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| 11.04 - Rupture.
Le père d’Aigrigny, plongé dans une angoisse mortelle, avait pris machinalement le billet de Rodin, le tenant à la main sans songer à l’ouvrir ; le révérend père se demandait avec effroi quelle conclusion Gabriel allait donner à ses récriminations sur le passé ; il n’osait répondre à ses reproches, craignant d’irriter ce jeune prêtre, sur la tête duquel reposaient encore des intérêts si immenses. Gabriel ne pouvait rien posséder en propre d’après les constitutions de la compagnie de Jésus ; de plus, le révérend père avait eu soin d’obtenir de lui, en faveur de l’ordre, une renonciation expresse à tous les biens qui pourraient lui revenir un jour ; mais le commencement de cet entretien semblait annoncer une si grave modification dans la manière de voir de Gabriel au sujet de la compagnie, que celui-ci pouvait vouloir briser les liens qui l’attachaient à elle ; dans ce cas, il n’était légalement tenu à remplir aucun de ses engagements. La donation était annulée de fait ; et au moment d’être si heureusement réalisées, par la possession de l’immense fortune de la famille Rennepont, les espérances du père d’Aigrigny se trouvaient complètement et à jamais ruinées.[1] De toutes les perplexités par lesquelles le révérend Père avait passé depuis quelque temps au sujet de cet héritage, aucune n’avait été plus imprévue, plus terrible. Craignant d’interrompre ou d’interroger Gabriel, le père d’Aigrigny attendit avec une terreur muette le dénouement de cette conversation jusqu’alors si menaçante. Le missionnaire reprit : – Il est de mon devoir, mon père, de continuer cet exposé de ma vie passée jusqu’au moment de mon départ pour l’Amérique ; vous comprendrez tout à l’heure pourquoi je m’impose cette obligation. Le père d’Aigrigny lui fit signe de parler. – Une fois instruit du prétendu vœu de ma mère adoptive, je me résignai… quoi qu’il m’en coûtât… je sortis de la triste maison… où j’avais passé une partie de mon enfance et de ma première jeunesse, pour entrer dans l’un des séminaires de la compagnie. Ma résolution n’était pas dictée par une irrésistible vocation religieuse… mais par le désir d’acquitter une dette sacrée envers ma mère adoptive. Cependant, le véritable esprit de la religion du Christ est si vivifiant, que je me sentis ranimé, réchauffé à l’idée de pratiquer les admirables enseignements du divin Sauveur. Dans ma pensée, au lieu de ressembler au collège où j’avais jusqu’alors vécu dans une compression rigoureuse, un séminaire était un lieu béni, où tout ce qu’il y a de pur, de chaleureux dans la fraternité évangélique était appliqué à la vie commune ; où, par l’exemple, on prêchait incessamment l’ardent amour de l’humanité, les douceurs ineffables de la commisération et de la tolérance ; où l’on interprétait l’immortelle parole du Christ dans son sens le plus large, le plus fécond ; où l’on se préparait enfin, par l’expansion habituelle des sentiments les plus généreux, à ce magnifique apostolat, d’attendrir les riches et les heureux sur les angoisses et les souffrances de leurs frères, en leur dévoilant les misères affreuses de l’humanité… Morale sublime et sainte à laquelle nul ne résiste lorsqu’on la prêche les yeux remplis de larmes, le cœur débordant de tendresse et de charité ! En prononçant ces derniers mots avec une émotion profonde, les yeux de Gabriel devinrent humides, sa figure resplendit d’une angélique beauté. – Tel est en effet, mon cher fils, l’esprit du christianisme ; mais il faut surtout en expliquer et en étudier la lettre, répondit froidement le père d’Aigrigny. C’est à cette étude que sont spécialement destinés les séminaires de notre compagnie. L’interprétation de la lettre est une œuvre d’analyse, de discipline, de soumission, et non une œuvre de cœur et de sentiment… – Je ne m’en aperçus que trop, mon père… À mon entrée dans cette nouvelle maison… je