchi le seuil depuis tant d’années. Une vive lueur, s’échappant à travers une des fenêtres du logis du gardien, annonçait que le juif Samuel veillait encore. Que l’on se figure une assez vaste chambre, lambrissée du haut en bas en vieilles boiseries de noyer devenues d’un brun presque noir à force de vétusté ; deux tisons à demi éteints fument dans l’âtre au milieu des cendres refroidies ; sur la tablette de cette cheminée de pierre peinte couleur de granit gris, on voit un vieux flambeau de fer garni d’une maigre chandelle, coiffée d’un éteignoir, et auprès une paire de pistolets à deux coups et un couteau de chasse à lame affilée, dont la poignée de bronze ciselé appartient au XVIIe siècle ; de plus, une lourde carabine était appuyée à l’un des pilastres de la cheminée. Quatre escabeaux sans dossiers, une vieille armoire de chêne et une table à pieds tors, meublaient seuls cette chambre. À la boiserie étaient symétriquement suspendues des clefs de différentes grandeurs ; leur forme annonçait leur antiquité ; diverses étiquettes étaient fixées à leur anneau. Le fond de la vieille armoire de chêne, à secret et mobile, avait glissé sur une coulisse et l’on apercevait, scellée dans le mur, une large et profonde caisse de fer, dont le battant ouvert montrait le merveilleux mécanisme de l’une de ces serrures florentines du XVIe siècle, qui, mieux que toutes les inventions modernes, défiait l’effraction, et qui de plus, selon les idées du temps, grâce à une épaisse doublure de toile d’amiante, tendue assez loin des parois de la caisse sur des fils d’or, rendait incombustible en cas d’incendie les objets qu’elle renfermait. Une grande cassette de bois de cèdre, prise dans cette caisse, et déposée sur un escabeau, contenait de nombreux papiers soigneusement rangés et étiquetés. À la lueur d’une lampe de cuivre, le vieux gardien Samuel est occupé à écrire sur un petit registre, à mesure que sa femme Bethsabée dicte en lisant un carnet. Samuel avait alors environ quatre-vingt-deux ans, et, malgré cet âge avancé, une forêt de cheveux gris et crépus couvrait sa tête ; il était petit, maigre, nerveux et la pétulance involontaire de ses mouvements prouvait que les années n’avaient pas affaibli son énergie et son activité, quoique dans le quartier, où il apparaissait d’ailleurs très rarement, il affectât de paraître presque en enfance, ainsi que l’avait dit Rodin au père d’Aigrigny. Une vieille robe de chambre de bouracan marron, à larges manches, enveloppait entièrement le vieillard, et tombait jusqu’à ses pieds. Les traits de Samuel offraient le type pur et oriental de sa race : son teint était mat et jaunâtre, son nez aquilin, son menton ombragé d’un petit bouquet de barbe blanche ; ses pommettes saillantes jetaient une ombre assez dure sur ses joues creuses et ridées. Sa physionomie était remplie d’intelligence, de finesse et de sagacité. Son front, large, élevé, annonçait la droiture, la franchise et la fermeté ; ses yeux, noirs et brillants comme les yeux arabes, avaient un regard à la fois pénétrant et doux. Sa femme Bethsabée, de quinze ans moins âgée que lui, était de haute taille et entièrement vêtue de noir. Un bonnet plat en linon empesé, qui rappelait la sévère coiffure des graves matrones hollandaises, encadrait son visage pâle et austère, autrefois d’une rare et fière beauté, d’un caractère tout biblique ; quelques plis du front, provenant du froncement presque continuel de ses sourcils gris, témoignaient que cette femme était souvent sous le poids d’une tristesse profonde. À ce moment même, la physionomie de Bethsabée trahissait une douleur inexprimable : son regard était fixe, sa tête penchée sur sa poitrine ; elle avait laissé retomber sur ses genoux sa main droite dont elle tenait un petit carnet ; de son autre main, elle serrait convulsivement une grosse tresse de cheveux noirs comme le jais qu’elle portait au cou. Cette natte épaisse était garnie d’un fermoir en or d’un pouce carré ; sous une plaque de cristal qui le recouvrait d’un côté comme un reliquaire, on voyait un morceau de toile plié carrément et presque