| 5.05 - Agricol et la Mayeux.
Une heure après ces différentes scènes, le plus profond silence régnait dans la maison de la rue Brise-Miche. Une lueur vacillante, passant à travers les deux carreaux d’une porte vitrée, annonçait que la Mayeux veillait encore, car ce sombre réduit, sans air, sans lumière, ne recevait de jour que par cette porte, ouvrant sur un passage étroit et obscur pratiqué dans les combles. Un méchant lit, une table, une vieille malle et une chaise remplissaient tellement cette demeure glacée, que deux personnes ne pouvaient s’y asseoir, à moins que l’une ne prît place sur le lit. La magnifique fleur qu’Agricol avait donnée à la Mayeux, précieusement déposée dans un verre d’eau placé sur la table chargée de linge, répandait son suave parfum, épanouissait son calice de pourpre au milieu de ce misérable cabinet aux murailles de plâtre gris et humide qu’une maigre chandelle éclairait faiblement. La Mayeux, assise tout habillée sur son lit, la figure bouleversée, les yeux remplis de larmes, s’appuyant d’une main au chevet de sa couche, penchait sa tête du côté de la porte, prêtant l’oreille avec angoisse, espérant à chaque minute entendre les pas d’Agricol. Le cœur de la jeune fille battait violemment ; sa figure, toujours si pâle, était légèrement colorée, tant son émotion était profonde… Quelquefois elle jetait ses yeux avec une sorte de frayeur sur une lettre qu’elle tenait à la main : cette lettre, arrivée dans la soirée par la poste, avait été déposée par le portier-teinturier sur la table de la Mayeux, pendant que celle-ci assistait à l’entrevue de Dagobert et de sa famille. Au bout de quelques instants la jeune fille entendit ouvrir doucement une porte, très voisine de la sienne. – Enfin… le voilà ! s’écria-t-elle. En effet, Agricol entra. – J’attendais que mon père fût endormi, dit à voix basse le forgeron, dont la physionomie révélait plus de curiosité que d’inquiétude, qu’est-ce qu’il y a donc, ma bonne Mayeux ? comme ta figure est altérée !… tu pleures ! que se passe-t-il ? de quel danger veux-tu me parler ? – Tiens… lis… lui dit la Mayeux d’une voix tremblante en lui présentant précipitamment une lettre ouverte. Agricol s’approcha de la lumière et lut ce qui suit : « Une personne qui ne peut se faire connaître, mais qui sait l’intérêt fraternel que vous portez à Agricol Baudoin, vous prévient que ce jeune et honnête ouvrier sera probablement arrêté dans la journée de demain… » – Moi !… s’écria Agricol en regardant la jeune fille d’un air stupéfait… Qu’est-ce que cela veut dire ? – Continue… dit vivement la couturière en joignant les mains. Agricol reprit, n’en pouvant croire ses yeux… « Son chant des Travailleurs affranchis a été incriminé ; on a trouvé plusieurs exemplaires parmi les papiers d’une société secrète dont les chefs viennent d’être emprisonnés, à la suite du complot de la rue des Prouvaires. » – Hélas ! dit l’ouvrière en fondant en larmes, maintenant, je comprends tout. Cet homme qui, ce soir, espionnait en bas, à ce que disait le teinturier… était un espion qui guettait ton arrivée. – Allons donc, cette accusation est absurde ! s’écria Agricol ; ne te tourmente pas, ma bonne Mayeux. Je ne m’occupe pas de politique… Mes vers ne respirent que l’amour de l’humanité. Est-ce ma faute s’ils ont été trouvés dans les papiers d’une société secrète ?… Et il jeta la lettre sur la table avec dédain. – Continue… de grâce, lui dit la Mayeux ; continue. – Si tu le veux… à la bonne heure. Et Agricol continua : « Un mandat d’arrêt vient d’être lancé contre Agricol Baudoin ; sans doute son innocence sera reconnue tôt ou tard… mais il fera bien de se mettre d’abord le plus tôt possible à l’abri des poursuites… pour échapper à une détention préventive de deux ou trois mois… ce qui serait un coup terrible pour sa mère, dont il est le seul soutien. « Un ami sincère qui est forcé de rester inconnu. » Après un moment de silence le forgeron haussa les épaules, sa figure se rasséréna, et il dit en riant à la couturière : – Rassure-toi, ma bonne Mayeux ; ces mauvais plaisants se sont trompés de mois… c’est tout bonnement un poisson d’avril anticipé. – Agricol… pour l’amour du ciel… dit la couturière d’une