vis, hélas ! mes espérances déçues : un moment dilaté, mon cœur se resserra ; au lieu de ce foyer de vie, d’affection et de jeunesse que j’avais rêvé, je retrouvai dans ce séminaire, silencieux et glacé, la même compression de tout élan généreux, la même discipline inexorable, le même système de délations mutuelles, la même défiance, les mêmes obstacles invincibles à toute liaison d’amitié… Aussi l’ardeur qui avait un instant réchauffé mon âme s’affaiblit : je retombai peu à peu dans les habitudes d’une vie inerte, passive, machinale, qu’une impitoyable autorité réglait avec une précision mécanique, de même que l’on règle le mouvement inanimé d’une horloge. – C’est que l’ordre, la soumission, la régularité, sont les premiers fondements de notre compagnie, mon cher fils. – Hélas ! mon père, c’était la mort, et non la vie, que l’on régularisait ainsi ; au milieu de cet anéantissement de tout principe généreux, je me livrai aux études de scolastique et de théologie, études sombres et sinistres, science cauteleuse, menaçante ou hostile, qui toujours éveille des idées de péril, de lutte, de guerre, et jamais des idées de paix, de progrès et de liberté. – La théologie, mon cher fils, dit sévèrement le père d’Aigrigny, est à la fois une cuirasse et une épée ; une cuirasse pour défendre et couvrir le dogme catholique, une épée pour attaquer l’hérésie. – Pourtant, mon père, le Christ et ses apôtres ignoraient cette science ténébreuse, et à leurs simples et touchantes paroles les hommes se régénéraient, la liberté succédait à l’esclavage… L’Évangile, ce code divin, ne suffit-il pas pour enseigner aux hommes à s’aimer ?… Mais, hélas ! loin de nous faire entendre ce langage, on nous entretenait trop souvent de guerres de religion, nombrant les flots de sang qu’il avait fallu verser pour être agréable au Seigneur et noyer l’hérésie. Ces terribles enseignements rendaient notre vie plus triste encore. À mesure que nous approchions du terme de l’adolescence, nos relations de séminaire prenaient un caractère d’amertume, de jalousie et de soupçon toujours croissant. Les habitudes de délation, s’appliquant à des sujets plus sérieux, engendraient des haines sourdes, des ressentiments profonds. Je n’étais ni meilleur ni plus méchant que les autres : tous rompus depuis des années au joug de fer de l’obéissance passive, déshabitués de tout examen, de tout libre arbitre, humbles et tremblants devant nos supérieurs, nous offrions tous la même empreinte pâle, morne et effacée… Enfin je pris les ordres : une fois prêtre, vous m’avez convié, mon père, à entrer dans la compagnie de Jésus, ou plutôt je me suis trouvé insensiblement, presque à mon insu, amené à cette détermination… Comment ? je l’ignore… depuis si longtemps ma volonté ne m’appartenait plus ! Je subis toutes les épreuves ; la plus terrible fut décisive… pendant plusieurs mois j’ai vécu dans le silence de ma cellule, pratiquant avec résignation l’exercice étrange et machinal que vous m’aviez ordonné, mon père. Excepté Votre Révérence, personne ne s’approchait de moi pendant ce long espace de temps ; aucune voix humaine, si ce n’est la vôtre, ne frappait mon oreille… la nuit, quelquefois j’éprouvais de vagues terreurs… mon esprit, affaibli par le jeûne, par les austérités, par la solitude, était alors frappé de visions effrayantes ; d’autres fois, au contraire, j’éprouvais un accablement rempli d’une sorte de quiétude, en songeant que prononcer mes vœux, c’était me délivrer à jamais du fardeau de la volonté et de la pensée… Alors je m’abandonnais à une insupportable torpeur, ainsi que ces malheureux qui, surpris dans les neiges, cèdent à l’engourdissement d’un froid homicide… J’attendais le moment fatal… Enfin, selon que le voulait la discipline, mon père, étouffant dans mon agonie[2], je hâtais le moment d’accomplir le dernier acte de ma volonté expirante : le vœu de renoncer à l’exercice de ma volonté… – Rappelez-vous, mon