entièrement couvert de taches d’un rouge sombre, couleur de sang depuis longtemps séché. Après un moment de silence, pendant lequel Samuel écrivit sur son registre, il dit tout haut en relisant ce qu’il venait d’écrire : – D’autre part, cinq mille métalliques d’Autriche de mille florins, et la date du 19 octobre 1826. En suite de cette énumération, Samuel ajouta en relevant la tête et en s’adressant à sa femme : – Est-ce bien cela, Bethsabée ? avez-vous comparé sur le carnet ? Bethsabée ne répondit pas. Samuel la regarda, et, la voyant profondément accablée, lui dit avec une expression de tendresse inquiète : – Qu’avez-vous ?… mon Dieu, qu’avez-vous ? – Le 19 octobre… 1826… dit-elle lentement les yeux toujours fixes, et en serrant plus étroitement encore dans sa main la tresse de cheveux noirs qu’elle portait au cou. C’est une date funeste… Samuel… bien funeste… c’est celle de la dernière lettre que nous avons reçue de… Bethsabée ne put continuer, elle poussa un long gémissement et cacha sa figure dans ses mains. – Ah ! je vous entends, reprit le vieillard d’une voix altérée, un père peut être distrait par de graves préoccupations, mais, hélas ! le cœur d’une mère est toujours en éveil. Et jetant sa plume sur la table, Samuel appuya son front sur ses mains avec accablement. Bethsabée reprit bientôt, comme si elle se fût douloureusement complue dans ses cruels souvenirs : – Oui… ce jour est le dernier où notre fils Abel nous écrivit d’Allemagne en nous annonçant qu’il venait d’employer, selon vos ordres, les fonds qu’il avait emportés d’ici… et qu’il allait se rendre en Pologne pour une autre opération… – Et en Pologne… il a trouvé la mort d’un martyr, reprit Samuel ; sans motifs, sans preuve, car rien n’était plus faux, on l’a injustement accusé de venir organiser la contrebande… et le gouvernement russe, le traitant comme on traite nos frères et sœurs dans ces pays de cruelle tyrannie, l’a fait condamner à l’affreux supplice du knout… sans vouloir le voir ni l’entendre… À quoi bon… entendre un juif ?… Qu’est-ce qu’un juif ? une créature encore bien au-dessous d’un serf… Ne leur reproche-t-on pas, dans ce pays, tous les vices qu’engendre le dégradant servage où on les plonge ? Un juif expirant sous le bâton ! qui irait s’en inquiéter ? – Et notre pauvre Abel, si doux, si loyal, est mort sous le fouet… moitié de honte, moitié de douleur, dit Bethsabée en tressaillant. Un de nos frères de Pologne a obtenu à grand’peine la permission de l’ensevelir… Il a coupé ses beaux cheveux noirs… et ces cheveux avec ce morceau de linge, taché du sang de notre cher fils, c’est tout ce qui nous reste de lui ! s’écria Bethsabée. Et elle couvrait de baisers convulsifs la tresse de cheveux et le reliquaire. – Hélas ! dit Samuel en essuyant ses larmes, qui avaient aussi coulé à ce souvenir déchirant, le Seigneur, du moins, ne nous a retiré notre enfant que lorsque la tâche que notre famille poursuit fidèlement depuis un siècle et demi touchait à son terme… À quoi bon désormais notre race sur la terre ? ajouta Samuel avec une profonde amertume, notre devoir n’est-il pas accompli ?… Cette caisse ne renferme-t-elle pas une fortune de roi ? cette maison, murée il y a cent cinquante ans, ne sera-t-elle pas ouverte ce matin aux descendants du bienfaiteur de mon aïeul ?… En disant ces mots, Samuel tourna tristement la tête vers la maison, qu’il apercevait de sa fenêtre. À ce moment, l’aube allait paraître. La lune venait de se coucher ; le belvédère, ainsi que le toit et les cheminées, se découpaient en noir sur le bleu sombre du firmament étoilé. Tout à coup Samuel pâlit, se leva brusquement et dit à sa femme d’une voix tremblante, en lui montrant la maison : – Bethsabée… les sept points de lumière, comme il y a trente ans… regarde… regarde… En effet, les sept ouvertures rondes, disposées en forme de croix, autrefois pratiquées dans les plaques de plomb qui recouvraient les croisées du belvédère, étincelèrent en sept points lumineux, comme si quelqu’un fût monté intérieurement au faîte de la maison murée.
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