voix suppliante, ne traite pas ceci légèrement… Crois mes pressentiments… écoute cet avis… – Encore une fois… ma pauvre enfant, voilà plus de deux mois que mon chant des Travailleurs a été imprimé ; il n’est nullement politique, et d’ailleurs on n’aurait pas attendu jusqu’ici… pour le poursuivre. – Mais songe donc que les circonstances ne sont plus les mêmes… il y a à peine deux jours que ce complot a été découvert ici près, rue des Prouvaires… Et si tes vers, peut-être inconnus jusqu’ici, ont été saisis chez des personnes arrêtées… pour cette conspiration… il n’en faut pas davantage pour te compromettre… – Me compromettre… des vers où je vante l’amour du travail et la charité… C’est pour le coup… que la justice serait une fière aveugle ; il faudrait alors lui donner un chien et un bâton pour se conduire. – Agricol, dit la jeune fille désolée de voir le forgeron plaisanter dans un pareil moment, je t’en conjure… écoute-moi. Sans doute tu prêches dans tes vers le saint amour du travail ; mais tu déplores douloureusement le sort injuste des pauvres travailleurs voués sans espérance à toutes les misères de la vie… Tu prêches l’évangélique fraternité… mais ton bon et noble cœur s’indigne contre les égoïstes et les méchants… Enfin tu hâtes de toute l’ardeur de tes vœux l’affranchissement des artisans qui, moins heureux que toi, n’ont pas pour patron le généreux M. Hardy. Eh bien, dis, Agricol, dans ces temps de troubles, en faut-il davantage pour te compromettre, si plusieurs exemplaires de tes chants ont été saisis chez des personnes arrêtées ? À ces paroles sensées, chaleureuses de cette excellente créature qui puisait sa raison dans son cœur, Agricol fit un mouvement : il commençait à envisager plus sérieusement l’avis qu’on lui donnait. Le voyant ébranlé, la Mayeux continua : – Et puis enfin, souviens-toi de Rémi… ton camarade d’atelier ! – Rémi ? – Oui, une lettre de lui… lettre pourtant bien insignifiante, a été trouvée chez une personne arrêtée, l’an passé, pour conspiration… il est resté un mois en prison. – C’est vrai, ma bonne Mayeux, mais on a bientôt reconnu l’injustice de cette accusation, et il a été remis en liberté. – Après avoir passé un mois en prison… et c’est ce qu’on te conseille avec raison d’éviter… Agricol, songes-y, mon Dieu ; un mois en prison… et ta mère… Ces paroles de la Mayeux firent une profonde impression sur Agricol ; il prit la lettre et la relut attentivement. – Et cet homme qui a rôdé toute la soirée autour de la maison ? reprit la jeune fille. J’en reviens toujours là… Ceci n’est pas naturel… Hélas ! mon Dieu, quel coup pour ton père, pour ta pauvre mère qui ne gagne plus rien !… N’es-tu pas maintenant leur seule ressource ?… Songes-y donc ; sans toi, sans ton travail, que deviendraient-ils ? – En effet… ce serait terrible, dit Agricol en jetant la lettre sur la table ; ce que tu me dis de Rémi est juste… Il était aussi innocent que moi, une erreur de justice… erreur involontaire, sans doute, n’en est pas moins cruelle… Mais encore une fois… on n’arrête pas un homme sans l’entendre. – On l’arrête d’abord… ensuite on l’entend, dit la Mayeux avec amertume ; puis, au bout d’un mois ou deux, on lui rend sa liberté… et… s’il a une femme, des enfants qui n’ont pour vivre que son travail quotidien… que font-ils pendant que leur soutien est en prison ?… ils ont faim, ils ont froid… et ils pleurent. À ces simples et touchantes paroles de la Mayeux, Agricol tressaillit. – Un mois sans travail… reprit-il d’un air triste et pensif. Et ma mère… et mon père… et ces deux jeunes filles qui font partie de notre famille jusqu’à ce que le maréchal Simon ou son père soient arrivés à Paris… Ah ! tu as raison : malgré moi cette pensée m’effraye… – Agricol, s’écria tout à coup la Mayeux, si tu t’adressais à M. Hardy, il est si bon, son caractère est si estimé… si honoré, qu’en offrant sa caution pour toi on cesserait peut-être les poursuites. – Malheureusement, M. Hardy n’est pas ici, il est en voyage avec le père du maréchal Simon. Puis après un nouveau silence, Agricol ajouta, cherchant à surmonter ses craintes : – Mais non, je ne puis croire à cette lettre… Après tout, j’aime mieux attendre les événements… J’aurai du moins la chance de prouver mon innocence dans un premier interrogatoire… car enfin, ma bonne Mayeux, que je sois en prison ou que je sois obligé de me cacher… mon travail manquera toujours à ma famille… – Hélas !