cher fils, reprit le père d’Aigrigny, pâle et torturé par des angoisses croissantes, rappelez-vous que la veille du jour fixé pour la prononciation de vos vœux, je vous ai offert, selon la règle de notre compagnie, de renoncer à être des nôtres, vous laissant complètement libre, car nous n’acceptons que les vocations volontaires. – Il est vrai, mon père, répondit Gabriel avec une douloureuse amertume ; lorsque, épuisé, brisé par trois mois de solitude et d’épreuves, j’étais anéanti… ; incapable de faire un mouvement, vous avez ouvert la porte de ma cellule… en me disant : « Si vous le voulez, levez-vous… marchez… vous êtes libre… » Hélas ! les forces me manquaient ; le seul désir de mon âme inerte, et depuis si longtemps paralysée, c’était le repos du sépulcre… aussi je prononçai des vœux irrévocables, et je retombai entre vos mains, comme un cadavre… – Et jusqu’à présent, mon cher fils, vous n’aviez jamais failli à cette obéissance de cadavre… ainsi que l’a dit, en effet, notre glorieux fondateur… parce que plus cette obéissance est absolue, plus elle est méritoire. Après un moment de silence, Gabriel reprit : – Vous m’aviez toujours caché, mon père, les véritables fins de la compagnie dans laquelle j’entrais… L’abandon complet de ma volonté que je remettais à mes supérieurs m’était demandé au nom de la plus grande gloire de Dieu… mes vœux prononcés, je ne devais être entre vos mains qu’un instrument docile, obéissant ; mais je devais être employé, me disiez-vous, à une œuvre sainte, belle et grande… Je vous crus, mon père ; comment ne pas vous croire ?… J’attendis : un événement funeste vint changer ma destinée… une maladie douloureuse, causée par… – Mon fils ! s’écria le père d’Aigrigny en interrompant Gabriel, il est inutile de rappeler ces circonstances. – Pardonnez-moi, mon père, je dois tout vous rappeler… j’ai le droit d’être entendu ; je ne veux passer sous silence aucun des faits qui m’ont dicté la résolution immuable que j’ai à vous annoncer. – Parlez donc, mon fils, dit le père d’Aigrigny en fronçant les sourcils, et paraissant effrayé de ce qu’allait dire le jeune prêtre, dont les joues, jusqu’alors pâles, se couvrirent d’une vive rougeur. – Six mois avant mon départ pour l’Amérique, reprit Gabriel en baissant les yeux, vous m’avez prévenu que vous me destiniez à la confession… et… pour me préparer à ce saint mystère… vous m’avez remis un livre… Gabriel hésita de nouveau. Sa rougeur augmenta. Le père d’Aigrigny contint à peine un mouvement d’impatience et de colère. – Vous m’avez remis un livre, reprit le jeune prêtre en faisant un effort sur lui-même, un livre contenant les questions qu’un confesseur peut adresser aux jeunes garçons… aux jeunes filles… et aux femmes mariées… lorsqu’ils se présentent au tribunal de la pénitence… Mon Dieu ! ajouta Gabriel en tressaillant à ce souvenir, je n’oublierai jamais ce moment terrible… c’était le soir… Je me retirai dans ma chambre… emportant ce livre, composé, m’aviez-vous dit, par un de nos pères, et complété par un saint évêque[3]. Plein de respect, de confiance et de foi… j’ouvris ces pages… D’abord je ne compris pas… Puis, enfin… je compris… Alors je fus saisi de honte et d’horreur, frappé de stupeur ; à peine j’eus la force de fermer d’une main tremblante cet abominable livre… et je courus chez vous, mon père… m’accuser d’avoir involontairement jeté les yeux sur ces pages sans nom… que par erreur vous aviez mises entre mes mains. – Rappelez-vous aussi, mon cher fils, dit gravement le père d’Aigrigny, que je calmai vos scrupules ; je vous dis qu’un prêtre, destiné à tout entendre sous le sceau de la confession, devait tout connaître, tout savoir et pouvoir tout apprécier… que notre compagnie imposait la lecture de ce Compendium, comme ouvrage classique, aux jeunes diacres, aux séminaristes et aux jeunes prêtres qui se destinaient à la confession. – Je vous crus, mon père : l’habitude de l’obéissance inerte était si puissante en moi, la discipline m’avait tellement déshabitué de tout examen, que, malgré mon horreur, que je me reprochais comme une faute grave, en me rappelant vos paroles, je remportai le livre dans ma chambre et je lus. Oh ! mon père, quelle effrayante révélation de ce que la luxure a de plus criminel, de plus désordonné dans ses raffinements ! Et j’étais dans la vigueur de l’âge… et jusqu’alors mon ignorance et le secours de Dieu m’avaient seuls soutenu dans des luttes cruelles contre les sens… Oh ! quelle nuit ! quelle nuit ! À mesure qu’au milieu du profond silence de ma solitude, j’épelais, en frissonnant de confusion et de frayeur, ce catéchisme de débauches monstrueuses, inouïes, inconnues… à mesure que ces tableaux obscènes, d’une effroyable lubricité, s’offraient à mon imagination, jusqu’alors chaste et pure… vous le savez, mon Dieu ! il me semblait sentir ma raison s’affaiblir. Oui… et elle s’égara tout à fait… car bientôt je voulus fuir ce livre infernal, et je ne sais quel épouvantable attrait, quelle curiosité me retenaient haletant, éperdu, devant ces pages infâmes… et je me sentais mourir de confusion, de honte ; et, malgré moi, mes joues s’enflammaient ; une ardeur corrosive circulait dans mes veines… alors de redoutables hallucinations vinrent achever mon égarement… il me sembla voir des fantômes lascifs sortir de ce livre maudit… et je perdis connaissance en cherchant à fuir leurs brûlantes étreintes. – Vous parlez de ce livre en termes blâmables, dit sévèrement le père d’Aigrigny ; vous avez été victime de votre imagination trop vive : c’est à elle que vous devez attribuer cette impression funeste, produite par un livre excellent et irréprochable dans sa spécialité, autorisé d’ailleurs par l’Église. – Ainsi, mon père, reprit Gabriel avec une profonde amertume, je n’ai pas le droit de me plaindre de ce que ma pensée, jusqu’alors innocente et vierge, a été depuis à jamais souillée par des monstruosités que je n’aurais jamais soupçonnées, car je doute que ceux qui sont coupables de se livrer à ces horreurs viennent en demander la rémission au prêtre. – Ce sont là des questions que vous n’êtes pas apte à juger, répondit brusquement le père d’Aigrigny. – Je n’en parlerai plus, mon père, dit Gabriel, et il reprit : – Une longue maladie succéda à cette nuit terrible ; plusieurs fois, me dit-on, l’on craignait que ma raison ne s’égarât. Lorsque je revins… le passé m’apparut comme un songe pénible… Vous me dîtes alors, mon père, que je n’étais pas encore mûr pour certaines fonctions… Ce fut alors que je vous demandai avec instances de partir pour les missions d’Amérique… Après avoir longtemps repoussé ma prière, vous avez consenti… Je partis… Depuis mon enfance j’avais toujours vécu ou au collège ou au séminaire, dans un état de compression et de sujétion continuel : à force de m’accoutumer à baisser la tête et les yeux, je m’étais pour ainsi dire déshabitué de contempler le ciel et les splendeurs de la nature… aussi quel bonheur profond, religieux, je ressentis, lorsque je me trouvai tout à coup transporté au milieu des grandeurs imposantes de la mer, lorsque, pendant la traversée, je me vis entre l’Océan et le ciel ! Alors il me sembla que je sortais d’un lieu d’épaisses et lourdes ténèbres ; pour la première fois depuis bien des années je sentis mon cœur battre librement dans ma poitrine ! pour la première fois je me sentis maître de ma pensée, et j’osai examiner ma vie passée, ainsi que l’on regarde du haut d’une montagne au fond d’une vallée obscure… Alors d’étranges doutes s’élevèrent dans mon esprit. Je me demandai de quel droit, dans quel but, on avait pendant si longtemps comprimé, anéanti l’exercice de ma volonté, de ma liberté, de ma raison, puisque Dieu m’a donc doué de liberté, de volonté, de raison ; mais je me dis… que peut-être les fins de cette œuvre grande, belle et sainte, à laquelle je devais