… c’est vrai… dit la pauvre fille ; que faire ?… mon Dieu !… que faire ?… – Ah ! mon brave père… se dit Agricol, si ce malheur arrivait demain… quel réveil pour lui… qui vient de s’endormir si joyeux ! Et le forgeron cacha sa tête dans ses mains. Malheureusement, les frayeurs de la Mayeux n’étaient pas exagérées, car on se rappelle qu’à cette époque de l’année 1832, avant et après le complot de la rue des Prouvaires, un très grand nombre d’arrestations préventives eurent lieu dans la classe ouvrière, par suite d’une violente réaction contre les idées démocratiques. Tout à coup la Mayeux rompit le silence qui durait depuis quelques secondes ; une vive rougeur colorait ses traits, empreints d’une indéfinissable expression de contrainte, de douleur et d’espoir. – Agricol, tu es sauvé !… s’écria-t-elle. – Que dis-tu ? – Cette demoiselle si belle, si bonne, qui, en te donnant cette fleur (et la Mayeux la montra au forgeron), a su réparer avec tant de délicatesse une offre blessante… cette demoiselle doit avoir un cœur généreux… il faut t’adresser à elle… À ces mots, qu’elle semblait prononcer en faisant un violent effort sur elle-même, deux grosses larmes coulèrent sur les joues de la Mayeux. Pour la première fois de sa vie elle éprouvait un ressentiment de douloureuse jalousie… une autre femme était assez heureuse pour pouvoir venir en aide à celui qu’elle idolâtrait, elle, pauvre créature, impuissante et misérable. – Y penses-tu ? dit Agricol avec surprise ; que pourrait faire à cela cette demoiselle ? – Ne t’a-t-elle pas dit : « Rappelez-vous mon nom, et, en toute circonstance, adressez-vous à moi » ? – Sans doute… – Cette demoiselle, dans sa haute position, doit avoir de brillantes connaissances qui pourraient te protéger, te défendre… Dès demain matin va la trouver, avoue-lui franchement ce qui t’arrive… demande-lui son appui. – Mais, encore une fois, ma bonne Mayeux, que veux-tu qu’elle fasse ? – Écoute… je me souviens que, dans le temps mon père nous disait qu’il avait empêché un de ses amis d’aller en prison en déposant une caution pour lui… Il te sera facile de convaincre cette demoiselle de ton innocence… qu’elle te rende le service de te cautionner ; alors il me semble que tu n’auras plus rien à craindre… – Ah ! ma pauvre enfant… demander un tel service à quelqu’un… qu’on ne connaît pas… c’est dur… – Crois-moi, Agricol, dit tristement la Mayeux, je ne te conseillerai jamais rien qui puisse t’abaisser aux yeux de qui que ce soit… et surtout… entends-tu… surtout aux yeux de cette personne… Il ne s’agit pas de lui demander de l’argent pour toi… mais de fournir une caution qui te donne les moyens de continuer ton travail, afin que ta famille ne soit pas sans ressources… Crois-moi, Agricol, une telle demande n’a rien que de noble et de digne de ta part… Le cœur de cette demoiselle est généreux… elle te comprendra ; cette caution pour elle ne sera rien… pour toi ce sera tout. Ce sera la vie des tiens. – Tu as raison, ma bonne Mayeux, dit Agricol avec accablement et tristesse, peut-être vaut-il mieux risquer cette démarche… Si cette demoiselle consent à me rendre service, et qu’une caution puisse en effet me préserver de la prison… je serai préparé à tout événement… Mais, non, non, ajouta le forgeron en se levant, jamais je n’oserai m’adresser à cette demoiselle. De quel droit le ferais-je ?… Qu’est-ce que le petit service que je lui ai rendu auprès de celui que je lui demande ? – Crois-tu donc, Agricol, qu’une âme généreuse mesure les services qu’elle peut rendre à ceux qu’elle a reçus ? Aie confiance en moi pour ce qui est du cœur… Je ne suis qu’une pauvre créature qui ne doit se comparer à personne ; je ne suis rien, je ne puis rien ; eh bien, pourtant, je suis sûre… oui, Agricol… je suis sûre… que cette demoiselle, si au-dessus de moi… éprouvera ce que je ressens dans cette circonstance… oui, comme moi, elle comprendra ce que ta position a de cruel, et elle fera avec joie, avec bonheur, avec reconnaissance, ce que je ferais… si, hélas ! je pouvais autre chose que me dévouer sans utilité… Malgré elle, la Mayeux prononça ces derniers mots avec une expression si navrante, il y avait quelque chose de si poignant dans la comparaison que cette infortunée, obscure et dédaignée, misérable et infirme, faisait d’elle-même avec Adrienne de Cardoville, ce type resplendissant de jeunesse, de beauté, d’opulence, qu’Agricol fut ému jusqu’aux larmes ; tendant une de ses mains à la Mayeux, il lui dit d’une voix attendrie : – Combien tu es bonne !