concourir, me seraient un jour dévoilées et me récompenseraient de mon obéissance et de ma résignation. À ce moment, Rodin entra. Le père d’Aigrigny l’interrogea d’un regard significatif : le socius s’approcha et lui dit tout bas, sans que Gabriel pût l’entendre : – Rien de grave ; on vient seulement de m’avertir que le père du maréchal Simon est arrivé à la fabrique de M. Hardy. Puis, jetant un coup d’œil sur Gabriel, Rodin parut interroger le père d’Aigrigny, qui baissa la tête d’un air accablé. Pourtant il reprit, s’adressant à Gabriel pendant que Rodin s’accoudait de nouveau à la cheminée : – Continuez, mon cher fils… j’ai hâte de savoir à quelle résolution vous vous êtes arrêté. – Je vais vous le dire dans un instant, mon père. J’arrivai à Charlestown… Le supérieur de notre établissement dans cette ville, à qui je fis part de mes doutes sur le but de la compagnie, se chargea de les éclaircir ; avec une franchise effrayante, il me dévoila son but… où tendaient non pas peut-être tous les membres de la compagnie, car un grand nombre partageaient mon ignorance, mais le but que ses chefs ont opiniâtrement poursuivi depuis la fondation de l’ordre… Je fus épouvanté… Je lus les casuistes… Oh ! alors, mon père, ce fut une nouvelle et effrayante révélation, lorsqu’à chaque page de ces livres écrits par nos pères je lus l’excuse, la justification du vol, de la calomnie, du viol, de l’adultère, du parjure, du meurtre, du régicide[4]… Lorsque je pensai que moi, prêtre d’un Dieu de charité, de justice, de pardon et d’amour, j’appartenais désormais à une compagnie dont les chefs professaient de pareilles doctrines et s’en glorifiaient, je fis à Dieu le serment de rompre à jamais les liens qui m’attachaient à elle ! À ces mots de Gabriel, le père d’Aigrigny et Rodin échangèrent un regard terrible : tout était perdu, leur proie leur échappait. Gabriel, profondément ému des souvenirs qu’il évoquait, ne s’aperçut pas de ce mouvement du révérend père et du socius et continua : – Malgré ma résolution, mon père, de quitter la compagnie, la découverte que j’avais faite me fut bien douloureuse… Ah ! croyez-moi, pour une âme juste et bonne, rien n’est plus affreux que d’avoir à renoncer à ce qu’elle a respecté et à le renier. Je souffrais tellement que, en songeant aux dangers de ma mission, j’espérais avec une joie secrète que Dieu me rappellerait peut-être à lui dans cette circonstance… mais, au contraire, il a veillé sur moi avec une sollicitude providentielle. Et ce disant, Gabriel tressaillit au souvenir de la femme mystérieuse qui lui avait sauvé la vie en Amérique. Puis, après un moment de silence, il reprit : – Ma mission terminée, je suis revenu ici, mon père, décidé à vous prier de me rendre la liberté et de me délier de mes serments… Plusieurs fois, mais en vain, je vous demandai un entretien… hier, la Providence voulut que j’eusse une longue conversation avec ma mère adoptive ; par elle j’ai appris la ruse dont on s’était servi pour forcer ma vocation, l’abus sacrilège que l’on a fait de la confession pour l’engager à confier à d’autres personnes les orphelines qu’une mère mourante avait remises aux mains d’un loyal soldat. Vous le comprenez, mon père, si j’avais pu hésiter encore à vouloir rompre ces liens, ce que j’ai appris hier eût rendu ma décision irrévocable… Mais à ce moment solennel, mon père, je dois vous dire que je n’accuse pas la compagnie tout entière ; bien des hommes simples, crédules et confiants comme moi en font sans doute partie… Dans leur aveuglement… instrument dociles, ils ignorent l’œuvre à laquelle on les fait concourir… je les plains, et je prierai Dieu de les éclairer comme il m’a éclairé. – Ainsi, mon fils, dit le père d’Aigrigny en se levant, livide et atterré, vous venez me demander de briser les liens qui vous attachent à la compagnie ? – Oui, mon père… j’ai fait un serment entre vos mains, et je vous prie de me délier de ce serment. – Ainsi, mon