… qu’il y a en toi de noblesse, de bon sens, de délicatesse !… – Malheureusement, je ne peux que cela… conseiller… – Et tes conseils seront suivis… ma bonne Mayeux ; ils sont ceux de l’âme la plus élevée que je connaisse… Et puis, tu m’as rassuré sur cette démarche en me persuadant que le cœur de Mlle de Cardoville valait le tien… À ce rapprochement naïf et sincère, la Mayeux oublia presque tout ce qu’elle venait de souffrir, tant son émotion fut douce, consolante… Car, si pour certaines créatures fatalement vouées à la souffrance, il est des douleurs inconnues au monde, quelquefois il est pour elles d’humbles et timides joies, inconnues aussi… Le moindre mot de tendre affection qui les relève à leurs propres yeux est si bienfaisant, si ineffable pour ces pauvres êtres habituellement voués aux dédains, aux duretés et au doute désolant de soi-même ! – Ainsi c’est convenu, tu iras… demain matin chez cette demoiselle… n’est-ce pas ?… s’écria la Mayeux renaissant à l’espoir. Au point du jour, je descendrai veiller à la porte de la rue, afin de voir s’il n’y a rien de suspect, et de pouvoir t’avertir… – Bonne et excellente fille… dit Agricol de plus en plus ému. – Il faudra tâcher de partir avant le réveil de ton père… Le quartier où demeure cette demoiselle est si désert… que ce sera presque te cacher… que d’y aller… – Il me semble entendre la voix de mon père, dit tout à coup Agricol. En effet, la chambre de la Mayeux était si voisine de la mansarde du forgeron, que celui-ci et la couturière, prêtant l’oreille, entendirent Dagobert qui disait dans l’obscurité : – Agricol, est-ce que tu dors, mon garçon ?… Moi, mon premier somme est fait… la langue me démange en diable… – Va vite, Agricol, dit la Mayeux, ton absence pourrait l’inquiéter… En tout cas, ne sors pas demain matin avant que je puisse te dire… si j’ai vu quelque chose d’inquiétant. – Agricol… tu n’es donc pas là ? reprit Dagobert d’une voix plus haute. – Me voici, mon père, dit le forgeron en sortant du cabinet de la Mayeux et en entrant dans la mansarde de son père ; j’avais été fermer le volet d’un grenier que le vent agitait… de peur que le bruit ne te réveillât… – Merci, mon garçon… mais ce n’est pardieu pas le bruit qui m’a réveillé, dit gaiement Dagobert, c’est une faim enragée de causer avec toi… Ah ! mon pauvre garçon, c’est un fier dévorant qu’un vieux bonhomme de père qui n’a pas vu son fils depuis dix-huit ans !… – Veux-tu de la lumière, mon père ? – Non, non, c’est du luxe… causons dans le noir… ça me fera un nouvel effet de te voir demain matin, au point du jour… ça sera comme si je te voyais une seconde fois… pour la première fois. La porte de la chambre d’Agricol se referma, la Mayeux n’entendit plus rien… La pauvre créature se jeta tout habillée sur son lit et ne ferma pas l’œil de la nuit, attendant avec angoisse que le jour parût, afin de veiller sur Agricol. Pourtant, malgré ses vives inquiétudes pour le lendemain, elle se laissait quelquefois aller aux rêveries d’une mélancolie amère ; elle comparait l’entretien qu’elle venait d’avoir dans le silence de la nuit avec l’homme qu’elle adorait en secret, à ce qu’eût été cet entretien si elle avait eu en partage le charme et la beauté, si elle avait été aimée comme elle aimait… d’un amour chaste et dévoué… Mais songeant bientôt qu’elle ne devait jamais connaître les ravissantes douceurs d’une passion partagée, elle trouva sa consolation dans l’espoir d’avoir été utile à Agricol. Au point du jour, la Mayeux se leva doucement et descendit l’escalier à petit bruit, afin de voir si au dehors rien ne menaçait Agricol.
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