fils, vous entendez que tous les engagements librement pris autrefois par vous soient considérés comme vains et non avenus ? – Oui, mon père. – Ainsi, mon fils, il n’y aura désormais rien de commun entre vous et notre compagnie ? – Non, mon père… puisque je vous prie de me relever de mes vœux. – Mais vous savez, mon fils, que la compagnie peut vous délier… mais que vous ne pouvez pas vous délier d’elle ? – Ma démarche vous prouve, mon père, l’importance que j’attache au serment, puisque je viens vous demander de m’en délier… Cependant, si vous me refusiez… je ne me croirais pas engagé, ni aux yeux de Dieu ni aux yeux des hommes. – C’est parfaitement clair, dit le père d’Aigrigny à Rodin ; et sa voix expira sur ses lèvres, tant son désespoir était profond. Tout à coup, pendant que Gabriel, les yeux baissés, attendait la réponse du père d’Aigrigny, qui restait immobile et muet, Rodin parut frappé d’une idée subite, en s’apercevant que le révérend père tenait encore à la main son billet écrit au crayon. Le socius s’approcha vivement du père d’Aigrigny, et lui dit tout bas d’un air de doute et d’alarme : – Est-ce que vous n’auriez pas lu mon billet ? – Je n’y ai pas songé, reprit machinalement le révérend père. Rodin parut faire un effort sur lui-même pour réprimer un mouvement de violent courroux ; puis il dit au père d’Aigrigny d’une voix calme : – Lisez-le donc alors… À peine le révérend père eut-il jeté les yeux sur ce billet qu’un vif rayon d’espoir illumina sa physionomie jusqu’alors désespérée ; serrant alors la main du socius avec une expression de profonde reconnaissance, il lui dit à voix basse : – Vous avez raison… Gabriel est à nous…
[1] Les statuts portent formellement que la compagnie peut expulser de son sein les membres qui lui paraissent inutiles ou dangereux ; mais il n’est pas permis à un membre de rompre les liens qui l’attachent à la compagnie, si celle-ci croit de son intérêt de le conserver. [2] Cette expression est textuelle. Il est expressément recommandé par les Constitutions d’attendre ce moment décisif de l’épreuve pour hâter la prononciation des vœux. [3] Il nous est impossible, par respect pour nos lecteurs, de donner, même en latin, une idée de ce livre infâme. Voici comment en parle M. Génin, dans son courageux et excellent ouvrage des Jésuites et de l’Université : « J’éprouve un grand embarras en commençant ce chapitre ; il s’agit de faire connaître un livre qu’il est impossible de traduire, difficile de citer textuellement ; car ce latin brave l’honnêteté avec trop d’effronterie. En tout cas, j’invoque l’indulgence du lecteur ; je lui promets, en retour, de lui épargner le plus d’obscénités que je pourrai. » Plus loin, à propos des questions imposées par le Compendium, M. Génin s’écrie avec une généreuse indignation : « Quels sont donc les entretiens qui se passent au fond du confessionnal entre le prêtre et une femme mariée ?… Je renonce à parler du reste. » Enfin, l’auteur des Découvertes d’un Bibliophile, après avoir cité textuellement un grand nombre de passages de cet horrible catéchisme, dit : « Ma plume se refuse à reproduire plus amplement cette encyclopédie de toutes les turpitudes. J’ai comme un remords qui m’épouvante d’avoir été si loin. J’ai beau me dire que je n’ai fait que copier, il me reste l’horreur qu’on éprouve après avoir touché du poison. Et cependant c’est cette horreur même qui me rassure. Dans l’Église de Jésus-Christ, d’après l’ordre admirable établi par Dieu, plus le mal est grand, quand il s’agit de l’erreur, plus le remède est prompt, plus il est efficace. La sainteté de la morale ne peut être en danger sans que la vérité élève la voix et se fasse entendre. » [4] Cette proposition n’a rien de hasardé. Voir des extraits du Compendium à l’usage des séminaires, publiés à Strasbourg, en 1843, sous ce titre : Découvertes d’un Bibliophile.
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